Chapitre 6
Présent – 2014
Quand il pousse la porte de la maison de Lindsay et d'Harry, la famille est déjà attablée. Les jumelles sont en train de manger leur fish and chips et lui font un signe de la main en le voyant approcher. Alister laisse tomber son sac à dos sur le sol, retire son manteau et son bonnet et passe une main dans ses cheveux pour faire tomber les flocons qui se sont accumulés sur ses mèches. Il s'est mis à neiger sur le trajet du retour et ses cheveux sont trop longs. Il les laisse pousser depuis quelque temps et ils lui arrivent sur les épaules. Il aime bien cultiver son côté androgyne et il a fait une teinture pour son anniversaire. A la base, ses cheveux blond platine se terminaient par du violet mais la couleur a dégorgé au lavage et ressemble plus à du parme à présent.
– T'étais où ? questionnent Jenny et Milony d'une même voix.
Elles ont onze ans et se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Même coiffure, même expression, même visage. En plus, leurs parents les habillent à l'identique, avec des robes aux motifs écossais. De vraies caricatures ! Christy, l'autre adolescente qui vit comme lui chez les Spratley, a déjà mangé la moitié de son poisson. Elle a quatorze ans et passe ses journées enfermées dans sa chambre à réviser. On dirait qu'elle met un point d'honneur à être la meilleure élève d'Édimbourg pour prouver au monde entier que ce n'est pas parce que son père a tué sa mère qu'elle doit se laisser couler. Lindsay dit qu'elle est perfectionniste et que ses études lui donnent une raison de vivre. Elle lui a plusieurs fois conseilléde s'inspirer d'elle pour aller de l'avant. Sauf qu'il déteste l'école autant que le fish and chips et qu'il n'a jamais voulu être un bon élève.
Il tire une chaise et s'assoit négligemment en jetant un regard dégouté vers le plat de poisson. Il n'aime pas le poisson, encore moins celui qui est frit, et ça depuis qu'il est né. Il l'a déjà dit plusieurs fois à Lindsay qui veut à tout prix lui faire aimer. Il en regretterait presque la soirée crêpes d'hier soir, à laquelle il n'a pas participé. De toute façon, il va devenir végétarien, comme Lola. Ils ont regardé des vidéos sur le portable de Pascal et ça l'a dégouté et choqué. Il ne veut plus cautionner ça.
Jenny lui tend le plat de frites qu'il récupère pour se servir.
– Le lycée a téléphoné, dit Lindsay.
Il ne l'écoute pas et dépote des pommes de terre dans son assiette avant de planter des dents dedans. Ce n'est pas même pas bon.
– Tu n'étais pas en cours cette après-midi.
– J'en ai rien à foutre du lycée.
– Ne dis pas ça, le sermonne Harry.
– C'est important les études, ajoute Lindsay, pense à ton avenir.
– Quel avenir ?
Il lui jette un regard noir. Lindsay ouvre la bouche et s'apprête à répondre mais Harry la dissuade d'un regard. Alister tourne la tête sur le côté et mâchonne ses frites. Il n'a aucune envie de se justifier ni de l'entendre débiter des banalités débiles sur la merveilleuse vie que l'école peut lui offrir. La petite Jenny se met à raconter sa journée au collège, comme si elle voulait éviter de laisser des tensions s'installer. L'ambiance est déjà électrique. Ses parents la fixent avec un sourire sur les lèvres, fascinés par les paroles de la petite fille.
Alister regarde la chaise devant lui. Celle qui est vide, et où s'asseyait Auriane. Les frites n'ont aucun goût. On dirait du papier. Il mange sans envie, juste pour s'occuper les mains et pour ne pas avoir à parler. De toute façon, il peut manger autant qu'il veut, il ne grossit pas. Il n'est pas seulement grand, il est aussi très maigre. Déjà petit, le médecin disait qu'il était rachitique. Cela ne s'est pas arrangé avec le temps.
Il a mal au cœur. Mal au ventre. Mal à la tête. Il a envie de pleurer mais n'y arrive pas depuis qu'elle est partie. Ça va aller. S'il regarde la chaise suffisamment fort, il peut presque visualiser Auriane.
– Tout va bien mon grand ?
Harry pose sa main sur son épaule. Alister s'écarte brusquement, dans un geste instinctif. Il lui jette un regard noir de colère et se lève en renversant la chaise. Il n'a aucune envie de rester là, assis au milieu de cette famille parfaite. Il veut s'en aller. Loin de cette maison, loin d'Édimbourg, loin de cette vie et de ces gens.
Il s'enfuit dans sa chambre. C'est la première fois qu'il en a une pour lui seul. Il aurait tout donné pour ça lorsqu'il était petit mais cela n'a plus aucun intérêt désormais. Il monte les escaliers et entre dans la pièce composée d'une table de chevet, d'une armoire, d'un bureau et d'un tabouret. Ce dernier est recouvert de feuilles et de crayons de couleurs. C'est là qu'il aime dessiner.
Dans un geste de rage, il agrippe les feuilles et les déchire. Une à une, elles volent et retombent sur le sol dans des boules de papiers froissées et indéterminées. Il voulait faire un manga et créer une histoire pour sa sœur. Une histoire de princesse des fées qui devrait sauver le cœur de la nature qui aurait été volé. Ce récit n'existera pas. Jamais. Il écrase les feuilles sur le sol puis se saisit des crayons qu'il jette contre le mur. Il déteste les feutres de toute façon. Ils ne lui rappellent que de mauvais souvenirs. Il déteste sa vie. Il déteste les autres. Il se déteste lui.
– Alister, calme-toi.
Il n'a pas entendu Harry rentrer.
Il s'arrête de bouger et sent ses jambes se mettre à trembler. Sans savoir comment, il se retrouve sur le sol, le dos contre son lit, les jambes repliées et le corps secouait de sanglots. Harry reste à distance et le regarde. Il lui hurle de dégager. Il n'a aucune envie que le père de famille le voie dans cet état. Il n'a pas envie qu'on le voie pleurer, mais il n'arrive plus à s'arrêter. Son corps est secoué de spasmes incontrôlables et il suffoque.
– Ça va aller, murmure Harry qui s'est agenouillé pour être à sa hauteur.
– Qu'est-ce que vous en savez ? hurle-t-il. Comment vous pouvez dire des conneries pareilles ? Ça ne va pas aller. Ça n'ira jamais. Elle est partie. Ils me l'ont enlevé.
– Je comprends mon garçon, c'est difficile.
– Ce n'est pas DIFFICILE ! C'est invivable. C'est ... C'est...
Inqualifiable. Il a trop mal. Son cœur le lacère. Il se sent mourir tellement sa poitrine est comprimée et il a du mal à respirer. C'est injuste. Il ne mérite pas d'avoir si mal. Il n'a rien fait. Rien fait d'autre que naitre dans ce monde pourri.
– Je veux qu'on me la rende ! Je veux qu'ils me rendent Auriane. C'est MA sœur. C'est MA PETITE SŒUR.
– Calme-toi. Allez, viens-là, calme-toi.
– NE ME TOUCHEZ PAS !
– Je ne vais pas te faire de mal.
Les mains d'Harry se resserrent autour de lui. Il préfère celles de Lola, ou de Pascal. Il n'a aucune affinité avec cet homme. Il le repousse, tente de le frapper, de le mordre même. Harry lui agrippe les mains pendant qu'il se débat et l'empêche de s'acharner. Il cherche à l'atteindre pendant plusieurs minutes avec ses pieds, jusqu'à ce qu'il n'ait plus de forces dans les bras et dans les jambes. Alors, il se laisse tomber contre lui et pleure comme un bébé.
– Tu peux pleurer autant que tu veux.
– Je veux mourir.
– Chut, ne dis pas des bêtises. Tu verras, le temps guérit les blessures.
Qu'est-ce qu'il peut dire comme connerie bon sang ! Il a avalé un livre de citations ou quoi ? Pourtant, même s'il n'y croit pas, Alister l'écoute débiter ces banalités et ces phrases toutes faites, parce qu'il en a besoin, et parce qu'il ne sait pas quoi faire d'autres. La douleur ne part pas. Elle continue de le comprimer et il ne peut rien faire pour la faire partir. Il pleure à n'en plus finir. Il n'arrive même plus à bouger tant son ventre est noué.
La porte grince et Lindsay passe la tête. Harry relève la sienne et lui fait signe d'entrer. Elle s'approche d'eux à pas feutré et s'agenouille pour être à leur hauteur. Alister détourne le regard. Il déteste Lindsay.
– Qu'est-ce que nous pouvons faire pour t'aider ? demande-t-elle.
Rien. Ils ne peuvent rien faire. Parce qu'il n'y a rien à faire.
– J'ai besoin d'être seul, murmure-t-il entre deux sanglots.
C'est faux. Il a envie d'être avec Auriane. Ou ses parents. Ou Pascal et Lola. Mais pas seul. Mais seul, c'est toujours mieux qu'être avec Harry et Lindsay. Ou les jumelles qui sont maintenant regroupées avec Christy devant sa porte et qui le regardent les yeux écarquillés. Il a envie de leur jeter un coussin dessus pour qu'elles s'en aillent, mais les petites filles n'ont rien fait de mal. Elles étaient toujours gentilles avec Auriane et elles sont tristes qu'elle soit partie elle aussi.
– Il faut que tu te reposes, décide Lindsay. Je vais te préparer un chocolat chaud.
Le chocolat ne peut pas remplacer sa sœur, mais il veut bien un bol rempli de cacao et de lait, juste pour se réconforter. Peut-être que si son cœur est suffisamment chocolaté, il arrêtera de souffrir. Lindsay s'en va et Harry continue de lui parler quelques minutes mais il n'écoute plus. Il est fatigué. Ses paupières sont lourdes et il a besoin de dormir.
Lindsay revient vite, accompagnée de la tasse de chocolat qu'elle dépose sur la table de chevet. Il lui dit merci à demi-mot et se glisse sous les couvertures, encore habillé. Il n'a pas la force de se déshabiller pour la nuit, ni l'envie. Il agrippe son oreiller, et le pyjama dans lequel sa sœur dormait. Il était trop petit pour elle, alors elle ne l'a pas emporté. Dedans, il a glissé un portrait de famille. C'est le seul cliché qu'il possède de tous les quatre.
– Tu nous appelles si ça ne va pas, insiste Harry.
Mais ça ne va pas et il ne les appellera pas. Parce qu'ils ne peuvent rien pour lui et qu'aucun mot ne le guérira. Il tourne le dos et entend la porte se refermer. La pièce n'est éclairée que par la faible lumière de la table de chevet qu'ils ont laissé allumée.
Les larmes ne coulent plus sur ses joues et il se sent encore plus vide que tout à l'heure. Il n'a plus rien en lui. Il veut juste dormir pour pouvoir oublier cette douleur qui le consume de l'intérieur.
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