Chapitre 10
Présent – 2014
La tête d'Alister repose sur l'épaule de Lola. La jeune fille s'est endormie. Il regarde défiler le paysage à travers la fenêtre. Ses paupières sont lourdes, mais il n'arrive pas à dormir. Ses pensées tournent dans sa tête et il profite du calme du matin et du bercement du train pour s'évader. Lola et lui n'ont pas retiré leurs manteaux et sont blottis l'un contre l'autre, leurs mains entrelacées. Ça fait plusieurs mois qu'il la connait et il sait peu de choses sur elle. Les yeux fermés, elle semble si fragile.
Il reporte son regard sur l'extérieur et vérifie si leurs sacs à dos sont toujours à leur place. Il ne sait pas pourquoi, mais il a toujours peur qu'on lui vole ses affaires quand il est dans les transports en commun. C'est ridicule, parce qu'il ne possède rien. Même si on les lui prenait, il perdrait quoi ? Ses derniers billets, des paquets de biscuits et des vêtements usés ? Rien d'irremplaçable en sommes. La photo à laquelle il tient est rangée dans sa poche. Voilà à quoi se résume sa vie. Mais rien n'y fait, il faut qu'il vérifie. C'est comme un tic ou un réflexe de survie.
Lola bouge doucement. Il s'écarte alors qu'elle ouvre les yeux et baille fortement. Elle se frotte les paupières et passe ses mains dans ses cheveux bruns. Il l'a aidé à les couper la dernière fois, parce qu'elle veut qu'ils restent courts. A l'inverse, les siens lui arrivent sur les épaules, même s'il les a noués pour éviter qu'ils s'emmêlent. Lola met quelques instants à émerger. Il en profite pour récupérer son sac et prendre un paquet de biscuit pour le partager.
– Merci. T'en as pas au chocolat ? demande-t-elle.
– Si, prends ceux-là. En plus ils sont végétariens, c'est écrit dessus.
– Comment ça peut être végétarien du chocolat ?
– J'en sais rien.
C'est sans doute un argument marketing. Parce que du chocolat vegan, pourquoi pas, mais végétarien, ils ne comprennent pas. Il n'y a ni poisson ni viande dans du chocolat. Ils croquent chacun dans leurs biscuits et boivent en s'échangeant la gourde d'Alister. Lola passe son bras devant lui et essuie la buée accumulée sur la vitre du train.
– Tu crois qu'il va nous en vouloir ? demande-t-elle.
– Qui ?
– Pascal.
Alister se force à ne pas y penser. Il va se sentir trahi et il le sait. Son meilleur ami voulait l'accompagner et il s'est enfui avec Lola. Quand il arrivera au lycée et qu'il ne le verra pas, il ira jusqu'aux ruines. Il ne faudra pas longtemps pour que Pascal comprenne qu'ils sont partis tous les deux sans lui. Alister s'en veut. Il n'aurait pas dû l'abandonner, mais il ne pouvait pas l'obliger à le suivre. Il sait qu'il fait une bêtise en s'en allant, mais il n'a pas le choix. Et Lola est comme lui : sans attache. Peut-être pas sans famille, mais ça, il ne le sait pas.
– Il t'a appelé ? insiste-t-elle.
– J'ai jeté ma carte SIM, répond-t-il en haussant les épaules.
– Il m'a laissé plusieurs messages.
– Tu devrais jeter la tienne, toi aussi.
Lola soupire. De toute façon, son portable n'est qu'un vieux Nokia avec une puce prépayée. Elle n'est pas novice, cela fait des mois qu'elle a quitté la maison dans laquelle elle vivait et elle sait comment ne pas laisser de traces. Tout à l'heure, au guichet de la gare de Waverly, c'est elle qui est allée acheter les billets pour éviter qu'on ne les repère. Alister est resté en retrait, à l'extérieur, sous la neige. Quand elle est revenue, ils se sont empressés de rejoindre les quais en espérant qu'aucune caméra ne les ait filmés. Ce n'est pas qu'ils sont paranoïaques mais on ne sait jamais.
– Combien de temps il nous faut pour atteindre Glasgow ? demande-t-il.
– Pas très longtemps.
Et en effet, le train commence à ralentir et entre dans Queen Street, l'un des points d'arrêts. Lola se glisse le long du siège et attrape son sac pendant qu'Alister la rejoint. Il manque de se cogner la tête en s'extirpant. Lorsqu'ils débouchent sur le quai, il fait encore plus froid. Alister se met immédiatement à grelotter et enfile ses gants pendant que Lola passe son bonnet noir sur ses cheveux. Elle lui prend la main et le traine à sa suite.
Ils sortent de la gare et émergent dans une rue remplie de voiture. Alister tourne sa tête de tous les côtés. En dehors des petits villages à proximité d'Édimbourg et de la capitale, il n'est jamais parti. Il ressent une bouffée d'air et une grande envie d'évasion. Il a envie de trouver un aéroport et de s'envoler loin de l'Ecosse. Ce n'est pas qu'il n'aime pas son pays, c'est seulement qu'il veut mettre le plus de distance possible avec sa vie. Sauf qu'il aura du mal à s'enfuir par les airs, parce qu'il n'a pas dix-huit ans et pas de papiers pour voyager.
– Viens, je vais te montrer le fleuve.
Lola semble connaitre les lieux. Ils marchent sur le trottoir, côte à côte. Elle va vite et il fait de son mieux pour éviter de glisser. La ville est construite dans la vallée de rift. Au XIXe siècle, c'était une ville industrielle dans laquelle les écossais exploitaient du charbon. Le nord est bordé de collines qu'ils aperçoivent au loin. Alister laisse son regard parcourir les immeubles en grés rouge, typique de la ville. Ils finissent par atteindre le pont de Kingston. Les voitures roulent à toute vitesse et ils longent la route dans l'air glacial. Lola s'arrête pour qu'ils contemplent la vue. Du doigt, elle désigne la Clyde, le fleuve qui se jette dans le Firth of Clyde, une vaste étendue d'eau côtière du Royaume-Uni.
– On va où maintenant ? demande Alister.
– On a qu'à se poser dans un parc. Ensuite, on verra où passer la nuit.
Il n'a pas trop pensé aux détails lorsqu'il a dit à Lola qu'il voulait s'en aller. Il pensait qu'elle prendrait sa tente et qu'ils pourraient la planter quelque part dans un parc. Il commence à regretter d'être dehors. Il n'avait pas imaginé la neige et au froid dans ses rêves d'évasions. Ils reprennent la route et marchent dans le silence. Cela dure une éternité. Tant qu'ils avancent, ils ne pensent pas au froid, ni à l'absence de but.
Alister en avait assez que d'autres pensent pour lui et lui disent quoi faire. Mais maintenant qu'il est dans la rue, il se rend compte que c'était agréable de se laisser porter. Les assistants sociaux lui prenaient la tête mais là, il se sent démuni, et il aurait bien aimé que Molly, son assistante sociale préférée, lui dise quoi faire.
– Il faut qu'on rejoigne l'Angleterre, décide-t-il.
– Je ne vais pas en Angleterre.
Lola a dit ça d'une voix ferme, catégorique. Il est surpris de l'entendre parler sur ce ton.
– Il parait que Londres est une ville magique et qu'on peut y être qui on veut, argumente-t-il.
– Je ne vais pas à Londres.
– Mais si on va là-bas on pourra prendre un train et partir sur le continent. J'aimerais visiter Berlin. Et Paris.
– Je ne remettrai jamais les pieds sur le sol anglais, tu m'entends ?
– Mais on ne peut pas quitter l'Ecosse autrement, s'énerve-t-il. Je n'ai pas de passeport et toi non plus.
– Tu vas où tu veux Al, mais moi je ne rentre pas à Londres.
Elle ne rentre pas ? Alors elle est londonienne, pas seulement anglaise. Il s'en doutait un peu, vu son accent, mais il ne voulait pas la questionner. Elle plante ses mains dans ses poches et fixe le sol en continuant de marcher. Ils finissent par atteindre un parc et se posent sous un kiosque où ils restent sans bouger, recroquevillés l'un contre l'autre, dans le froid. A un moment, il n'y tient plus, et se lève pour se remettre à marcher. Il fait les cent pas et Lola refuse de bouger. Elle sort sa couverture et s'enroule dedans. Il part à la recherche d'une boisson chaude et trouve un camion avec un homme qui vend du café. Dans son sac, il reste quelques pièces. Il récupère deux boissons et court rejoindre Lola.
Elle n'a pas bougé.
Il lui tend son gobelet et elle le remercie à peine avant de mettre ses lèvres sur l'opercule. Puis, après quelques minutes, elle lance :
– Qu'est-ce que tu t'imaginais ?
– Comment ça ?
– Tu pensais qu'on allait partir ensemble à Glasgow, faire une randonnée dans le nord de l'Ecosse, visiter des châteaux puis voyager en Angleterre ? Et puis quoi après ? On saute dans un train pour Paris et on s'achète une villa ?
Il sent son cœur se serrer et la colère monter. Il ne pensait rien, il ne s'est rien imaginé. Il voulait juste partir et elle a dit qu'elle venait avec lui. Il pose son dos contre le kiosque. Il est dur et absolument pas confortable. Il commence à regretter la maison chaude de Lindsay et d'Harry.
– Je veux quitter le pays, répond-t-il.
– Pas moi.
– Il fait plus chaud dans le sud de l'Europe.
– On est mineur Alister. On ne peut pas quitter le Royaume-Uni.
On ? Il croyait qu'elle avait dix-huit ans. Sur quoi a-t-elle menti d'autres ? Lola détourne les yeux et boit son café. Il fait de même, les yeux dans le vide. A un moment, elle se relève, sans lui décrocher un mot. Il ne sait pas quelle heure il est mais il sent son ventre gronder et il mangerait bien quelque chose. Il sort les derniers paquets de biscuits qu'il lui reste et ils se les partagent. Ils n'auront bientôt plus rien. Ni argent, ni nourriture, et ils ne sont pas partis depuis vingt-quatre heures. Comment la jeune fille fait-elle pour vivre dans la rue depuis si longtemps ? Il n'est pas du genre à se plaindre, mais le froid l'empêche de réfléchir et il a faim.
Ils se remettent à marcher et finissent par atteindre un quartier dont la plupart des bâtiments semblent vides et abandonnés. La ville a souffert de la crise industrielle. Les manuels de géographie la décrivent depuis longtemps comme une shrinking cities, une ville en déclin économique, dans laquelle on trouve de nombreuses friches. Lola s'arrête devant un vieil entrepôt et se glisse à l'intérieur. L'endroit est immense et il y a des bouteilles en verre brisées sur le sol, ainsi que des canettes de bières vides. Plusieurs hommes sont assis dans un coin et jouent aux cartes. Ils relèvent la tête en les voyant entrer.
– Vous êtes qui ? s'écrie l'un d'eux.
Alister marque un temps d'arrêt. Il n'est pas du genre à avoir peur des sans-abris ou des squatteurs, mais il ne les sent pas. Il attrape le bras de Lola mais elle se dégage et avance vers eux d'un pas déterminé. Elle ne se méfie pas du danger.
– On cherche un endroit où crécher. Vous ne connaissiez pas un squat sympa ?
– Ça dépend. T'as quoi à offrir ? répond l'un d'eux en ricanant.
Il a les dents jaunes, pour celles qui lui restent. Un autre siffle derrière lui.
– Il nous reste de l'argent ? demande-t-elle à Alister.
– Quelques pièces seulement.
– Ça peut s'arranger autrement, ricane un homme d'une quarantaine d'année.
Il fume un cigare et crache un filet de fumée.
– T'es bonne, dit un autre en fixant ses yeux sur Lola.
Alister en a peur. On dirait un prédateur qui fixe une proie qu'il s'apprête à dévorer.
– J'peux vous donner ce que vous voulez si vous nous aidez.
– T'es malade Lola ! Arrête.
– Ton petit copain n'a pas l'air d'accord !
Alister la tire encore plus fort pour la rapprocher de lui. Lola se débat. Elle n'est plus elle-même et c'est à peine s'il la reconnait.
– Lâche-moi.
– On s'en va.
– T'as rien compris ? Tu te crois fort parce que tu t'es enfuie d'Édimbourg, mais tu ne connais rien à la vie.
– Arrête Lola. Qu'est-ce qui te prend ?
– C'est notre seule chance de survivre ici.
– Il y a d'autres moyens, j'en suis sûr.
– Et comment tu le sais ? T'es même pas dehors depuis vingt-quatre heures que tu trembles déjà. Tout à un prix, tu n'as pas compris.
– On va trouver quelque chose pour ce soir. Et on va chercher à manger.
– Et comment tu crois qu'on va la payer notre nourriture ? Comment tu crois que je m'en suis sortie jusque-là ? Quand t'es une femme, t'as pas d'autres choix.
– Si quelqu'un doit payer, ce sera moi. Mais ils ne te toucheront pas.
Elle se retourne vers les hommes qui se sont levés et qui s'avancent vers eux. Alister sent sa main trembler. Il est prêt à payer pour tous les deux mais il ne pense pas que ces hommes accepteront sa proposition. Tout le monde n'est pas aussi ouvert que lui. Les deux adolescents reculent.
– Écoute ta copine gamin, elle est plus sage que toi.
Et là, Lola part en courant.
Sur le moment, il ne s'y attend pas, mais la peur le fait réagir et il lui emboite le pas, plus vite que son ombre. Les hommes ont un temps de retard et ils sont déjà loin quand il les entend hurler. Lola court sans s'arrêter et tourne à l'angle d'une rue. Il la suit, hors d'haleine, la poitrine en feu. Il a peur de la perdre de vue. Elle tourne à droite, puis à gauche. Derrière, les bruits sont toujours là, comme le son des voix. Il a peur. Très peur. Et la terreur le fait accélérer.
Lola s'engouffre dans un passage étroit et ils émergent sur une rue passante, remplie de voitures, de touristes et de citadins. Elle se saisit de sa main et l'entraine au milieu des passants, pour se fondre dans la masse. Son cœur tambourine et le comprime. Il peine à reprendre son souffle mais Lola n'arrête pas d'avancer. Il ne lâche pas sa main jusqu'à ce qu'elle se glisse dans un café.
Le tintement de la porte le fait réagir alors qu'ils s'assoient sur une banquette, le souffle court, les vêtements mouillés par la neige. Il ne sait même pas comment ils ont pu courir sans glisser. Pendant qu'il tente de reprendre sa respiration, il voit Lola exploser en sanglot. Il ne s'y attendait pas et elle se jette contre lui. Il resserre ses bras autour de ses épaules et elle plaque sa tête contre son cou, puis remonte vers ses lèvres. Ils s'embrassent. Fort. Fougueusement même. Comme si leur vie en dépendait.
Pourtant, même s'il ressent de l'amour pour elle, cet échange n'a rien d'un baiser de cinéma. C'est le baiser du désespoir. Comme une façon de dire : « On est en vie ».
– J'ai eu si peur, murmure-t-elle.
Il la tient contre lui. Son regard se perd derrière, à travers la baie vitrée. Les hommes ont disparu, mais il entend encore leurs voix et revoit leurs yeux fixés sur le corps de Lola. Ils l'auraient violée, il en est sûr. Et elle était prête à vendre son corps pour obtenir un abri. L'a-t-elle déjà fait ? Il aimerait la protéger et ne jamais la lâcher. Alors il la serre encore plus fort et la laisse pleurer dans son cou. Il comprend mieux ce qu'elle lui a dit tout à l'heure. La rue, ça fait peur. Si la société a ses règles, la rue à ses codes. C'est un monde à part, où il faut trouver sa place pour survivre.
– On va trouver un endroit, murmure-t-il. Un endroit où on n'aura pas peur.
Elle hoche la tête et il la berce. Il ne la quittera pas. Lola est seule et elle a besoin de lui. Et lui, il a besoin d'être utile à quelqu'un. Il a besoin d'avoir une raison de vivre, maintenant qu'Auriane n'est plus là. Et il veut que ce soit Lola.
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