Chapitre 7
Passé – 2008
– T'es pas cap de grimper.
– Si, je suis capable.
– Bah prouve-le alors !
– C'est haut quand même.
– Pff ! Qu'est-ce que j'te disais, c'est une poule mouillée.
– Je suis pas ce que tu dis.
Alister sent la colère grimper. Pour qui le prennent-ils ? Ce n'est pas parce qu'il est plus petit qu'eux qu'il n'est pas capable de monter sur des toits. Il a autant de force que les deux adolescents dans les bras, même si les siens sont maigrelets. C'est juste qu'il a le vertige et que ce n'est pas lui qui a mis le ballon là-haut. Jack et Luc - avec lesquels il joue dans le jardin des Gontran - ricanent et se tapent dans les mains. Ils ont relevé les manches de leurs t-shirts et sont trempés de sueur après leur partie.
C'est l'été mais Alister a gardé son sweat. Même en courant, il est toujours gelé. Et puis, ce n'est pas comme s'il faisait si chaud que ça, même après une heure de jeu. En plus, il n'arrive presque jamais à taper dans le ballon, à cause des deux garçons qui passent leur temps à lui prendre la balle sous le pied. Il a accepté de jouer seulement parce qu'ils insistaient, mais il n'aime pas le football. Sauf que Jack est anglais et il est fan du club de Manchester. Quant à Luc, il fait tout comme Jack. Les deux adolescents ont douze ans et ils sont très copains. Comme Alister a toujours du mal à se faire des amis, il espérait qu'ils l'intègrent dans leur groupe s'il venait jouer avec eux. Parce que ce n'est pas facile de vivre avec deux garçons qui passent leur temps à se moquer de vous alors que vous dormez dans la même chambre.
– Qu'est-ce qui vous fait rire ? demande Sophie en s'approchant.
La petite fille a neuf ans, de grands yeux noisette et des cheveux châtain. Elle tient une poupée Barbie dans ses mains qu'elle coiffe avec ses doigts. Jack et Luc continuent de rire en se tapant dans les mains comme s'ils se croyaient malins.
– Alister a peur de grimper sur le toit.
– Non j'ai pas peur, c'est juste que c'est haut.
– C'est ce qu'on dit, t'as peur !
Il leur jette un regard noir. Il va leur prouver qu'il n'a peur de rien. Il les laisse en plan et s'approche de l'échelle appuyée contre le mur. Mike l'a laissée ici hier après-midi, après avoir coupé les arbres de la propriété. C'est une grande maison dans laquelle ils vivent, avec plein de chambres et les enfants sont logés dans des dortoirs qu'ils ont aménagés pour accueillir ceux qui sont sous leur responsabilité. Ils sont six. Trois garçons et trois filles. Alister est chez eux depuis presque un an. Il a passé plusieurs semaines en foyer après son séjour chez les Martinsky, puis est venu ici.
Il n'aime pas les Gontran et il préférait presque Mrs. Martinsky. Elle et son mari étaient froids et ne montraient jamais de signes d'affections, mais ils ne lui faisaient pas peur. Alors que Mike et Amanda semblent prendre un malin plaisir à faire régner la terreur dans leur grande demeure. La maison est un manoir ancien, collée à un château. Ils ont dû se l'offrir avec l'argent qu'ils récoltent à force d'accueillir des gamins placés comme lui. Le parc est immense et se compose de grands sapins. Il y a même des dolmens et un petit étang. Jack et Luc adorent entrainer leurs camarades là-bas pour raconter des histoires d'horreurs. Ils ont presque le même âge, sont dans la même classe et ils lui font presque aussi peur que Mike.
Alister arrive au bas de l'échelle et pose ses mains dessus. Il hésite, mais il veut leur prouver qu'il n'est pas une poule mouillée et qu'il peut y arriver. Le ballon est tout en haut et l'échelle semble interminable. Une vague de terreur le submerge mais il s'efforce de la contenir. Il commence à grimper, un pied après l'autre, en essayant d'oublier le vide sous ses jambes. Il ne doit surtout pas y penser et toujours regarder le ciel. Le toit semble tellement loin qu'il se demande s'il finira par l'atteindre à un moment donné.
L'échelle tremble. Le petit garçon baisse les yeux. Jack a posé ses doigts dessus et s'amuse à la faire bouger. Il s'arrête et s'accroche aux barreaux. Une vague d'horreur l'étreint et il ferme les yeux pour éviter de penser au vide.
Il ne faut pas. Il ne faut pas. Il ne faut pas.
Il lève la main pour attraper la barre du dessus. L'échelle tremble encore. Un pied. Il glisse. Son cœur manque un battement et il se sent tomber. Il pousse un cri et se rattrape juste à temps. En bas, Jack explose de rire et Sophie crie que ce n'est pas un jeu. Une autre voix se mêle à la sienne, plus forte. C'est sans doute Ashley. Elle est plus grande que les garçons et elle le défend toujours. C'est la plus gentille. Il a envie de pleurer et se demande pourquoi il est là et pourquoi il a encore obéi à Jack et Luc. Il n'avait aucune envie de grimper sur cette échelle. Il voulait juste être leur ami.
– Alister ! Redescends immédiatement !
Cette fois, ce n'est pas la voix d'Ashley, ni celle de Sophie. Ce n'est pas celles des garçons non plus. Il tremble encore plus en reconnaissant celle de Mike. Finalement, rester sur cette échelle serait peut-être moins pire que de se confronter au courroux et à la colère du chef de famille. Il a envie de pleurer. Ses bras sont agrippés aux barreaux et il ferme les yeux encore plus fort. Peut-être que s'il pense fort, très très fort, à l'idée qu'il est ailleurs, dans sa chambre par exemple, et qu'il n'a pas grimpé, il pourra se téléporter.
– Si tu ne redescends pas, je monte te chercher.
Qu'est-ce qui serait pire ? Qu'il reste accroché là toute la vie ? Ou qu'il redescende pour recevoir la fureur de Mike ? Il rouvre les yeux et baisse le regard. Il n'est pas très loin du sol. Il pensait avoir grimpé très haut, et presque atteint le toit, mais il n'a même pas fait deux mètres en réalité. Pourtant, le sol semble si loin. Et le ciel est si haut. Les larmes roulent sur ses joues et il peine à respirer. Il s'agrippe fort contre l'échelle et pleure.
Elle bouge et il crie. Son pied dérape encore une fois et il n'a pas le temps de se rattraper qu'il se sent partir en arrière. Il hurle alors que son corps tombe dans le vide. Il a toujours rêvé d'apprendre à voler et il se surprend à apprécier la sensation de l'air. C'est comme s'il ne pesait plus rien. C'est peut-être ça que ressente les papillons ou les oiseaux quand ils volent.
Mais son corps rencontre trop vite le sol et son bras se tord violemment avec un horrible bruit de craquement. Il pousse un hurlement et se recroqueville. Une vague de douleur le submerge. Il pleure plus fort alors que les cris de Mike se mêlent au sien.
– T'es vraiment un bon à rien Alister ! Pourquoi t'as grimpé sur cette échelle ? Je vous ai dit des centaines de fois de ne pas toucher à mes affaires. Relève-toi ! Et regarde-moi quand je te parle.
Le petit garçon continue de pleurer de douleur pendant que Mike hurle des obscénités. C'est toujours comme ça avec lui. Au début, il lui répète qu'il ne vaut rien, que c'est normal qu'il soit seul et que ses parents n'aient pas voulu le garder. Puis, les insultes s'en mêlent. Surtout quand il a bu. Parce que Mike boit beaucoup le soir, avant de se coucher. Les enfants y passent chacun leur tour, mais Alister a l'impression qu'il l'aime encore moins que les autres. Parce qu'il est bizarre. Il le lui dit tout le temps, comme les autres enfants. Il a pris l'habitude avec le temps.
Mais là, il n'entend pas ce qu'il dit, parce qu'il a trop mal au bras. La douleur est plus forte que les mots qu'il n'écoute pas. Jack et Luc rigolent derrière Mike mais ils font moins les malins quand c'est eux qu'il frappe. Mais là, Mike lui en veut à lui, parce qu'il a touché son échelle. Alister pourrait lui dire que c'était une idée de Jack et que c'est à cause de Luc qui a envoyé le ballon sur le toit, mais il n'arrive pas à parler. Il a l'impression de recevoir des décharges de douleur partout dans le corps. Il tente de lever son bras mais le mouvement augmente sa souffrance et il hurle.
Mike l'attrape par la capuche de son sweat et le tire vers l'arrière pour le relever. Il sert son bras contre sa poitrine.
– Je t'ai dit de me regarder ! Tu ne comprends plus les ordres ?
– J'ai mal au bras.
– « J'ai mal au bras », l'imite-t-il. T'es vraiment une chochotte. Et arrête de pleurer, les garçons ne pleurent pas.
– Mais c'est pas un garçon, ricane Jack. Ça joue pas à la poupée les garçons.
Mike se retourne et lui donne une baffe. L'adolescent porte sa main sur sa joue et renifle. Il a la peau rouge à l'endroit où il l'a frappé. Mike a les yeux noirs de colère et il s'énerve encore plus fort. Il commence à secouer Alister qui sert son bras contre lui. Chaque mouvement lui arrache un cri de douleur.
– Mike, je crois que son bras est cassé, dit Ashley.
– Parce que t'es médecin toi maintenant ?
– Il a vraiment un angle bizarre et il y a du sang sur sa manche.
C'est vrai qu'il est bizarre son bras et tout tordu. Mike arrête de le secouer et le tire contre lui. Il attrape son bras et Alister voit danser des étoiles. Il le force à relever les manches de son sweat. Il est effectivement tordu, gonflé et du sang coule le long de son poignet, en partant du coude. L'os ressort à travers la peau et il est recouvert d'un liquide poisseux. Mike le relâche et il tombe par terre. Le sol tourne. Il a envie de vomir tellement il se sent mal. Il resserre plus fort son bras contre lui et colle sa tête contre l'herbe. Il fait frais ici. Le sol tremble mais il ne peut pas aller plus bas.
– Il faut appeler les pompiers, s'écrie Sophie.
– Ce gosse m'aura tout fait, s'énerve Mike. Luc, va chercher le téléphone. Et préviens Amanda qu'elle va devoir l'accompagner à l'hôpital.
L'hôpital, il y est déjà allé. La première fois, c'était après que papa et maman aient été arrêtés. La seconde, c'était pour voir le docteur qui l'avait examiné à cause d'Arthur. Après, il y avait aussi eu les visites médicales obligatoires et celles de l'école. Il n'aime pas les docteurs. Ils veulent toujours qu'il se déshabille et il a froid quand il n'a plus que ses sous-vêtements. Mais là, il a bien envie de voir les pompiers. Si ça se trouve, ils vont mettre la sirène et il pourra monter dans leur camion rouge.
Il ne se rappelle plus de la suite. C'est tout flou dans son esprit. Il revoit juste un monsieur, habillé d'un uniforme noir, qui se penche vers lui et qui répète son prénom. Il a mal au bras. Le pompier l'examine et le soulève pour le déposer sur un brancard, avec l'aide d'un autre. Ensuite, il se rappelle qu'il roule et qu'il a la tête qui tourne parce qu'il n'est pas dans le sens de la marche. Le pompier attrape sa main et met une bande autour de son coude pour qu'il arrête de saigner. Il regarde autour de lui. Amanda est assise à côté et elle a les sourcils froncés. Elle ne doit pas être contente parce qu'elle déteste sortir du manoir.
Ils arrivent à l'hôpital et les pompiers l'emmènent dans une pièce toute blanche avec plein d'appareils qui clignotent. Ils lui disent au revoir et s'en vont, en laissant un monsieur en blouse blanche arriver avec deux infirmières.
– C'est une fracture ouverte, dit-il en regardant son bras. C'est votre fils ?
Amanda croise les bras et soupire.
– Non, c'est un enfant placé. Mon mari et moi l'avons pris chez nous en tant que famille d'accueil. Ses parents sont des drogués.
– Comment s'est-il blessé ?
– Aucune idée, il jouait avec deux autres de nos pensionnaires quand mon mari m'a appelé.
Le médecin hoche la tête et se penche vers lui. Il touche son bras, ce qui décroche une grimace au petit garçon. Le médecin a des gestes doux mais fermes.
– Comment tu t'es fait ça bonhomme ?
– J'suis tombé d'une échelle, murmure-t-il, l'esprit embrumé.
– Ce n'est pas très malin. Je vais te donner un anesthésiant pour que tu aies moins mal et je vais remettre ton coude en place, puis te plâtrer d'accord ?
– Je vais avoir mal ?
– On va faire en sorte que tu aies le moins mal possible. L'infirmière va te faire une piqûre magique et je vais te donner un masque pour que tu ne sentes rien. Tu peux me rappeler ton prénom ?
– Alister.
– Et ton nom de famille ?
– Je sais pas.
– Il s'appelle Forester, répond Amanda.
– Tu connais ta date de naissance Alister ?
Il tourne la tête vers Amanda. Elle tend un cahier au docteur. Il est recouvert d'une pochette bleue. Parce que le bleu, c'est toujours pour les garçons. Le docteur vérifie son âge et sa date de naissance. Ensuite, il lui donne un masque et lui dit de respirer fort dedans. Il inspire et expire et il a l'impression d'être dans un rêve. C'est beau, c'est rose et il y a des éléphants. Il se met à rire.
– Qu'est-ce que vous lui avez donné ? demande Amanda.
– Du gaz hilarant. Ça devrait l'aider à supporter la douleur.
– Il y a des papillons ! s'écrie le petit garçon. Ils sont multicolores.
– Tu as de la chance, dit le médecin en se plaçant à côté de son bras.
Il fait signe à l'une des infirmières de mettre sa main sur ses épaules. Elle dépose ses doigts froids pendant que l'autre lui tient sa main droite. Alister continue de rigoler jusqu'à ce que le docteur torde violemment son bras gauche. Il pousse un cri qui résonne à travers l'hôpital. Il pensait avoir eu mal en tombant de l'échelle, mais c'est encore pire maintenant. Son esprit ne peut pas supporter et il s'évanouit.
Lorsqu'il rouvre les yeux, le médecin est en train de nettoyer le sang sur son bras.
– Tu es très courageux pour un garçon de huit ans, dit-il en souriant.
Alister hoche la tête. C'est vrai qu'il est courageux, mais ce n'est pas seulement parce qu'il a huit ans. C'est parce qu'il n'a pas le choix. Parce qu'il est tout seul et qu'il doit être fort le temps que ses parents aillent mieux. Et quand ils seront guéris, ils viendront le chercher et ils redeviendront une famille. C'est son vœu le plus cher et il pense très fort à ça tous les soirs, à chaque fois qu'il va dormir.
Le médecin termine son bandage et croise le regard de l'infirmière. Elle tient toujours la main droite d'Alister et réalise des petits ronds sur sa paume, pour le calmer et le rassurer. D'un geste du regard, elle lui désigne le poignet du petit garçon. Le médecin fronce les sourcils et se tourne vers Amanda. Elle a détourné la tête et sortit son portable pour rédiger un SMS, sans doute à destination de Mike qui doit s'impatienter de ne pas la voir revenir. Il est toujours impatient Mike et il déteste quand les choses ne vont pas comme il veut. Au manoir, les repas doivent toujours être prêt à la même heure et il ne faut pas se tromper dans l'ordre des couverts, au risque de se prendre un coup de ceinture avant d'aller dormir.
– Je vais lui faire un plâtre, explique le médecin. J'aimerais aussi le garder en observation pour la nuit.
– Pourquoi faire ? s'énerve Amanda. Je peux très bien le ramener.
– On ne sait jamais, je ne veux prendre aucun risque.
– Je dois rester aussi ?
– Vous pouvez, nous avons des lits d'appoints.
– Je préfèrerai rentrer. J'ai cinq autres enfants dont je dois m'occuper.
De toute façon, Alister n'a aucune envie qu'Amanda reste avec lui. Il préfère qu'elle s'en aille et qu'elle le laisse avec le médecin qui a l'air gentil. Il lui sourit et touche doucement son épaule. Pendant que le docteur discute avec Amanda, l'infirmière commence à lui raconter une histoire qui le fait rire. C'est peut-être à cause du gaz. Il aimerait bien le garder sur son nez pour toujours et continuer à voir des papillons. Il y en a plein devant ses yeux et ils battent fort des ailes. Il voudrait les attraper et les garder avec lui. En plus, il y a des fées qui les ont rejoints.
Il se perd dans l'histoire qu'elle lui raconte mais il écoute le son de la voix. Elle est douce et elle lui fait du bien. Elle ressemble à celle de maman. Il y a tellement longtemps qu'il ne l'a pas entendu. Mais il l'entendra bientôt, il le sait. Un jour, sa maman reviendra le chercher.
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