Chapitre 11




Passé – 2010

            Une grosse dame l'observe pendant qu'il réalise un arc-en-ciel sur une feuille. Elle est assise depuis plusieurs minutes et sourit. Il relève la tête quelques fois, pour voir si elle continue de montrer ses dents blanches mais elle ne change pas de posture. On dirait une fée magique. Elle a la peau noire, comme Pascal, et des joues toutes tirées et rebondie. Son corps donne envie de se blottir contre elle. Mais il dessine, très concentré. Il n'a plus six ans et il a beaucoup moins envie de faire des câlins aux adultes désormais.

–  Tu sais qui je suis ? demande-t-elle au bout d'un moment.

–  Une nouvelle psychologue ?

            Ça ne l'étonnerait pas car la dernière est partie. La dame éclate de rire.

–  Non, je suis assistante sociale. Je m'occupe de toi depuis quelques temps.

–  Je ne t'ai jamais vu.

–  C'est normal, j'étais chargée de l'administratif. Maintenant, je vais suivre des enfants en vrai.

–  Je ne suis plus un enfant.

–  Tu as bien grandi. J'avais très envie de te rencontrer tu sais.

            Il hausse les épaules et continue de dessiner. Ça ne change rien qu'elle soit psy ou assistante sociale. Ce sont toutes les mêmes. Seuls leurs visages changent mais elles font le même métier. Celle-ci semble plus gentille parce qu'elle sourit mais il ne doit pas se laisser duper.

–  Je m'appelle Molly, continue-t-elle.

–  Est-ce que tu as du rouge ? la coupe-t-il. Il me manque une couleur pour mon arc-en-ciel.

            Elle se penche vers une caisse en plastique et en extirpe des tonnes de feutres qu'elle lui tend. Il regarde à l'intérieur et étudie attentivement. Il lui faut un crayon avec une pointe fine et bien taillée et il ne doit pas trop appuyée pour que l'effet soit parfait. Le professeur d'arts leur a demandé de réaliser leur plus beau rêve en dessin. Il fait donc un arc-en-ciel. Parce que dans ses rêves, le monde est en couleur, alors que la réalité est grise, comme le ciel extérieur.

–  Est-ce que tu penses que nous pouvons devenir ami, toi et moi ?

            Il arque un sourcil. Pourquoi voudrait-il devenir ami avec une assistante sociale ? D'accord, elle a l'air sympa, mais ça ne veut pas dire qu'elle l'est pour de vrai. Amanda Gontran souriait aussi la première fois qu'il l'a vue et elle n'était pas très gentille. Et sa première maitresse était jolie mais ça ne l'a pas rendu agréable pour autant. Les gens ne sont pas ce qu'ils paraissent être, il l'a compris avec le temps. La seule personne qui le soit, c'est Pascal, qu'il a retrouvé cette année en arrivant au collège. Il aime bien le collège, mieux que l'école primaire en tout cas, parce qu'ils sont plus nombreux. Du coup, il se noie dans la masse.

            Comme il a encore changé de famille d'accueil avant d'entrer dans le secondaire, il n'est plus avec les enfants qui l'embêtaient quand il était petit. Ça le change. Et surtout, il a retrouvé Pascal et ça, c'est la meilleure chose qui pouvait arriver.

             Ils s'étaient revus quelques fois, mais c'était rare. Son ami l'avait invité à son anniversaire pour ses neuf et dix ans et une fois à dormir et il avait parfois le droit de l'appeler sur le téléphone fixe des personnes à qui il avait été confié. Les deux dernières familles n'étaient pas si mal, comparées aux Martinsky et aux Gontran. Mais il n'avait pas réussi à s'attacher. Il y avait trop d'enfants et il n'en avait pas envie.

–  Ça te plait le collège ?

–  Ça va.

            « Mais ça reste une école », a-t-il envie d'ajouter. Donc, par définition, c'est un lieu qui ne lui plait pas. Les professeurs veulent toujours qu'il reste assis sagement sur sa chaise sans bouger alors qu'il a envie de se lever et de parcourir la salle. Il se sent bridé et il déteste suivre les règles qu'ils veulent lui imposer. Cela dit, il apprécie les cours d'arts plastiques et son professeur d'anglais est plutôt sympa. Il y a aussi celui de musique qu'il aime bien. Mais ça reste des profs !

–  Et ta classe, elle te plait ?

            Pourquoi elle lui pose toutes ces questions ? On dirait la psychologue, sauf que les siennes sont plus directes. Elle agit un peu comme le juge, quand il veut savoir des choses. Ses blablas ne l'intéressent pas. Il préfère se concentrer sur son dessin.

–  J'ai besoin de savoir si tu vas bien.

–  Pourquoi tu as besoin de savoir ça ?

–  Parce que j'ai quelque chose à t'annoncer et que je ne veux pas te perturber.

–  C'est quoi ?

            Elle l'intrigue tout à coup. Il arrête le mouvement de son bras et fixe ses yeux clairs dans les siens. Molly s'agenouille pour être à sa hauteur, devant la table sur laquelle il dessine.

–  Que dirais-tu de retourner vivre avec tes parents ?

            Il sent son cœur s'accélérer, écarquille les yeux et lâche son crayon. Il n'ose pas croire aux mots qu'elle vient de prononcer. Ce serait trop beau pour être vrai. Il a vu ses parents récemment, mais il les a à peine reconnus. Et ces dernières années, ils s'étaient vus seulement quelques fois lors des rendez-vous organisés par les assistants sociaux.

            La première fois, deux années étaient passées, et il avait huit et demi. Ses parents paraissent ne parlaient pas et fixaient le mur, comme s'ils étaient gênés. Tous les trois s'étaient observés dans le blanc des yeux et les assistants sociaux leur avaient posé des questions qui les avaient mis mal à l'aise. Quand ils les avaient laissés seuls, ils n'avaient pas su quoi se dire. Pourtant, Alister avait rêvé de ces retrouvailles. Il pensait que ses parents le prendraient dans leurs bras et l'embrasseraient en criant qu'il leur avait manqué. Ils faisaient ça avant, quand ils rentraient le soir après leurs journées de vagabondages. Ils criaient son nom partout et ils couraient pour le serrer contre eux en lui disant qu'il était la personne qui comptait le plus au monde.

            Ensuite, il ne les avait plus vus avant ses neuf ans. Sa mère n'était même pas là et il n'y avait que son père. Mais il l'avait pris dans ses bras. Ils étaient restés silencieux tous les deux, collés l'un contre l'autre jusqu'à ce que Garett se mette à pleurer. Il disait qu'il était désolé de l'avoir laissé mais que lui et sa mère ne pouvaient plus s'en occuper. Il lui avait dit qu'ils continueraient de se soigner pour aller mieux et qu'un jour ils reviendraient le chercher. Alister lui avait demandé quand ce jour-là arrivera, mais il n'avait pas su répondre. Sa mère avait encore besoin de soin et il ne se sentait pas capable de s'occuper seul de lui.

            La dernière fois qu'il les avait vus, c'était il y a un mois. Cette fois-ci, il était resté muet de stupeur lorsqu'ils étaient entrés dans la pièce. Il y avait le juge et une assistante sociale qu'il ne connaissait pas. Il n'avait presque pas reconnu sa mère tant elle paraissait métamorphosée. Elle ressemblait à boucle d'or avec ses longs cheveux blonds ondulés et ses joues rebondies. Elle avait pris du poids et son ventre était tout rond. Alister était resté assis sur sa chaise, les jambes dans le vide, et il n'avait pas réussi à détacher ses yeux de son gros ventre. Son père aussi avait changé. Il parlait calmement et pas à toute vitesse. A la fin de l'entretien, ils s'étaient assis tous les trois sur un canapé et Garett avait expliqué qu'il avait trouvé un travail comme facteur. Ils avaient même un appartement et ils allaient avoir un nouveau bébé.

            Quand il était rentré le soir, Alister avait violemment jeté Philibert contre la porte de sa chambre. L'ours en peluche ne ressemblait plus à rien de toute façon. Sa robe rose était déchirée et il avait des trous partout, à cause des coups de ciseaux que Jack lui avait mis la nuit où il avait dormi à l'hôpital, après sa chute de l'échelle. Alister s'était acharné contre l'ours en peluche jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien que de la charpie. C'était sa mère qui le lui avait offert et il n'en voulait plus, puisqu'elle ne voulait plus de lui. Elle l'avait remplacé par un autre bébé. Un bébé qui était dans son ventre. Il avait beau ne pas tout comprendre, ça, il l'avait bien compris. Ses parents étaient heureux, souriaient, n'étaient plus malades et ils allaient recréer une famille sans lui.

–  Ils ne veulent pas de moi, ils vont avoir un autre bébé, déclare-t-il à Molly.

–  Tu te trompes. Cela fait plusieurs semaines qu'ils ont entamé des démarches pour te récupérer et le juge a accepté. Mais il faut aussi que tu sois d'accord.

–  Ils ont fait ça ?

            Il ne la croit pas. Ce serait trop beau pour être vrai. Cela fait quatre ans qu'il attend de les retrouver. Pourtant, maintenant qu'il en a la possibilité, il n'est plus sur d'en avoir envie. La vérité, c'est qu'il a peur. Ses parents paraissent bien et n'ont plus l'air malades, mais est-ce qu'il peut leur faire confiance pour autant ? Est-ce que s'il retourne avec eux, il ne prend pas le risque d'être encore une fois abandonné ? Il en a marre de changer de maison et il ne veut pas non plus changer d'école.

–  Je pourrais rester dans mon collège ?

–  Bien sûr, c'est l'une des conditions fixées par le juge.

–  Et le bébé, ils l'aimeront plus que moi ?

–  Je suis sure qu'ils vous aimeront tous les deux pareil.

–  Ça m'étonnerait.

            En tout cas lui, il est sûr et certain qu'il ne l'aimera pas ce bébé qui veut lui prendre sa place et qui a réussi à redonner le sourire à sa mère. Avant, c'était lui l'amour de sa vie et cet autre enfant va le remplacer. Alors qu'il devrait être le plus heureux du monde à l'idée de retourner vivre avec eux, son bonheur est entaché par la présence de cet enfant qui n'est même pas né. Si ça se trouve, le bébé sera parfait et ils vont se rendre compte que lui ne l'est pas. Les enfants lui ont dit et répété qu'il était bizarre. Il a fini par le croire et il est presque certain que ses parents vont le savoir.

–  Peut-être que je ne devrais pas y retourner et qu'ils seront mieux sans moi.

–  C'est ce que tu voudrais ?

–  Ce que je voudrais, c'est que vous ne soyez jamais venus ! s'écrie-t-il en pointant un crayon sur elle. Si vous n'aviez pas débarqués quand j'étais petit, mes parents seraient toujours avec moi et il n'y aurait pas ce bébé.

            Il attrape la boite de crayons et de feutre et les renverse par terre. Ensuite, il se lève et donne des coups de pieds dedans pour les écraser. Molly ne réagit pas et se contente de le regarder. Elle a l'air triste et pas très contente, mais elle ne dit rien. Elle le laisse sortir sa colère puis se rasseoir lorsqu'il est épuisé. Alister essuie les larmes qui roulent sur ses joues et croise les bras.

            Molly tend les siens. Il hésite, puis décide de s'y réfugier. Elle a l'air tellement gentille qu'il n'arrive pas à résister à son étreinte. Elle le serre contre lui et le berce doucement. Elle sent bon la noix de coco.

–  Tu sais, ce n'est pas si terrible d'avoir un petit frère ou une petite sœur. Je sais que tu ne me crois pas, mais je suis persuadée que tu vas l'aimer dès l'instant où il ou elle va pointer le bout de son nez. En plus, tu sais ce que ça signifie ?

–  Quoi ?

–  Que tu vas être grand-frère. C'est une grande mission.

            Il relève les yeux vers elle, tandis qu'elle continue de le bercer d'avant en arrière. C'est vrai ce qu'elle dit. Si c'est un bébé et que c'est son frère ou sa sœur, ça veut dire qu'il va avoir un rôle dans sa vie. Comme ses parents.

–  T'es sûre que mes parents sont plus malades de la drogue ? demande-t-il au bout d'un moment.

–  Qui est-ce qui t'a parlé du mot drogue ?

–  Mrs. Gontran. Elle avait dit que mes parents étaient des drogués.

            Ce mot lui avait tourné dans la tête durant des semaines. Il avait d'abord demandé à son maitre qui lui avait fourni une explication peu convaincante. C'était finalement Pascal qui avait cherché pour lui. Et maintenant qu'il était plus grand, il était plus au courant, même si ça restait flou.

–  Ils vont continuer d'aller voir un médecin pour s'assurer de ne plus en prendre.

–  T'es sûre ?

–  Oui. Et il faudra aussi que vous veniez à des rendez-vous pendant quelques temps. Et je viendrais te voir chez toi pour m'assurer que tout va bien.

–  Et si ça ne va pas ? On me renverra encore dans une autre famille ? Et le bébé ?

–  Pourquoi ça n'irait pas Alister ?

            Parce que ça ne va jamais. Petit, il pensait qu'il suffisait de croire fort à ses rêves pour qu'il se réalise et il croyait que le monde était beau et les gens gentils. Il a plus de doute maintenant.

–  Tu crois qu'on peut redevenir une vraie famille ?

–  Et toi, qu'est-ce que tu en penses ?

–  J'ai peur que ça ne marche pas.

–  Mais est-ce que tu en as envie ?

–  C'est mon vœu le plus cher.

            Et aussi celui qui lui semble le plus difficile à atteindre.

–  Je pense que tous les vœux peuvent se réaliser si on y croit suffisamment fort.

–  Mouais. Ça c'est ce que je croyais quand j'avais six ans, mais j'ai grandi depuis.

–  Je veillerai à ce qu'ils se réalisent, si tu me laisses être ta marraine la bonne fée.

            Il éclate de rire. En voilà une idée saugrenue. Elle est vraiment particulière cette assistante sociale.

–  Il faudra que tu m'appelles s'il se passe quoi que ce soit d'étrange.

            Alister rit. Ce n'est pas que la situation soit particulièrement drôle, mais Molly a utilisé le mot « étrange ». Même en espérant que ses parents aillent vraiment mieux, il n'est pas sûr qu'ils puissent être qualifiés de normaux. Du coup, à quel moment devra-t-il téléphoner au juste ?

            Molly lui explique comment cela va se passer. Il va d'abord retourner dans sa famille d'accueil quelques temps et revoir ses parents régulièrement, puis il pourra aller dormir chez eux le week-end. Et quand il se sentira prêt – et si tout s'est bien déroulé – il ira vivre dans leur nouvel appartement à plein temps. Il l'écoute sans trop y croire. Et en même temps, plus elle parle, plus cela lui semble réel.

            Après quatre ans, il a l'impression d'arriver enfin au bout du tunnel. Il a passé quatre années à les attendre et à espérer. Il avait fini par ne plus y croire. Mais finalement, peut-être que Molly a raison et que tous les rêves peuvent se réaliser si on y croit suffisamment fort.

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