Chapitre 8
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Un an auparavant
Elian, 21h33
Ils te voulaient quoi, ce midi ?
Moi, 21h34
Rien, t'inquiète !
Elian, 21h34
Renie le déni et dis-moi tout, ma Mimi !
Je souriais devant mon téléphone, Doudou dans les bras et la tête enfoncée dans mes quatorze coussins. Ni plus, ni moins. Le bruit de la télé transperçait les murs de l'appart, et j'entendais ma mère se marrer avec son nouveau coup d'un soir. Un énième homme qu'elle ne reverrait pas. Moi non plus, d'ailleurs. Du moins, si j'osais sortir de ma chambre et voir son visage. Les verres se frappaient toutes les cinq minutes, à chaque fois qu'ils les avaient à nouveau remplis, et le son aigu me donnait mal à la tête. Mais le surnom qu'Elian me donnait ravivait ma joie. Sauf que je n'aimais pas l'admettre, parce que je n'avais pas l'habitude qu'on m'en donne.
Moi, 21h35
Je t'avais dit d'arrêter avec ce surnom !
Elian, 21h35
Jamais. Il est mimi, comme toi ma Mimi !
Mais ne change pas de sujet ! >:(
Je commençais à taper une réponse, mais lui dire que tout allait bien, c'était lui mentir. Et Elian savait lire dans mes yeux les peines que je cachais. Toujours plongé dans ses bouquins de psychologie, c'était comme s'il me connaissait mieux que moi-même. Il saurait, au premier regard que nous échangerions le lendemain, que je ne lui disais pas la vérité. Et je devrais faire face à toute la trahison qu'il ressentirait. Mes pouvoirs m'y condamnaient, inéluctablement.
Moi, 21h37
On en parle demain, d'acc ?
Il ne répondit pas. Et je n'avais plus la force de rester éveillée. Je m'apprêtais à fermer les yeux et m'endormir, mais les murs se mirent à trembler sous des cris dans le salon.
— Tu crois pouvoir me toucher comme ça, sale pervers ?! vociféra ma mère.
— Regarde ta tenue, c'est tout ce que tu veux !
— Dégage de chez moi, enfoiré !
J'ouvris la porte de ma chambre, et celle de l'entrée claqua au même moment. Les chandelles venaient de s'éteindre, le peu de fumée se libérait dans la pièce. Et les éclats d'une bouteille gisaient sur le parquet. Ma mère pleurait, et son maquillage coulait avec ses larmes.
— Ça va, maman ? demandai-je en m'approchant, évitant les bouts de verre au sol.
Sa tête s'orienta d'un coup vers moi, comme un robot désarticulé, et son visage n'était plus empreint de tristesse, mais de haine.
— Oh, toi ! Tout est de ta faute !
Elle m'attrapa violemment les poignets, et me poussa jusqu'à me plaquer contre un mur. Je criais de douleur : mes pieds s'étaient joints aux morceaux de verre, qui me coupèrent la peau. Les larmes s'enchaînaient, mais elle n'en avait rien à faire. Elle me bloquait de toutes ses forces, et mes mains blanchissaient de plus en plus : le sang ne pouvait plus circuler. J'agonisais sous une respiration saccadée qui ne parvenait pas à me fournir assez d'oxygène.
— Si tu n'existais pas, peut-être que j'aurais eu une chance de m'en sortir ! cria-t-elle.
Elle me gifla.
Le contact de sa main sur ma joue avait réveillé des souvenirs que j'avais enfouis. Elle ne m'avait pas frappé depuis quoi, quelques années ? Et là, elle voulait recommencer. Quand j'étais petite, l'école avait porté plainte contre ma maman, pour coups et blessures, en constatant des bleus sur ma peau. Et ce jour-là, j'avais failli la perdre. On allait m'arracher à elle, à ma seule famille. Parce que mon père, je ne l'avais jamais connu. Elle répétait que c'était une enflure, un lâche qui n'avait pas assumer d'avoir mis enceinte une femme. L'horrible Ronnie Morgan. Et il était mort, je ne savais même pas de quoi, elle ne me l'avait jamais dit. Dans tous les cas, je ne pouvais pas me séparer d'elle. Elle restait ma mère, même si l'alcool lui avait tellement brouillé la vue qu'elle ne reconnaissait plus sa propre fille.
— Ne me regarde plus jamais avec ton putain d'air dédaigneux ! postillonna-t-elle.
Elle me lâcha finalement, mais inspirer m'irritait la gorge et le bas de mon buste.
— Range-moi ce bordel ! J'aurais jamais dû laisser cet enfoiré venir chez moi.
Elle rattrapa son rhum, qu'elle n'avait pas terminé. Un quart du verre qui, en un battement de cil, fut ingéré. Elle s'engouffra sur le canapé, recroquevillée dans sa couette, regardant sa précieuse télé, sans même jeter un œil à mon état.
Je me ruai dans la salle de bains, et m'enfermai à clé. Je relevais mon pied nu. Des gouttes s'écrasaient sur le carrelage blanc de la pièce. À l'aide de mes pouvoirs, je décollais les fragments de verre qui s'étaient accrochés sur ma peau, et le sang se remit à couler. Et j'avais envie qu'il continue, encore et encore, pour que plus jamais je n'ai à revivre ce genre de situation. Elle serait débarrassée de moi, et moi d'elle. Et de toutes ces choses qui pourrissaient mon quotidien.
Je ramassai le plus gros éclat qui s'était incrusté sous mon pied, et je le frottais avec mon pouce pour enlever le liquide rouge qui s'était déposé. La pointe froide du morceau touchait ma paume et tachait ma main. Mon regard errait vers le sol carrelé. Les échos de la dispute résonnaient dans ma tête, comme une balle qui ne s'interrompait pas dans sa course, rebondissant sans s'arrêter. Puis le bout de verre se mêla à mes bras, et une nouvelle rayure apparaissait à chaque inspiration. Une. Et deux. Puis trois. Et je ne m'arrêtais pas. J'expirais à chaque fois, libérant la douleur émotionnelle qu'on m'avait infligée. Mon pouls se sentait à travers chaque parcelle de mon corps, comme un marteau qui m'importunait violemment sans vouloir s'arrêter. Mimi voulait partir, Elian. Mais tu me retenais au bout d'une corde, juste devant une falaise, pour m'empêcher de tomber. Je t'en voulais. De me garder en vie. À me sourire, comme si tout allait bien. Pourquoi m'obliger à vivre, quand ce n'était plus ce que je voulais ?
Le son d'une notification me tétanisa. Le débris de la bouteille quitta ma main et se brisa sur les carreaux froids, par terre. De mes doigts gouttait du sang. Mon sang. Pourquoi j'avais fait ça ? Pourquoi je m'étais fait ça..?
Elian, 21h53
D'acc, Mimi !
N'oublie pas que je suis là aujourd'hui,
je l'étais hier, et je le serais demain.
À jamais présent pour toi ! <3
Il me décrocha un sourire, alors que mes mains étaient tachées d'un sinistre rouge carmin. Je posai doucement mon téléphone sur le lavabo, et portai mon attention aux fins traits tracés sur mes avant-bras. Les entailles n'étaient pas profondes. Je ne saignais déjà plus. Mais pour combien de temps ? Quand allait-être la prochaine fois que je succomberais ?
Je fermai les yeux et focalisai toute ma concentration sur eux. Je devais les refermer. Et j'en étais capable. Si je pouvais me faire flotter moi ou des objets, il n'y avait pas de raison pour que je ne puisse pas faire ça. Et pourtant... Pourtant, je me trompais. Pas le moindre mouvement sur ma peau. Pas une seule pression exercée par mes pouvoirs, rien. Non, ma pauvre fille. Tu n'arrivais ni à avoir une relation saine avec ta mère, ni à te défendre contre ces abrutis à l'Institut, ni même à faire quoi que ce soit d'autre, alors comment tu pouvais espérer réussir à maîtriser tes dons ?! Si c'en étaient vraiment, d'ailleurs. Visiblement, c'était moi, l'abrutie, pas eux.
À coups de pansements, j'étais recouvert de sparadraps qui me démangeaient la peau. Même sous mes pieds. Des compresses sous les pieds, c'était quel genre de connerie qui s'était faufilée dans ma tête ?! Ces blessures-là, au moins, je n'en étais pas responsable. Je n'étais pas un cas irrattrapable jusqu'au bout, bonne nouvelle.
Moi, 22h04
Merci, Eli !
Mon sauveur, comme d'hab <3
Un like sur mon message.
Puis, je nettoyai la pièce, qui regorgeait de sang par-ci par-là. Il fallait que je recouvre mes bras, ma mère ne devait surtout pas les voir. Je commençai par saisir son peignoir, mais je la reposai sur le champ : si elle m'apercevait avec, elle allait encore piquer une crise. À contre-coeur, je récupérai l'un de mes sweats dans la corbeille de linges sales, et l'enfilai. J'avais galéré trois plombes à mettre des pansements, qui ne me protégeaient même pas des brûlures de mes plaies au contact de mon pull. La douleur ne s'arrêtait jamais. Ni sur mon corps, ni dans ma tête.
J'entrouvris doucement la porte, et de là, ma mère s'était endormie sur le canapé. Elle n'avait aucun remord. Non, tout ce qui comptait, c'était elle. Et moi, j'avais choisi de vivre avec son égoïsme. Parce qu'elle était ma maman, avant tout. Ma chère maman aimante, évidemment.
Je profitais qu'elle soit dans son cher pays des rêves, où des rivières d'alcool devaient se déverser partout et tout le temps, pour user de mes pouvoirs. Du moins, j'essayais. Mais je n'y arrivais pas. Je puisais de toutes mes forces, mais rien ne voulait bouger. J'étais si bonne à rien ?! Dans un dernier élan, je repensais aux messages d'Elian. Puis je fermai les yeux.
Les morceaux de verre au sol, les gouttes de sang et d'alcool mélangées, la vaisselle sur la table, tout flottait lorsque je les rouvris. Merci mon meilleur ami et sa positivité, mais est-ce que j'allais avoir sans cesse besoin de lui pour contrôler mes pouvoirs ?! Et qu'est-ce qui se passerait s'il venait à disparaître ? Je serais bloquée à jamais ?! Je remettais tout à sa place, parfaitement. Au moins, là, j'avais l'impression de pouvoir maintenir un peu d'ordre, contrairement à ma vie chaotique qui était indomptable.
Puis je baissai mon doigt, et toutes les lumières de l'appart s'éteignirent en un instant. Je me glissai dans mon lit, en boule sous ma couverture et mes plaids. Je voulais m'endormir. Il n'y a que là que j'étais libre. De mes pouvoirs. De ma mère. Et de tous mes problèmes. Comme ma mère l'était, sur son précieux sofa. Le sommeil était mon dernier refuge. Il y avait Kyon, et Elian, et Eileen aussi, mais je devais m'efforcer tout le temps de repousser leurs pensées. Tous les jours, je me battais contre elles, pour éviter de briser la confiance qu'on avait entre nous. Et c'était fatigant.
Ma vie aurait été meilleure sans toi !
Tu es ma pire erreur.
23h19. Une heure avait déjà passé et je ne ressentais pas la moindre fatigue. Rien. Juste une solitude infinie qui m'obligeait à entendre encore et encore les pires atrocités que ma mère avait pu me dire. Mais peut-être que je le méritais ? Peut-être que j'avais échoué en tant que fille ?
Une pauvre bonne à rien.
Aussi faible que ton père.
Ma fille ? Un échec, plutôt.
1h45. Encore deux heures qui s'étaient écoulées, et je n'avais pas fermé l'œil une fois. Je fixais le plafond. Sans détourner le regard. Le temps était long, mais je devais faire avec. Si j'avais voulu prendre un médoc pour faciliter mon sommeil, j'aurais dû y penser plus tôt. C'était trop tard, maintenant. Et le jour n'était pas prêt de se lever non plus.
Pauvre gouine.
Sale lesbienne.
T'as pas honte, franchement ?
2h39. Après les remarques de ma mère, l'homophobie que je subissais se propageait dans mon crâne, et me donnait mal à la tête. Comme si les entailles sur mon corps ne me faisaient pas suffisamment de mal, il fallait que mon esprit me condamne à réécouter toutes ces paroles qui m'avaient poussé à les faire. C'était un cercle vicieux. Inarrêtable. Inéluctable. Contre lequel mes pouvoirs n'avaient justement aucun pouvoir.
Et je continuais de souffrir de mes plaies. Ça me brûlait comme un chien, sauf que je ne pouvais m'en prendre qu'à moi. C'était ma faute. La mienne et celle de personne d'autre. Même pas ma mère. Elle essayait de faire de son mieux, elle ne savait juste pas que son mieux pouvait être bien meilleur que ce qu'elle n'offrait déjà. Mais on ne pouvait pas lui en vouloir, si ? Elle aurait très bien pu m'abandonner comme une vieille chaussette trouée et délavée dans une benne à ordures aux confins du monde, dans des villes abandonnées comme le Port d'Eolidia ou la Vallée d'Hunestio. Mais elle m'avait gardé. Et elle avait fait son possible pour que je puisse grandir dans le chaud. Tout le monde n'avait pas cette chance, d'avoir un foyer.
3h58. Je pensais au silence. C'était bête, dit comme ça, mais j'aimais réfléchir à ce qui faisait qu'il pouvait être précieux. Surtout pour moi. Loin des pensées de tout le monde, c'était le calme dans ma tête. Le soir, au lieu de succomber sous le poids des préoccupations de tous ceux autour de moi, je pouvais profiter de la paix de mon unique voix. Et puis, qui n'était pas conquis par ma sublime petite voix ? Personne, évidemment. Je pouvais charmer n'importe qui avec. C'est pour ça que les quelques filles pour lesquelles j'avais craqué m'avaient toutes refusées. Ahah.
Il y avait cette fille, qui était venue dans un superbe tailleur, et j'étais folle de son petit chapeau. Elle dégageait un charisme monstrueux, et elle venait de rejoindre notre classe, avec Kyon — Elian était dans une autre classe, où il avait rencontré Eileen, notre nouvelle amie —, et il m'avait conseillé d'aller lui parler. Alors j'y étais allée, et ça avait ressemblé à un truc du genre :
— Heyy, j'aime trop ton style !
— Heyy, j'aime pas les pédales, moi, bye !
Comme si c'était marqué sur mon front. La pauvre lesbienne de la classe. Et on l'avait déjà mise au courant, visiblement. Elle était la première, et presque la dernière, à qui j'avais osé faire un compliment. Mais personne n'aimait les compliments des gens différents. Parce que, selon eux, nos mots n'avaient pas la même valeur que les leurs. Et je détestais qu'on nous stigmatise comme ça, juste parce qu'on aimait d'une autre manière. Mais c'était comme ça.
5h15. Le réveil de ma mère retentit. Elle devait aller au boulot. Ses pas étaient lourds, j'entendais le parquet grincer sous ses pieds. Des fils de lumière passaient sous ma porte après qu'elle les eût allumées. Puis un éclat plus fort m'aveugla un instant : ma mère venait d'entrouvrir la porte.
— Pardon ma puce, je t'ai réveillée ?
— C'est rien, t'inquiète, soufflai-je en faisant semblant de me rendormir.
— Repose-toi bien, ma chérie !
Elle me quitta, dans une douceur presqu'irréelle. Cette personne-là aussi, c'était ma mère. Celle qu'elle pouvait être sans son alcool à la con et ses excès de colère intempestifs. C'est aussi pour ça que je jetais ses bouteilles. Peut-être que si je l'en éloignais, la maman attentionnée dont je gardais l'image pourrait survivre plus longtemps. Et peut-être qu'elle pourrait le rester pour toujours. Mimi rêvait de ça tous les soirs, que ça se réalise.
6h30. C'était au tour de mon alarme de résonner, et je n'avais pas dormi une seule seconde. Mon miroir, en face de mon lit, reflétait toute la fatigue marquée sur mon visage. J'avais l'air d'une momie qui avait eu le temps de se décomposer une bonne centaine de fois. Ou alors, j'étais un vieux torchon délabré qui avait nettoyé toutes les ordures du monde. Au choix. Dans tous les cas, j'étais crevée. Mais j'allais devoir affronter la journée.
Une douche, froide, parce que le ballon d'eau chaude était déjà vide, puis je rentrais déjà mon corps rayé dans mes habits. Un pull marron en laine, un tee-shirt blanc, un large jean beige et la paire de baskets qu'Elian m'avait achetée pendant notre dernière journée shopping. À travers mon miroir, il n'y avait plus aucune trace de ce que j'avais fait la veille. Comme si Mimi était la fille la plus heureuse de ce monde avec son grand sourire, qu'elle ne devait pas cacher une part d'elle et vivre avec celles dissimulées des autres.
* * *
Une main se promena sur mon épaule alors que je venais de franchir le portail de l'Institut inanimé. J'accélérai, pour qu'on me lâche, mais ses pas trainaient dans les miens. Et mon cœur s'emballait. Il me suivait. Comme un chien affamé. Un loup prédateur en quête de sa proie, une vipère prête à mordre. Et les autres serpents sifflants étaient là. Ils m'avaient coincé, et j'étais tombée dans leur piège.
— Laissez-moi seule, dégagez ! m'écriai-je, alors qu'il n'y avait personne pour les voir.
Ma voix tremblait, et j'étais paralysée contre un mur, je ne pouvais rien faire. Ils étaient quatre. Et moi seule. Contre cette façade. Glaciale.
— Pas de quoi avoir peur, princesse.
— On veut juste parler, c'est tout.
« Parler » ? Alors pourquoi ils me bloquaient avec leurs mains, hein ?!
— Moi j'veux pas de vous, des gars qui pensent qu'avec leur entrejambe.
À en voir leur visage, leur égo avait pris un coup. Mimi, 1 point, eux, zéro. Mais je ne pouvais toujours pas me détacher de leurs bras. Et je sentais ma respiration se saccader de plus en plus. Ce n'était pas le moment. Pas pour une crise. Pas maintenant. Mais mon angoisse grandissait quand même face à eux.
— Fais pas ta coincée, je sais qu't'en as envie, princesse !
Il s'approcha encore un peu plus près, jusqu'à ce que ma poitrine touche son torse. Et il continua avec son visage. La distance entre nos lèvres diminuait cruellement à chaque fraction de secondes et l'air me manquait. Il n'allait quand même pas...?!
Ma puissance élémentaire s'éveillait. Elle s'enrageait dans mes veines, prête à se déverser sur ces porcs à l'affût. Je pouvais les envoyer à l'abattoir en un claquement de doigts. Ce n'était pas l'envie qui manquait, mais le courage d'assumer ce qui arriverait ensuite. J'étais impuissante, emprisonnée par ma propre puissance. Et plus je paniquais, plus je sentais son haleine me déchirer les poumons à mesure qu'il se rapprochait contre mon gré. Les rires de ses potes me pourrissaient le crâne, et au-delà de mon angoisse, c'était mes pouvoirs qui me torturaient. Je souffrais deux fois plus, et ils se marraient quatre fois plus encore.
— Hé, dégagez de là ! cria une voix brouillée par la pluie qui s'abattait sur le goudron.
Le gars qui me tétanisait s'éloigna tout à coup. Le club des quatre abrutis se retenait sur le même mur contre lequel ils me coinçaient, comme s'ils avaient tous perdu l'équilibre en un instant. Et Elian était là, juste à côté. Son visage était passé d'une expression crispée par la colère envers ces gars qui m'oppressaient, à un sourire attendrissant en voyant sa chère Mimi. Je procurais souvent cet effet-là, c'était l'effet Souris avec Mimi.
— Regarde-les, ma richesse les effraie, pouffa Elian en les pointant du doigt.
Il arrivait à me faire rire, alors que ma respiration ne s'était toujours pas arrangée.
Ils ne tenaient plus debout. Incapables d'aligner trois pas. Trois d'entre eux parvinrent à s'enfuir, mais le dernier, celui qui avait essayé de m'embrasser sans que je ne le veuille, il était toujours recroquevillé sur la paroi du bâtiment. Le menaçant Elijah n'avait plus l'air que d'un gosse en manque de calcium. Il réussit à se retirer de sa bouée de sauvetage : il s'échappait à son tour.
— Bande de pédales, salut les princesses ! s'exclama-t-il.
Il trébucha et la moitié de sa tête se noya dans une flaque. Ses précieux cheveux et sa raie sur le côté traînaient dedans. Eileen nous aurait bien sorti l'un de ses adages habituels, du type ça, c'est le karma, et même Kyon, avec l'éternel pacifisme de sa mère, ne les aurait pas défendus. Il n'y avait pas de place pour la compassion pour ce genre de gars. Il n'en avait pas eu pour moi, lorsqu'il m'avait forcé à être auprès de lui.
— Ils viendront plus t'embêter, crois-moi.
— Tu vas payer pour les envoyer à l'autre bout du monde ? m'esclaffai-je en entourant son bras, qu'il avait dans la poche, du mien.
— J'aime bien l'idée, je note ! s'écria-t-il.
Et ma crise était passée : Eli avait sauvé Mimi, encore une fois.
— Eli, tes oreilles, encore ?
Elles saignaient. Pas beaucoup, mais quand même.
— C'est rien, t'en fais pas Mimi !
Il sortit un mouchoir de sa poche et s'empressa d'essuyer le liquide carmin.
— Ça a recommencé quand ? m'inquiétai-je.
— Mei, ne t'inquiète pas ! C'est de moins en moins fréquent, maintenant.
Je voulais le croire, mais son regard fuyant le trahissait. C'est lui qui m'avait expliqué ça. S'il évitait le blanc de mes yeux, il tentait de fuir une situation qui le mettait mal à l'aise, et il mentait.
— Eli, tu me mens ?
— C'est possible, rit-il en jetant son papier dans une poubelle avant de poser sa main sur mon épaule.
Et il souriait. Comme toujours.
— Tu sais que tu peux me parler, hein ? C'est.. ta maladie..?
— Mon traitement perd en efficacité ces derniers temps. J'vais sûrement devoir retourner à l'hôpital.. mais ça va aller, t'inquiète pas !
— Comment j'suis censée ne pas m'inquiéter ?!
Mes mains se remirent à trembler, et ma respiration à défaillir.
Et lui, il continuait de propager sa positivité.
— C-comment tu fais.. pour rester optimiste ?! Ça te poursuit depuis des années...
— Vous êtes là. C'est tout ce qui compte. Les amis avant tout, pas vrai ?
— Kyon est au courant ?
Il baissa le regard. Oui, il le savait. Depuis un moment, visiblement.
— J'veux pas qu'tu penses que tu ne comptes pas pour moi, Mimi.
— Non, je sais. J't'en veux pas.
— T'en as le droit, hein.
— Comment je pourrais te faire la tête à toi, de toute façon ? Tu restes mon p'tit Eli !
Et en une seconde, j'avais rendu ses cheveux soignés en une coupe ébouriffée.
— J'suis plus vieux qu'toi, j'te signale ! s'écria-t-il.
— Je serai là le plus souvent possible. J'te raconterai mes conquêtes impossibles, et je t'écouterai te plaindre, même si ça devra prendre des heures.
— Promis ?
Il enleva la bague qu'il portait sur l'annulaire. Sa préférée. Celle qui avait scellé notre dernière promesse. Et je retirai la même, sur le même doigt.
— Promis.
Et pour la énième fois, depuis qu'on s'était connu en maternelle, Elian enfonça sa bague sur mon quatrième doigt, et je fis la même chose. Encore une promesse. Et sûrement pas la dernière. Pas d'inquiétude, mon Eli : Mimi était là pour assurer tes arrières. Jusqu'au bout. Comme tu l'avais toujours fait pour moi.
— Merci, ma Mimi.
Il me serra dans ses bras. On le faisait tellement si souvent qu'un jour, je finirais par sentir son odeur. Et lui la mienne. Au moins, on ne serait jamais séparé. Jamais.
* * *
— La même chose que d'habitude ? demanda Isaiah.
On était à l'Elemental Coffee, comme d'habitude. La serveuse nous connaissait bien, maintenant. Ça faisait un an et demi qu'on venait toutes les semaines, heureusement que nos beaux visages s'étaient imprégnés dans sa mémoire. En faisant le tour de table d'un regard, j'avais compris.
— Oui, s'il te plaît ! Et n'oublie pas : pas de chocolat noir pour Eileen, sinon on la reverra plus.
D'un grand sourire, Isaiah partit s'occuper de notre commande aussitôt, alors qu'Elian et Eileen riaient à ma blague. Elle était allergique au chocolat. Mais uniquement le noir. Et j'aimais la taquiner avec ça. Elle s'était jointe à nous seulement quelques mois auparavant, depuis qu'Elian nous l'avait présentée comme sa seule amie dans sa classe, et ça avait collé directement.
C'était un petit rayon de Soleil. Toujours souriante, toujours positive, le portrait craché d'Elian. Ils étaient faits pour être amis. Et elle était faite pour me plaire, je crois. Il y avait quelque chose chez elle qui m'attirait. Impossible de dire si c'était son enthousiasme, ses petites attentions ou je-ne-sais-quoi d'autre, mais Eileen provoquait quelque chose en moi. Plus puissant que la fille odieuse au chapeau. Bien plus puissant.
— Et sinon, tu comptes rien nous dire, Ky ? lança Elian en se penchant sur la table vers lui.
— Ah bon ? J'apprends que tu me caches des choses..! déclarai-je en m'invitant dans le jeu d'Elian.
— Dis-nous tout, Kyonounet ! clama Eileen à son tour.
On était tous les trois, courbés vers notre meilleur ami pour l'intimider. Et il rougissait.
— C'est bon, c'est bon ! s'écria-t-il. Mes parents m'ont emmené au resto comme ça, et je les ai harcelés de question, j'voulais trop savoir pourquoi parce qu'on y va jamais sans raison. Et résultat, ils m'ont annoncé que j'étais.. adopté..!
— Quoi ? Comme ça ?! m'exclamai-je.
Et d'un geste brusque, la scène tournait à la catastrophe. Spécialité de l'incorrigible Mimi. Ma main entra en contact avec l'une des tasses de notre commande ; Isaiah venait de revenir avec le plateau de nos boissons. Le temps sembla se ralentir, et j'en profitai pour maintenir le café droit le temps de l'attraper. Puis les secondes redevinrent des secondes, les minutes des minutes, et ainsi de suite, pendant que l'une de mes mains se tenait à la table, et l'autre avait l'anse du café latté d'Elian entre les doigts. Au milieu de tout ce monde, et de mes amis, je venais d'utiliser mes pouvoirs. Délibérément. Et pour une bêtise. Une bêtise qui pourrait me coûter la vie.
Je scrutai chaque personne, pour déceler la moindre crainte, le moindre soupçon. Si j'avais été vue, ce n'était pas seulement moi qui était en danger, mais tous ceux que j'aimais. Mimi avait fauté, comme d'habitude.
— Wouah, joli réflexe ! s'étonna Isaiah, les yeux émerveillés.
Je lui adressai un sourire, mais au fond de moi, je bouillonnais. De peur. D'excitation. De frustration. Un beau mélange de tout ça. Mes pouvoirs se battaient entre malédiction ou don. Qu'en étaient-ils vraiment ? Je ne le savais pas moi-même. Il y avait plus d'inconvénients que d'avantages, mais ils faisaient partie de moi depuis si longtemps, et j'avais appris à accepter chaque mauvais point pour mieux profiter des meilleurs : j'avais beau vivre dans un monde qui m'empêchait d'être entièrement moi-même, ça ne me bridait pas sur ma passion pour les potins. En voilà, un bon côté.
Elian récupéra enfin son précieux latté, et l'incident avait déjà l'air de s'être évaporé. Ça ne pouvait pas être si facile, si ? Quelque chose clochait évidemment. Rien n'était simple. Jamais ça ne l'avait été, alors pourquoi ça le serait désormais ?
— Au fait, tes parents sont maso pour avoir voulu un gosse aussi chiant que toi ? s'esclaffa Eileen au sujet de Kyon.
— Ils voulaient juste un fils parfait, écoute ! pouffa Kyon.
— J'avoue qu'ils ont trouvé LE fils parfait, susurra Elian en haussant plusieurs fois rapidement les sourcils.
Il le... Non, quand même pas..?!
* * *
La clochette de la porte résonna, et Eileen, Elian et Kyon franchirent le pas.
— Mademoiselle, attendez ! parvint une voix masculine, derrière moi.
Un bel homme dans un costume noir. Pardon, reformulation : un homme dans un beau costume noir. Ça changeait tout.
— Je n'suis pas intéressée, désolée !
— S'il vous plaît, je dois vous parler.
Il avait attrapé ma main pour me retenir. Je lui faisais autant d'effet que ça ? Mimi et son charme naturel, après tout.
— J'vous rejoint dans une seconde, prévins-je mes amis. Qu'est-ce que vous voulez ?
— Vous pouvez probablement lire dans mes pensées pour le savoir, chuchota-t-il près de moi.
Est-ce qu'il voulait que je dévoile mes pouvoirs, comme ça, devant tout le monde ? Peut-être qu'il voulait m'intimider, mais qu'il n'en savait rien ? Ou alors, il comptait me menacer de me dénoncer ? Je n'avais pas confiance en lui.
— J'aimerais bien en être capable, mais vous vous trompez de personne. Encore désolée.
— Et cette personne reviendrait parmi nous, si je lui proposais d'aider à rétablir l'égalité dans ce monde corrompu ?
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