Prologue

Alors que les nombreux membres du Sénat d'Alirya s'installaient dans leurs sièges rouges en velours, tergiversant sur la raison inconnue d'une convocation si tard dans la nuit, une femme à la posture droite et à l'allure autoritaire demanda le silence d'une voix forte et glaciale du haut de la salle. Tout le monde s'exécuta : absolument personne n'osa braver les ordres de la dirigeante, d'autant plus que son attitude était différente des séances habituelles. Dans le gigantesque hémicycle, plus un seul bruit ne pouvait être distingué. Hommes et femmes, tous assis, regardaient sans cligner des yeux celle qui les avait fait taire en une fraction de seconde.

— Messieurs, Mesdames, chers sénateurs et sénatrices, commença-t-elle en saluant très légèrement son auditoire. Si je vous ai convoqués en cette soirée orageuse, c'est à cause de la menace imminente qui plane sur notre beau monde !

La majorité des membres du Conseil s'agita. De nombreuses questions fusèrent de tous les côtés et un nouveau vacarme refit surface. La présidente de la réunion saisit son bâton en sapin aux ornements dorés et frappa trois fois distinctement le sol. Tous les yeux se remirent à la fixer en un instant, sans même qu'elle n'ait besoin de prononcer un seul mot.

— Je vous prie de rester calme, la discorde ne réglera pas la crise que nous sommes sur le point de traverser, continua-t-elle avant de prendre une grande inspiration. Chers représentants d'Alirya, je suis au regret de vous annoncer que ceux que nous acclamons pour leurs prouesses élémentaires ne sont pas nos alliés. Derrière notre dos, ils complotent sans cesse : ils préparent une guerre qu'ils gagneront de toute évidence si nous ne réagissons pas.

— Balivernes ! cria leur représentant. Les élémentaires sont des êtres humains comme vous : ils ont une famille, un travail, des amis... Ils ne sont pas stupides et ne créeraient jamais une guerre civile qui bouleverserait l'équilibre établi depuis tant d'années. Leurs dons exceptionnels ne font pas d'eux nos ennemis : ils les rendent simplement différents, mais la différence, si je ne m'abuse, ne devrait pas être synonyme de danger. Je refuse alors d'entendre des accusations aussi minables et infondées !

— Accusations infondées, dites-vous ? répondit-elle de manière convaincue. Permettez-moi de vous présenter une personne prête à vous montrer quelles sont les preuves d'une future attaque, affirma-t-elle en montrant une femme qui traversait l'allée centrale pour rejoindre le centre de l'immense salle. Madame, c'est à vous !

— Je m'appelle Eleanor Lason et je suis amie avec des élémentaires. Pour être plus précise, ce sont mes colocataires. Mais nos relations amicales ne m'ont pas empêchée de devoir les dénoncer pour ce que j'ai vu la veille en rentrant à mon domicile : sur la table de notre foyer, il y avait des plans de conception d'engins dangereux. Alors qu'ils me croyaient endormie, je les entendais dire qu'avec une certaine puissance élémentaire, ces appareils seraient en mesure de vaincre n'importe quelle armée. Ça m'a apeurée, et j'ai préféré avertir Madame Hollinger pour stopper au plus vite les actions complètement insensées de mes amis.

— Je vous remercie, Eleanor, reprit la dirigeante avant de se tourner vers le représentant des élémentaires qui s'était exprimé juste avant.'À présent, vous avez vos preuves, Monsieur Jolen.

— Qu'en est-il de ces preuves ? Ont-elles été soigneusement vérifiées ?! Peu importe la réponse, cela reste toujours bancal ! contesta-t-il. Vous ne pouvez pas faire de telles généralités ; ce n'est pas parce que certains d'entre nous...

— Je vous arrête ! l'interrompit la prénommée Madame Hollinger. Vous vous incluez vous-même dans le camp des accusés, ça enlève toute crédibilité à votre tentative de plaidoirie !

Le représentant Jolen ne savait plus quoi dire. Face aux plaintes douteuses que pouvait porter la dirigeante sur la population qu'il défendait, il s'était bien rendu compte que la situation ne tournait pas rond. Le comportement de sa rivale, l'annonce de cette séance impromptue, la présence d'un surplus de gardes par rapport aux réunions habituelles, toute cette assemblée n'était qu'une mascarade afin d'éliminer les êtres aux capacités surnaturelles. Plus rien ne pouvait l'empêcher d'être inculpé, ni de sauver ses confrères élémentaires. Il était déjà trop tard.

— Messieurs, Mesdames, chers sénateurs et sénatrices... reprit la présidente du Sénat d'un air emphatique. Je vous demande aujourd'hui de voter pour une loi qui sauvera l'avenir de notre monde. Aujourd'hui, je vous en conjure, faites que les élémentaires soient reconnus comme une menace. Votons pour qu'ils soient désormais officiellement nos ennemis ! Votons pour qu'ils soient stoppés avant de nous renverser ! Ensemble, nous les vaincrons !

— Nous les vaincrons ! répétèrent plusieurs fois en chœur tous les membres du Conseil, hormis le pauvre Karl Jolen, qui était alors bloqué, dans l'impossibilité de s'échapper.

Dans les jours qui suivirent ces événements, le Conseil des Eléments fut destitué après avoir été déclaré comme étant une organisation dangereuse pour la population d'Alirya, et ses membres éminents furent dans l'obligation d'abandonner leur vie paisible pour suivre des chemins de fugitifs. D'un côté, les élémentaires se retrouvaient traqués, torturés et tués. De l'autre, ils devinrent sujets à des expériences scientifiques afin de tirer parti de leurs pouvoirs. Il ne restait pas plus d'une trentaine d'élémentaires encore en liberté, contraints à cacher une partie d'eux-mêmes. Dans chaque coin de rue, des affiches de recherche étaient collées pour retrouver les derniers qui se cachaient. Les journaux ne parlaient plus que de cette nouvelle ère qu'étaient en train de créer Madame Hollinger et ses alliés politiques. Entre toutes les révoltes qui sévissaient à travers le continent, le monde légendaire d'Alirya connaissait un véritable tournant dans son histoire.

Durant ce grand mouvement de soulèvement, causé par la peur des humains sans pouvoirs vis-à-vis de ceux qui en avaient, dans le village de Hersey, non loin de la capitale d'Ouravis, un couple d'élémentaires aux capacités surpuissantes se cachait. La femme était sur le point de donner naissance à un enfant. Cependant, les soldats de la Garde d'Alirya avaient été avertis par des habitants anti-éléments et s'apprêtaient à les assaillir. L'homme, élémentaire de l'énergie, s'empressa de défendre sa femme qui venait de commencer à accoucher. Ses premiers cris de douleur résonnaient dans son esprit ; il se battrait sans relâche jusqu'à ce que leur enfant soit né. Son pouvoir dépassait largement la puissance moyenne des élémentaires : il était capable de débarrasser chacun de ses ennemis de leur énergie afin de les endormir sur place, tout en matérialisant des armes luminescentes plus qu'efficaces, ou même en créant des flashes de lumière si éblouissants qu'ils en aveuglaient tous ceux qui portaient le regard en leur direction. Mais était-ce ce qu'il souhaitait réellement ? Voulait-il vraiment que son enfant naisse dans le sang de ses ennemis ? Non. Depuis qu'il avait appris qu'il allait être père, il craignait chaque jour de ne pas en être un bon. Et là, il combattait à mort un ennemi grandissant. Ce n'était ni l'exemple qu'il voulait transmettre, ni le message qu'il voulait envoyer. À la fois dans son rôle de père et d'élémentaire, il devait faire mieux. Il lui fallait montrer que les personnes comme lui n'étaient pas un danger.

En jetant un dernier regard larmoyant vers sa femme qui souffrait de l'accouchement, il concentra toute sa puissance élémentaire en lui-même, transformant son corps en une silhouette fluorescente d'énergie. Puis, il déversa tout son pouvoir, ce qui le désintégra sur le champ en emportant son dernier cri de douleur. Mais cette ultime action, ce sacrifice, n'avait pas été vaine : un dôme de protection entourait la mère, alors que l'enfant venait de quitter son ventre. Il avait donné sa vie pour laisser à sa femme quelques secondes avec leur bébé. C'était la seule et unique chose vaillante qu'il pouvait faire : il ne désirait pas se battre inutilement ; il savait qu'il aurait été vaincu inéluctablement.

Le bébé, dans les bras de sa mère, était un garçon. Les larmes de cette dernière coulaient sur le corps chaud de l'enfant qu'elle avait emmitouflé dans une couverture. Même si la situation dans laquelle elle se trouvait ne s'y prêtait pas, elle affichait un sourire maternel unique. Ses yeux brillants témoignaient de sa prise de conscience : elle n'allait pas pouvoir l'éduquer et vivre tous ses premiers instants. Elle en était consciente, et elle savait aussi qu'elle vivait ses dernières minutes.

La bulle d'énergie céda sous les tirs, et des soldats l'encerclèrent. Épuisée à cause de la mise au monde de son enfant, elle ne pouvait pas se servir de son pouvoir pourtant si puissant. Tout à coup, un homme, qui présentait sur son torse de nombreuses insignes, s'interposa.

— Donnez-moi l'enfant, disait-il d'une voix rassurante. Je prendrai soin de lui, et l'écarterai de tout danger, je vous en donne ma parole !

La mère ne voyait pas d'autre solution. Elle n'avait pas le choix : si elle voulait assurer un avenir à son enfant, elle était obligée de le lui laisser. Un nœud se forma dans sa gorge tandis qu'elle lui tendit le bébé, qu'il récupéra dans ses bras en lui offrant un regard protecteur. Cette action réchauffait le cœur de la mère : son bébé allait vivre. L'homme se retira en direction d'un vaisseau de la Garde.

— Général Arinjer, que faisons-nous de la femme ? demanda l'un des soldats avant que l'homme ne referme la soute du véhicule.

— Je n'ai pas le droit de vous dire de l'épargner, ce que je regrette... souffla-t-il avant de reprendre sa forte voix. Alors, je vais vous demander d'accomplir votre mission sans la faire souffrir, s'il vous plaît.

La femme le remercia de tout son coeur pour les attentions qu'il lui avait prêtées. Puis, deux soldats l'attrapèrent par les bras et l'attachèrent dans une maisonnette, pendant que le vaisseau s'éloignait déjà dans les airs. Les gardes outrepassèrent les ordres de leur supérieur : ils allumèrent le feu à l'habitation en bois après y avoir jeté deux autres individus du village. L'unique souhait du général n'avait pas été respecté : elle allait brûler vive dans d'atroces souffrances. La Garde quitta les lieux alors que la petite résidence s'écroulait déjà sous les flammes avec, à l'intérieur, trois innocents qui n'avaient commis pour seul crime celui d'être né avec des dons magiques. Des cris stridents se firent entendre, et disparurent au bout de quelques instants seulement.

Quelques temps plus tard, les médias parlaient du « Soulèvement » comme d'une révolte qui avait sauvé la population d'Alirya. La majorité des élémentaires avait été appréhendée, de quelque manière que ce soit, au détriment de quelques infrastructures endommagées et de soldats légèrement blessés. Jamais il n'y eut de telle rébellion : Maria Hollinger avait mené le monde d'Alirya à une nouvelle ère, une ère où tous les êtres aux pouvoirs exceptionnels devenaient les plus grands fléaux de l'humanité.

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