Chapitre 12




Présent – 2014

            Cela fait deux mois qu'ils vivent dans la rue. Deux mois qu'ils passent leur journée à errer dans la ville enneigée et glacée. Les premiers jours étaient difficiles. Maintenant, il est presque habitué. Le matin, ils font la manche, assis sur les trottoirs, où au milieu des voitures arrêtées sur les grands boulevards. Ils récoltent quelques pièces qui leur servent pour payer un sandwich et de quoi se réchauffer. Quand ils ont plus d'argent, Alister le donne à Mickaël pour payer sa consommation quotidienne de cannabis. Il est devenu coutumier de la fumée ces temps-ci. Ça l'aide à tenir. Mickaël est un jeune homme d'une vingtaine d'année qui fréquente le même squat. Ils ont trouvé cet endroit où dormir, au fond d'un parc, dans de vieilles usines abandonnées un soir. Il y a aussi d'autres jeunes comme eux, mais ils ne leur parlent quasiment pas. Il n'y a qu'à Mickaël qu'ils tapent la discute, parce qu'il possède quelque chose qu'ils apprécient tous les deux.

–  T'en veux ? demande le jeune homme lorsque Lola et lui se laissent tomber sur le sol.

            Il doit être seize heures. Difficile à dire avec le brouillard qui règne sur la ville en permanence. Alister grelotte. Lola tend sa main vers Mickaël qui lui tend le joint qu'il a roulé. Elle aspire une bouffée et laisse la fumée s'échapper avant de tousser. Elle n'arrête pas de tousser en ce moment et elle est plus maigre qu'avant. Elle lui donne son joint.

–  C'était comment aujourd'hui ?

            « Pas bien différent d'hier », a envie de répondre Alister. Mais c'est une nouvelle journée de passée. Il a compté. Il en manque encore 434 avant qu'il ait dix-huit ans. Ensuite, il n'aura plus peur à chaque fois qu'il croisera une voiture de police. Tant qu'il est mineur, il y a toujours le risque qu'il soit reconnu et ramené de force à Édimbourg.

            Le premier soir où ils ont dormi à Glasgow, il a presque failli appeler les flics pour qu'ils le ramènent chez Harry et Lindsay. Et puis, les jours sont passés et il a abandonné cette idée. Il n'arrive plus à se projeter. Au début, il parlait de rejoindre l'Irlande d'ici l'été avec Lola puis de prendre un bateau pour la Normandie afin de gagner la France. Mais depuis quelques temps, il a abandonné l'idée. Ils n'ont pas d'argent et il ne saurait pas par où commencer. Pour l'heure, ils se contentent de survivre au jour le jour. L'important, c'est d'avoir de quoi manger et fumer. Le reste, c'est anecdotique.

–  Et une journée de plus au paradis, lance Mickaël en tirant sur son propre joint.

–  T'as rien de plus fort ? demande Alister.

–  Arrête Al.

            Il maugrée alors que Lola fronce les sourcils. Elle dit ça à cause de sa conversation d'hier avec le dealer. Il leur a fait un cours sur toutes les drogues qui existent et leurs actions psychotropes. Alister a écouté à moitié. Il connait par cœur ce qu'il a dit. Ses parents auraient pu écrire un livre sur le sujet et il les entendait en parler avec leurs amis quand d'autres camés venaient squatter l'appartement.

–  T'inquiète, j'toucherai pas à l'héroïne.

–  Tu dis ça maintenant et un jour je vais te retrouver avec une seringue dans le bras.

–  Y a aucune chance que ça arrive !

            Il se l'est juré. Il ne veut pas finir comme sa mère et son père. Et surtout, il a une peur bleue des maladies. Plus le temps passe, plus il se dit que les tâches sur le visage de Garett ressemblaient beaucoup à celles que portent les malades du SIDA dont on leur avait montré des photos en cours de biologie. Mickaël éclate de rire. Lola se rapproche d'Alister et se serre contre lui. Il passe son bras derrière ses épaules et la frictionne pour la réchauffer, tout en continuant de tirer sur son joint.           

            Le mois de mars est bien entamé et il espère que la neige va bientôt s'en aller. Il aimerait bien voir le soleil réchauffer l'extérieur. Ce sera plus facile de vivre dans la rue au printemps qu'en cette saison glaciale.

–  Ça va ? demande-t-il à la jeune fille.

            Elle tremble dans ses bras. Sa peau est glacée, comme la sienne. Il attrape ses mains et souffle dessus. Dehors, une tempête de neige secoue la ville. Lola grelotte.

–  Passe-moi la couverture, ordonne-t-il à Mickaël. Elle est dans le sac.

–  Tu m'as pris pour ton larbin ?

–  Dépêche !

            Mickaël lui jette son sac dans la figure. Il récupère la couverture et enroule les épaules de Lola. Elle se sert plus fort contre lui. Ses lèvres sont violettes et elle n'a pas l'air bien. Il porte sa main sur son front perlé de sueur et découvre qu'il est brûlant.

–  Tu as de la fièvre.

–  Ah bon ? J'ai dû prendre froid.

            Cela n'a rien d'étonnant. Depuis qu'ils sont à Glasgow, Alister a l'impression de s'être transformé en glaçon. Il tremble tout le temps et Lola aussi. Depuis qu'ils sont dans le squat, c'est déjà mieux que lorsqu'ils étaient dehors mais l'air s'engouffre par les interstices et ils peinent à se réchauffer même en se serrant l'un contre l'autre. Lola lui a montré quelques astuces, comme mettre du papier journal dans ses vêtements pour conserver la chaleur.

            Une fois son joint terminé, il l'écrase sur le sol et aide Lola à s'allonger. Il colle sa tête contre la sienne et l'embrasse sur le front, puis sur le nez. La jeune fille se serre contre lui et il passe ses bras autour de son corps. Elle n'a que la peau sur les os, tout comme lui. Ils ressemblent à deux fantômes blancs. Les cheveux de la jeune fille ont poussé. Il le voit sous son bonnet et sa capuche qu'elle a rabattu sur son front. Il colle sa tête contre la sienne et la sent brûlante. Elle tremble et murmure :

–  Je veux rentrer à la maison.

            Il fronce les sourcils. Lola ne parle jamais de chez elle. D'habitude, elle refuse qu'il lui pose des questions et il ne demande rien. Il s'est fait une raison, surtout depuis leur dispute au sujet de l'Angleterre. Mais là, elle semble redevenir une petite fille.

–  C'est ici notre maison, murmure-t-il pour la rassurer.

–  Ma chambre est immense, continue-t-elle. Je suis sûre que tu l'aimerais, si tu pouvais la voir.

            Il se demande si elle est sérieuse ou si elle délire ? Il pose ses mains sur son front une nouvelle fois et le trouve brûlant, alors que le reste de sa peau est glacée.

–  Mon père avait fait venir un décorateur pour que je choisisse le papier peint, raconte-t-elle, les yeux dans le vide. Il était vert, avec des petites fleurs jaunes et parmes. Et le parc ! Tu devrais voir le parc de la propriété. C'est tellement joli au printemps, avec tous les bourgeons et les abeilles.

–  De quoi est-ce que tu parles ?

            Des fleurs. Des couleurs. Du papier peint. Un parc et une propriété. Il ferme les yeux mais peine à imaginer que Lola puisse être issue d'un monde aussi coloré. Le type de monde qu'il aurait rêvé d'habiter.

–  Tu ne m'as jamais demandé mon nom.

–  Tu t'appelles Lola. Ça me suffit.

–  Tu ne m'as pas demandé mon nom de famille, insiste-t-elle.

            A quoi cela lui aurait-il servi ? Il sent Lola bouger contre lui et mettre sa main dans la poche de son manteau. Elle en extirpe une carte d'identité toute abimée qu'elle lui met sous le nez. Il plisse les yeux et parvient mal à accommoder pour lire ce qui est indiqué.

–  Dolores Margareth Fitzgerald, lit-il. C'est particulier.

–  C'est quoi ton nom à toi ?

–  Alister Forester. Je n'ai pas de deuxième prénom, désolé.

–  Tu as quel âge ?

–  Seize ans, bientôt dix-sept.

–  Moi j'ai quinze ans.

            Ce n'est pas vrai. Il n'y croit pas. Elle a dit qu'elle avait dix-huit ans la première fois que Pascal et lui ont demandé. Et même si, depuis leur fugue d'Édimbourg, il a compris qu'elle était mineure, il ne pensait pas qu'elle était plus jeune que lui. Elle a l'air tellement mature, tellement grande, tellement... Il passe ses mains sur ses joues. Que fait-elle dans la rue ? Et surtout, comment a-t-il pu croire qu'elle était plus vieille que lui ?

–  Je me suis enfuie l'année dernière, continue-t-elle.

–  Pourquoi ?

–  Je me suis disputé avec mon père et je n'ai pas osé rentrer.

–  Tes parents t'ont fait du mal ?

            Il avait dû se passer quelque chose de grave pour qu'elle soit prête à tout abandonner et se retrouve à la rue du jour au lendemain. Ses parents l'avaient sans doute battu et elle s'était enfuie pour se préserver. C'était sûrement des gens mauvais, comme les Gontran ou les Martinsky. Alister imaginait le père de Lola sous les traits de Mike et sentait la colère enfler en lui. Il resserra Lola, prêt au pire. Mais quand il entendit la suite, il resta bouche-bée.

–  Mes parents m'adorent, continua-t-elle. Ils feraient tout pour moi. Mais j'étais en colère parce qu'ils ne voulaient pas que j'aille à une soirée organisée par une amie du collège. On s'est engueulé et j'ai hurlé. Je les ai insultés et mon père m'a mis une baffe. Il s'est immédiatement excusé mais j'étais vexée et blessée. J'étais une ado et on m'avait toujours tout donné et ... Bref, j'ai claqué la porte en criant que je ne reviendrais pas. Je me suis retrouvée dehors et j'ai eu honte, alors je ne suis pas rentrée.

            Il a du mal à la suivre et ne sait pas quoi penser. Peut-on vraiment se retrouver à la rue pour une affaire d'égo ? A quoi Lola a-t-elle pensé ce jour-là ? Ils sont vraiment là, tous les deux, à cause d'une dispute qui a mal tournée pour une fête d'adolescente ? Lola est tremblante de fièvre et risque sa vie dans la neige parce qu'elle était vexée ?  Elle aurait pu rentrer. S'excuser. Retrouver la chaleur de son foyer.

            Elle se met à décrire son enfance et sa famille aimante. Alister n'arrive plus à l'écouter. Il a envie d'hurler et de s'échapper. Ses parents ont l'air d'être des gens bien qui feraient tout pour leur fille. Elle n'a jamais connu la misère et ils lui ont tout donné. Les meilleurs jouets, les meilleurs vêtements, de l'amour, des sorties et des voyages. Elle avait même des copines au collège et une meilleure amie.

            Il ne la reconnait plus. Il pensait qu'ils étaient pareils. Qu'elle avait eu une vie misérable, avec des parents qui ne l'aimaient pas, ou ne pouvaient pas s'occuper d'elle, mais ce n'est pas ça. Elle a des parents, elle. Des parents qui l'aiment. Et c'est elle qui a choisi de s'en aller.

–  Pourquoi ? murmure-t-il. Pourquoi tu leur as fait ça ?

            Elle ne dit rien et il se demande si elle l'a entendu. Probablement pas, car elle semble dans un état second.

–  Tu dois rentrer, déclare-t-il finalement d'une voix froide.

–  Je ne peux pas. Ils vont m'en vouloir. 

–  Tu m'as dit qu'ils t'aimaient, non ? Tu ne crois pas qu'ils seront plutôt heureux de te retrouver après tout ce temps ?

            Il essaye de calmer les tremblements de sa voix mais il est énervé.

–  J'ai honte d'être partie comme ça.

–  Tu dois rentrer, répète-t-il. Tu ne vas pas foutre ta vie en l'air parce que tu es vexée ! Je suis sûre qu'ils n'attendent que ça.

–  Non je ne peux...

–  Tu dois rentrer parce que tu peux rentrer chez toi, s'écrie-t-il en la secouant. Alors que moi, je ne peux pas.

            Lola fronce les sourcils. Elle a du mal à garder les yeux ouverts à cause de la fièvre. Il sent la colère menacer de l'emporter et fait tout pour se contenir. Parce qu'elle est faible et malade et que lui hurler dessus ne changera rien. Ce n'est pas la faute de Lola s'il est en colère, mais il ne peut pas s'en empêcher. Sa famille l'aime et elle est dehors alors qu'elle pourrait rentrer. Lui, il est là parce qu'il n'a plus de famille. Rentrer ne signifie rien car il n'a pas de chez lui. Il n'en a plus depuis le jour où les services sociaux ont débarqué. Si son père a dit la vérité, sa mère est morte et lui vit dans la rue. Auriane est ailleurs, quelque part. Retourner à Édimbourg signifierait juste retourner en foyer, mais pas retrouver un foyer. Alors que Lola peut rentrer. Sa vie l'attend quelque part et elle l'a juste mise entre parenthèse, parce qu'elle peut se le permettre.

            Tout à coup, il la trouve égoïste.

            Il s'apprête à parler mais s'aperçoit qu'elle s'est endormie. Il s'écarte et se lève, en faisant le moins de geste possible pour ne pas la réveiller. Mickaël est toujours assis. Il a fait un petit feu pour réchauffer l'endroit. Cela ne réchauffe pas grand-chose d'ailleurs mais c'est toujours ça. Alister attrape le sac de Lola et fouille à l'intérieur pour récupérer ce dont il a besoin. Mickaël le regarde faire en fronçant les sourcils.

–  Elle ne va pas être contente.

–  J'm'en fou.

            Il ne veut qu'une chose à présent et il n'y a qu'une personne qui puisse l'aide. De toute façon, c'est le seul numéro que Lola doit avoir gardé. Il arrive enfin à attraper le téléphone qu'il cherche et l'active pour fouiller dans ses contacts. Il est surpris. Il ne s'attendait pas à trouver un répertoire aussi rempli. Elle disait pourtant qu'elle n'avait plus aucune attache avec personne. Sur quoi d'autres lui a-t-elle menti ? Le vieux Nokia est plein de numéros. Il y en a même un avec écrit « maman » et un autre avec noté « papa » alors que lui n'a jamais eu ça.

            Il finit par trouver celui qu'il cherche et se lève. Mickaël l'observe pendant qu'il s'écarte pour se mettre à l'écart. Au passage, il jette un regard à Lola qui dort en boule sur le sol, enroulée dans sa couverture de fortune. Le téléphone sonne dans le vide. Un moment, il pense à raccrocher, ou croit qu'il ne va pas décrocher, mais une voix qu'il reconnaitrait entre mille se fait entendre.

–  Lola ?

–  Ce n'est pas Lola. C'est Alister.

            Silence. Son meilleur ami ne dit rien. Il se mord les lèvres et se demande s'il va raccrocher.

–  Où êtes-vous ?

–  A Glasgow.

–  Vous êtes là-bas depuis tout ce temps ?

–  J'ai besoin de toi. Lola est malade et il faut que tu contactes Molly. C'est une assistante sociale. Elle pourra m'aider, elle...

–  Tu m'appelles après deux mois pour me demander ça ? Tu te fiches de moi Alister ?

–  On ne pouvait pas t'emmener. Tu n'aurais pas... Tu ne pouvais pas...

            « Survivre dans la rue », veut-il ajouter, mais il n'y arrive pas. Pascal n'aurait pas pu vivre dehors. Pascal serait mort.

–  S'il te plait, appelle Molly.

–  Pourquoi maintenant Alister ?

–  Parce que j'en peux plus. J'ai froid, j'ai faim, je ... Lola m'a menti. Elle n'est pas ce que je croyais et il faut qu'elle rentre chez elle. Elle a quinze ans. Quinze ans, tu te rends compte ? Et elle a une famille et des parents qui l'aiment. S'il te plait, tu dois m'aider, tu ...

–  Je ne te dois rien, mais je vais le faire. Et tu sais pourquoi ? Parce que je t'aime. Même si tu es parti sans m'emmener avec toi.

–  Je ne pouvais pas Pascal, ce n'était pas ton histoire. J'avais mal. J'avais... Pascal je...

–  Je vais appeler ta Molly, le coupe-t-il. Et tu vas m'envoyer la position exacte de l'endroit où tu te trouves. Et je t'interdis de bouger, ni de te débarrasser de ce téléphone. On est d'accord ? 

–  Je te le promets.

            Pascal raccroche. Alister glisse le portable dans sa poche et sort du bâtiment. La neige a cessé de tomber, mais il fait maintenant nuit. Il s'assoit sur un mur en pierre et pose ses mains sur ses cuisses. Il pleure. Parce qu'il a mal, mais surtout de soulagement. Quelqu'un va venir les aider. Molly, qu'il connait depuis l'enfance et qui gère son dossier depuis qu'on l'a retiré de chez les Gontran. Et Pascal, son meilleur ami. Il a tellement envie de le serrer dans ses bras et d'être avec lui. Il lui manque. Pourquoi est-il parti ? A Édimbourg, il n'y a peut-être plus Auriane, ni sa mère, mais il y a Pascal et tous ces lieux où il a toujours vécu. Il a envie de retrouver des endroits où il se sentira chez lui. Comme Lola et sa maison. Son père n'a jamais fait venir un décorateur pour refaire le papier peint de l'appartement, mais il se rappelle quand il dessinait.

            Le dessin. Voilà ce qui le sauvera peut-être un jour. Son coup de crayon. Ses esquisses. Ses personnages. Son imagination. Cette grande faculté qu'il a toujours eu de pouvoir s'évader par la pensée.

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