Chapitre 15
Passé – 2012.
Des bruits de coup résonnent contre la porte. Alister se recroqueville, sa sœur serrée contre lui. Auriane n'arrête pas de pleurer. Elle a faim et il le sait. Pourtant, il fait comme s'il n'entendait pas et continue de la bercer en lui demandant de s'arrêter. Il faut qu'elle cesse d'hurler, sinon ils vont les entendre et ils ne partiront pas. Ce n'est pas la première fois qu'ils frappent à la porte. Ils sont déjà venus et il a refusé d'ouvrir. Sa mère n'était pas là ce jour-là, tout comme son père. Cette fois, c'est différent. Ils sont tous les deux dans leur chambre, allongés, une seringue dans le bras. Si la police entre, ils vont les trouver complétement défoncés et ils vont voir l'état dans lequel se trouve l'appartement.
Auriane hurle de plus belle. Il pose ses mains sur son ventre et fait des petits mouvements avec ses doigts pour calmer ses gargouillis. Il a fouillé tout l'appartement pour trouver du lait ou des biscuits. Quelque chose à lui donner. N'importe quoi. Ces derniers temps, il ne va au collège que pour le repas du midi à la cantine. Celui que ses parents ne payent plus mais où il continue d'aller manger parce que c'est l'un des seuls vrais repas de la journée. Il prend tout ce qu'il peut dans ses poches pour elle. La petite fille a les joues recouvertes de larmes. Il aimerait qu'elle ne pleure plus pour que les bruits contre la porte s'arrêtent enfin. Lui aussi pleure maintenant, parce qu'il a peur. S'ils entrent, ce sera terminé. Et s'ils partent, ça ne va jamais s'arrêter.
– Mrs. et Mr. Forester, c'est la police ! hurle une voix. Ouvrez la porte où nous allons devoir la défoncer.
Alister sent son ventre se serrer. Est-ce qu'ils ont seulement le droit de faire ce qu'ils menacent de faire ? Il ne lui semble pas que ce soit autorisé de fracasser la porte d'un appartement sans mandat. Ou peut-être que c'est seulement dans les films ? Si ça se trouve, c'est à cause de la voisine. Celle du deuxième étage n'arrête pas de se plaindre des bruits qu'elle entend dans leur appartement. Elle dit que ses parents invitent des gens le soir, parfois en pleine nuit, et qu'ils mettent la musique à fond. Et d'autres fois, c'est celle du dessus qui se plaint lorsqu'ils s'hurlent dessus à n'en plus finir. Alister a l'habitude mais il peut comprendre que ça empêche les autres locataires de dormir. Lui aussi en a marre parfois de les entendre crier. Ces temps-ci, il n'entend pas son réveil le matin tellement il est fatigué d'avoir des nuits entrecoupées et il cumule les absences. Le collège a appelé plusieurs fois. Molly aussi.
Ils ont fait une commission absentéiste il y a un mois, à laquelle il n'a pas assisté, ni ses parents. Heureusement d'ailleurs, car ils étaient complétement défoncés ce jour-là. Alister comptait y aller au début, au moins pour faire bonne figure, mais il avait été obligé de rester parce qu'il avait trop peur de laisser Auriane toute seule avec eux dans cet état.
– Alister, ouvre la porte ! Je sais que tu es là.
Il reconnait cette voix. C'est Molly. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Elle ne peut pas le laisser tranquille ? Auriane continue de pleurer. Il cherche à essuyer ses larmes et à la calmer en l'embrassant sur la joue.
– Arrête ma chérie, ne pleure pas s'il-te-plait, ils vont t'entendre.
Il pose une main sur sa bouche mais la petite fille gesticule et repousse sa main. Il la serre fort et passe la couverture sur leurs corps, pour se cacher. Comme si ça pouvait vraiment les protéger. Elle hurle plus fort. Les bruits s'accentuent et les voix discutent entre elles. Ils vont entrer, ce n'est qu'une question de temps et il ne peut rien faire.
– Auriane, écoute ma voix, murmure-t-il. Je vais te raconter une histoire d'accord, tu aimes bien les histoires, non ?
La petite fille cesse enfin de pleurer pour suivre la voix de son grand-frère. Il est soulagé, lui sourit et commence à parler. Il tisse la toile de son récit préféré. Celui qui raconte les aventures de Peter Pan et de sa fée clochette. Auriane, c'est sa petite fée. D'ailleurs, ils sont deux fées magiques tous les deux et ils vont bientôt partir vivre au pays des fées. Peter Pan va les aider et les accompagner.
Un bruit sourd se fait entendre. Il sursaute et l'enfant reprend ses cris. Cette fois, il ne peut rien faire lorsque les voix pénètrent l'appartement. Il se recroqueville sous les couvertures, le corps d'Auriane contre le sien.
Il entend qu'on ouvre.
– Laissez, je m'en occupe.
C'est Molly.
– Allez voir dans l'autre chambre, c'est celle des parents. Mais ne soyez pas brusques.
– On a l'habitude, ne vous inquiétez pas.
Elle pose sa main sur son épaule, à travers la couverture. Il se demande ce que ça doit donner de l'extérieur. Lui et sa sœur ne doivent être qu'un tas informe.
– Je peux soulever le drap ?
– Va-t'en ! Laisse-nous tranquille.
– On est là pour t'aider, ne t'en fais pas.
– Vous allez tout gâcher.
– Allez, viens.
Elle retire la couverture qui révèle les deux enfants, blottis l'un contre l'autre. Alister n'est plus le petit garçon qu'elle a connu à dix ans mais elle l'aime toujours autant, même du haut de ses quatorze ans. Il tient Auriane qui hurle toujours et refuse de la lâcher.
– Donne-la moi, dit Molly en tendant les bras.
– Il faut qu'elle reste avec moi.
– On ne va pas vous séparer, mais il faut que tu me la donnes maintenant. Tu vois bien qu'elle a un problème.
– Elle a faim, c'est tout. Ça ira mieux quand elle aura mangé.
– Alors on va lui trouver à manger d'accord ? Et pour toi aussi.
– Moi ça va, j'ai mangé ce midi à la cantine.
– Tu n'étais pas au collège, j'ai eu la directrice au téléphone.
– Ça va je te dis.
– Allez mon grand, sors de ce lit.
Un immense cri secoue l'appartement et enveloppe l'espace. Alister se redresse et en cherche l'origine. Par la porte ouverte, il voit deux policiers passer, en trainant derrière eux une femme qui hurle. Elle se débat et ne veut pas les suivre. L'homme est plus groggy, complétement shooté. Il avance sans rien dire, l'air hagard. Alister les regarde passer et Molly en profite pour récupérer Auriane. La petite fille s'agrippe au cou de l'assistante sociale qui sort des galettes de sa poche et les lui donne. Elle croque dedans, affamée.
– Où ils vont les emmener ? demande Alister.
– Au commissariat pour les interroger.
– Il faut qu'ils aillent à l'hôpital, s'écrie-t-il en se levant.
Molly l'agrippe par le poignet et le tire pour qu'il se rassoit.
– Calme-toi.
– Mais ils sont malades ! La police ne va pas comprendre. Ils vont les enfermer et ils vont me les prendre. Il faut leur dire qu'ils sont justes malades et que je peux m'en occuper.
– Tu ne peux pas Alister, tu n'es qu'un enfant.
– Alors je ne veux plus être un enfant ! hurle-t-il.
S'il avait été plus grand, s'il n'avait pas été un simple adolescent, et s'il avait été adulte, il aurait pu subvenir aux besoins de sa famille. Depuis quelques temps, il se fait des plans sur la comète en s'imaginant trouver du travail pour les aider à payer les factures. Parce qu'il les a bien vus tous ces papiers, en train de s'entasser sur le buffet de l'entrée. Il y en a des tas. Des relances des impôts. Des taxes non payées. Le loyer. Le propriétaire est venu taper à plusieurs reprises. Il y avait même un papier du tribunal la semaine dernière dans la boite aux lettres mais il l'a jeté. Un de plus un de moins, quelle différence ?
– On va rentrer ensemble, dit Molly.
– C'est ici ma maison ! Je ne pars pas. Tu entends ? Je ne pars pas !
– Tu ne peux pas rester ici. Regarde autour de toi. Ce n'est pas un bon endroit pour ta petite sœur et je suis sûre que tu ne veux pas qu'elle souffre.
Il regarde autour, tandis que Molly désigne la pièce du doigt. C'est vrai qu'elle est sale. Il y a des papiers sur le sol, des jouets cassés qui s'entassent, des restes des cartons de pizza qu'ils n'ont jamais jetés. Et dans la cuisine et le salon, il y a des tâches. Et de l'herbe. Et du sang séché aussi. Parce que ses parents préparent leurs injections d'héroïne dans le salon. Alister est devenu un expert. Il sait même comment les aider et il lui est arrivé de remplir lui-même les seringues pour éviter qu'ils fassent n'importe quoi avec les aiguilles rouillées. En cours de biologie, le prof a dit que ça pouvait être dangereux d'utiliser des aiguilles usagées ou de mauvaises qualités et qu'ils pouvaient attraper le SIDA comme ça. C'est le seul cours qu'il ait vraiment écouté, avec celui sur la sexualité.
Molly se lève et emporte Auriane. Alister n'a pas d'autres choix que de la suivre, car il veut récupérer sa petite sœur. Il a conscience que sa lutte est vaine. Que peut-il faire ? Il ne va pas lui arracher des mains la petite fille, s'asseoir sur le sol et hurler qu'il veut rester dans l'appartement jusqu'à ce que ses parents reviennent. Et s'ils ne reviennent pas, justement ? Et si la police les garde ?
Dans le salon, une policière est en train de prendre des photos. Il la fusille du regard. C'est chez lui ici et elle fait comme si le lieu était une scène de crime. Il se sent dépossédé. Molly s'est arrêtée et examine Auriane qui continue de pleurer, en serrant ses galettes dans ses mains qui en font de la charpie.
– Qu'est-ce qu'elle a sur le front ?
– Elle s'est cognée, explique Alister. Rien de grave. Je lui ai mis de la crème.
– Comment s'est arrivé ?
– Je la portais et j'ai glissé. Mais c'est juste une bosse. Ce n'était pas de ma faute.
Il faisait chauffer du lait. C'était hier matin, lorsqu'ils avaient fini la dernière bouteille. Sa mère était arrivée et lui avait fait peur. Elle était dans sa phase d'euphorie et sautillait dans la pièce d'un air surexcité. Elle avait voulu prendre la casserole, s'en occuper et elle s'était énervée en disant que c'était à elle de le faire, parce qu'elle était la maman d'Auriane. Ils s'étaient disputés et la casserole était tombée sur le sol. Alister était en colère et Auriane s'était mise à pleurer et avait trempé ses doigts dans le lait étalé par terre. Il s'était empressé de la récupérer, pour éviter qu'elle boive le mélange de liquide et de poussière. En partant, il avait glissé et il était tombé tête la première, avec la petite fille dans les bras. Sa tête avait cogné contre la table.
Mais il l'avait soigné.
– Il était temps que j'arrive, murmure Molly.
– Non c'est faux, crie-t-il. Je me débrouillais très bien sans toi.
– Ce sont aux adultes de vous protéger toi et ta sœur.
– Vous allez encore me prendre ma famille !
Il tremble. Il est mort de peur et il ne veut pas partir. S'il franchit cette porte, il sait qu'il ne reviendra jamais. Cette fois-ci, il ne reverra plus jamais ses parents et ils ne seront plus jamais tous les quatre. La policière propose de prendre la petite fille pour l'emmener dans la voiture, le temps qu'elle puisse convaincre Alister de descendre. L'assistante sociale lui tend l'enfant. Alister fait un pas en avant pour s'interposer mais Molly se met en travers de son chemin.
– Où elle l'emmène ?
– Dans la voiture. On va vous emmener au foyer des Lilas.
– Je ne veux pas qu'Auriane aille là-bas. Vous allez nous séparer. Et vous allez l'emmener dans une famille comme les Gontran et les Martinsky. Et ils vont lui faire du mal.
– Je te promets que non. Je vais veiller à ce que vous soyez placés dans un bon endroit.
– Je ne te crois pas. Rends-la moi.
Il tente de passer mais elle reste figée devant la porte, les bras croisés. Molly est impressionnante quand elle décide quelque chose. Et là, elle a visiblement décidé que c'était elle qui allait gagner cette bataille. Alister s'épuise. Il la pousse, la frappe de ses mains maigres et pleure. A un moment, à bout de force, il s'arrête et se laisse tomber sur une chaise.
– Pourquoi tu pleures ? demande Molly en s'agenouillant devant lui.
– Parce que j'ai tout gâché.
– Ce n'est pas de ta faute. Tu n'y es pour rien. Tu l'as dit toi-même, ton papa et ta maman sont malades.
– Ils vont aller en prison à cause de moi.
– Quoi qu'il leur arrive, ce ne sera jamais à cause de toi.
Il laisse son regard se perdre derrière Molly. Sur la table du salon, il y a une photo de tous les quatre. Ils l'ont prise après la naissance de sa sœur. C'est la seule qu'ils aient ensemble.
– Je croyais que si je faisais comme si tout allait bien, ça allait passer. Je pensais vraiment qu'ils pouvaient changer.
– Certaines personnes ne le peuvent pas, malheureusement. Tes parents n'arrivent pas à s'occuper d'eux, alors on doit s'occuper de leurs enfants pour eux.
– Tu crois qu'ils nous aiment ?
– Bien sûr qu'ils vous aiment.
Elle essuie les larmes qui coulent sur ses joues. Lui n'est pas sûr de ce qu'elle dit mais il faudra bien qu'il se contente de ça car pleurer ni changera rien. Molly lui propose de récupérer des affaires dans sa chambre avant de partir. Ils retournent tous les deux dans la pièce et il sélectionne des vêtements pour lui et Auriane et quelques affaires auxquelles il tient, avant de la suivre. Au passage, il prend aussi le cadre avec la photo.
Dans la voiture, la policière est assise à côté de sa sœur et lui parle. Auriane rigole. Il a l'impression que ça fait des semaines qu'il ne l'a pas entendu rire. L'assistante sociale ouvre la portière et le laisse s'installer. Sa sœur vient se blottir contre lui et il la serre fort pendant que Molly s'assoie à l'avant, sur le siège passager, et que la voiture démarre.
Il se retourne une dernière fois pour regarder l'immeuble où il a vécu avec ses parents.
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