Chapitre 4

Présent - 2014

Lola ne semble pas convaincue par les mots d'Alister, pas plus que son ami, mais aucun d'eux n'ajoute quelque chose. Il est inutile de dire quoi que ce soit, cela ne changera rien à son chagrin. Il se sent vide et abandonné. Son cœur se noie et ils ne peuvent rien faire pour ça. C'est comme si le départ d'Auriane avait retiré toute la gaité qu'il avait en lui. Sa présence l'aidait à supporter le quotidien et les autres adolescents avec qui il vit. Sans elle, quelle raison lui reste-il de vivre ? Et pourquoi rester ici ?

L'assistance sociale qui gère son dossier depuis ses huit ans lui a dit que ce serait l'occasion pour lui de prendre un nouveau départ. Il va pouvoir s'investir dans sa scolarité et aller de l'avant en mettant de côté de son histoire et les casseroles qu'il trimballe depuis son enfance et son premier placement. Alister l'a écouté sans rien dire, en ayant envie de l'envoyer promener. Qu'est-ce qu'elle y connait à la vie ? A sa vie ? Elle a sans doute grandi dans une famille aimante et sans problème. Elle doit avoir un mari et des enfants qu'elle aime. Elle parle de « difficultés » pour qualifier son parcours sans se rendre compte que ça va bien au-delà. Sa vie, c'est peut-être de merde, mais c'est la sienne et il ne la changerait pas. Ses parents, il les aime, même s'ils sont incapables de s'occuper de lui.

Il ne veut pas rejeter son passé. C'est son histoire et elle lui appartient. Et il n'a pas envie d'abandonner l'idée de revoir Garett et Aileen un jour et de refonder une famille avec eux. Il ne veut pas aller de l'avant car ce qu'il aimerait, c'est retourner en arrière. Il veut qu'on lui rende ce qu'on lui a pris le jour où les services sociaux ont débarqué il y a dix ans.

– Lindsay et Harry sont toujours aussi sympa ? demande Lola avec un grand sourire.

Elle cherche à changer de sujet, pour qu'il évite de penser à Auriane et ne plus qu'il broie du noir. Elle sait que critiquer la famille Spratley est l'une de ses activités favorites.

– De vraies anges, répond-t-il. Hier soir, ils m'ont proposé une soirée crêpe pour fêter l'adoption d'Auriane.

– Tu as accepté au moins ?

– J'ai pris la bouteille de cidre et j'me suis barré.

– Ça n'a pas dû leur plaire, ricane Pascal en chauffant ses mains au-dessus du poêle.

– Tu parles. Harry a mis sa main sur l'épaule de Lindsay et a dit : « Laisse, il a besoin d'être seul ». Puis il est venu me voir et m'a fait un discours plein de misérabilisme. Après, Lindsay s'en est mêlée et ils ont joué le rôle des parents bienveillants : « Mon petit Alister, nous te comprenons et nous sommes là pour toi. Maintenant qu'Auriane est partie, tu vas pouvoir penser à toi et te concentrer sur tes études. Tu vas avoir une belle vie et nous allons t'accompagner pour que tu réalises tes rêves, tu verras ».

– Ils ont vraiment dit « pour que tu réalises tes rêves » ? interroge Lola septique.

– S'ils ne l'ont pas dit, je suis sûr qu'ils l'ont pensé !

Le couple chez qui il vit depuis six mois a le même discours que l'assistance sociale. Alister les trouve pitoyables. Pourtant, ils font des efforts et ils sont gentils. Il devrait les remercier et profiter de l'affection qu'ils veulent lui apporter, mais il ne supporte pas leur pitié. Pourtant, c'est de loin la famille d'accueil la plus aimante et bienveillante dans laquelle on l'ait placé. Et il en a connu des familles d'accueil avant eux, puisqu'ils sont la septième chez qui il habite depuis ses six ans. Ils ont l'avantage de n'accueillir que deux enfants, en plus de leurs jumelles. Alister les aurait adorés si on l'avait placé chez eux à six ans, au lieu des Martinsky ou des Gontran, mais pas aujourd'hui.

En ce moment, il ne supporte pas les marques de gentillesse. Il est en colère et il a mal. Et il préférerait qu'on le blesse, plutôt qu'on le prenne en pitié.

– Je crois que j'vais me barrer, lâche-t-il après quelques secondes d'hésitation.

Lola et Pascal ne répondent pas. La jeune fille est toujours collée contre lui, les mains au-dessus du poêle à bois. A côté, un homme âgé d'une trentaine d'années s'avance et retire ses gants pour se réchauffer. Alister fronce les sourcils en le voyant se coller contre Lola. Il ne l'aime pas. Il tourne tout le temps autour de la jeune fille depuis quelques semaines et il a lui a fait des avances à plusieurs reprises. Pascal et lui se sont mis en tête de la protéger, même si elle n'aime pas vraiment ça. Elle est fière Lola et elle dit que c'est à elle de se débrouiller. Elle n'a pas sa langue dans sa poche, mais elle reste une femme jeune, seule et vulnérable qui vit dans la rue, à la merci des hommes qui se sont des prédateurs.

Ils savent très peu de choses de sa vie et des circonstances qui l'ont conduit à vivre dehors. Ils savent qu'elle a fugué et qu'elle n'est jamais rentré. Il n'y a pas longtemps, elle a lâché à demi-mot qu'elle était anglaise, mais ils ignorent d'où exactement. Elle ne veut rien dire et reste muette quand ils abordent le sujet. Du coup, ils ne demandent rien. C'est un sujet sensible, comme beaucoup d'autres. Lui non plus n'est pas du genre à s'étendre sur sa famille de toute façon et il a appris à ne pas poser de question. Quand on vit en foyer plusieurs années et qu'on côtoie des enfants désespérés dans les familles d'accueil, on est confronté à des horreurs que la majeure partie des gens ne rencontrent jamais. Et on évite d'appuyer là où ça fait mal. Abandon, maltraitance, violence sexuelle, inceste, défaut de surveillance, drogue, alcoolisme. Peu importe le thème, cela conduit toujours à des familles brisées. Les services sociaux, c'est un peu comme la rue finalement.

– Si tu t'en vas, je pars aussi, annonce Pascal.

Alister secoue la tête de droite à gauche et lève les yeux au ciel en soupirant. Pascal est ses déclarations ! Il ne peut pas s'empêcher de lui sourire et de lui faire un clin d'œil, signe de leur complicité. Il l'adore, même s'il ne lui dit pas beaucoup. Pas avec des mots en tout cas, parce qu'il a appris à taire ses sentiments avec le temps. Quand il était petit, il disait « je t'aime » tout le temps, mais plus depuis qu'il a grandi. Il ne le disait qu'à Auriane et elle est partie.

Pascal rougit et baisse la tête. Il fixe ses mains qui tremblent de froid. Alister avance ses doigts et glisse sa main dans la sienne.

– On va dans la tente ? propose Lola. J'ai du café.

Ils s'écartent du feu et se dirigent tous les trois vers les ruines, sans un regard pour l'homme à côté qui les regarde partir. La tente de Lola est juste derrière un petit muret à moitié effondré, à côté de celle de Tomas, qui n'est pas là. Il doit faire la manche à cette heure. A l'intérieur, ils retrouvent le bric à brac de la jeune fille. Son sac de couchage est déroulé, un plaid est jeté un peu plus loin, des gobelets s'entassent dans un coin, un sac de randonnée est à moitié ouvert et un petit réchaud repose négligemment sur un coffre. Elle dépose ce dernier sur la bâche de la tente, ouvre la male et récupère du café. Les garçons s'installent pendant qu'elle prépare la boisson chaude pour les réchauffer. Il fait froid et la température doit tourner autour de deux ou trois degrés. En plus, il pleut à l'extérieur et les gouttes martèlent la tente de leur clapotement. Comment Lola peut-elle dormir ici ?

Alister frotte ses mains l'une contre l'autre. Il a vraiment froid. Depuis l'enfance, il n'a jamais su se réchauffer. C'est comme si son corps n'arrivait pas à réguler seul la température. Pascal se colle contre lui et glisse son bras derrière son dos pour le frictionner. La position est inconfortable. Ils ont beau avoir le même âge, Pascal fait deux têtes de moins que lui. Alister a grandi d'un coup. Il a pris presque quarante centimètres entre ses treize et ses seize ans et il a dépassé le mètre quatre-vingt. Du coup, sa tête touche le haut de la tente et ce n'est pas très agréable.

– C'est mon bonnet que tu portes ? interroge Pascal.

– Tu veux que je te le rende ?

– Non, il te va bien. Garde-le.

Il adore ce bonnet. Il est blanc, en laine, avec des couleurs violettes, bleu et rose. Et il y a un pompon multicolore dessus. Au moins, il a l'impression d'égayer un peu l'environnement gris quand il passe.

Lola leur tend un gobelet de café chacun. Alister souffle dessus pour ne pas s'ébouillanter.

– C'est offert par la maison.

Ils restent un moment à se regarder, dans le silence. Ils écoutent le bruit de la pluie.

– Très bon café, commente Pascal en trempant ses lèvres après plusieurs minutes. Je reconnais un arôme fruité et un petit côté corsé.

– La maison Lola fait toujours de bonnes boissons, nous avons bien fait de choisir cette adresse, s'amuse Alister.

– Vous me faites rougir messieurs, il suffit !

Ils éclatent de rire. Ça fait du bien de rire. C'est dans ces moments-là qu'ils se souviennent qu'ils sont adolescents et qu'ils ont le droit d'être insouciants.

– J'déconnais pas tout à l'heure Al, dit Pascal. Si tu t'en vas, je pars avec toi.

– Arrête de dire des conneries. Toute ta vie est à Édimbourg.

– Et la tienne aussi j'te signale. T'as jamais quitté la ville.

– Justement, j'ai envie de voyager et plus rien ne me retient ici. Je ne reverrai jamais mes parents et Auriane est partie.

Pascal a toute sa famille. Mais lui s'est fait une raison la dernière fois qu'il a vu ses parents. C'était il y a un an, après qu'ils aient signé les papiers pour Auriane. Il voulait leur parler pour avoir des explications, mais sa mère ne disait rien et fixait le mur. Elle semblait perdue, comme dans un autre univers. Quant à son père, il récitait des mots incompréhensibles. Alister voulait savoir où ils vivaient, comment ils survivaient et s'ils allaient régulièrement aux rendez-vous avec les psychologues dans le centre où le juge les avait placés après leur sortie de prison. Ils avaient répondu des phrases sans queue ni tête puis s'étaient défendus de prendre encore de la drogue. Le père d'Alister avait la peau grêlée, des tâches sur les doigts et il tremblait. Il était cadavérique, comme sa femme. Aileen avait éclaté de rire et dit que tout allait bien.

Faute de mieux, il s'était assis à côté de sa mère pour pouvoir l'enlacer. Ils n'avaient jamais su se parler de toute façon. Et les derniers moments où ils vivaient ensemble, ils passaient leur temps à se hurler dessus. Auriane jouait sur le sol. Elle était aussi blonde que son frère et portait deux nattes qui retombaient sur ses épaules.

Ses parents s'étaient extasiés devant la petite fille en secouant des jouets au-dessus de sa tête comme si elle avait six mois. Alister était resté à les observer, sans rien dire. La drogue, cela vous grille des neurones, n'en déplaise à ceux qui croient que cela en fait pousser !

Quoi qu'il en soit, maintenant qu'Auriane a été adoptée, il n'a plus aucune raison d'espérer qu'Aileen et Garett viennent les chercher. Et même s'ils le faisaient, il ne pourrait pas supporter de vivre avec eux sans sa sœur. Il n'a donc plus aucune raison de s'attarder ici.

– Il est hors de question que je t'abandonne, déclare Pascal. Tu es mon meilleur ami et je t'aime.

– Tu es beaucoup trop romantique.

Pourtant, Alister se blottit contre lui. Lui aussi l'aime énormément, c'est son ami. Mais il ne veut pas qu'il plaque tout pour le suivre sans réfléchir. En face, Lola les écoute avec un sourire bienveillant. Elle ressemble à une petite souris et il adore ses cheveux tout courts et ébouriffés dans lesquelles il veut passer ses doigts.

– Je veux un câlin moi aussi.

Elle se rapproche comme elle peut et les enlace. Alister les laisse faire. Ils sont sa seule famille. Celle qu'il aime le plus et avec qui il se sent bien. Et Lola, il a envie de la protéger, comme si elle pouvait remplacer sa sœur.

– Si vous partez, je viens avec vous.

Alister les regarde tour à tour. Il secoue la tête et soupire. Il a l'impression d'être Harry Potter, prêt à partir à la recherche des horcruxes, et qui tente de dissuader Ron et Hermione de le suivre. C'est peine perdue. Ses amis sont coriaces et bornés. S'ils ont une idée en tête, il ne leur retirera pas.

– Comme vous voulez.

Pascal et Lola lèvent leur gobelet dans un geste théâtral.

– Que le sort nous soit favorable !

Et ils trinquent en s'éclaboussant à moitié de café brûlant, sans savoir ce que l'avenir leur réserve.

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