Chapitre 5

Mes tremblements ne s'arrêtaient plus. Je n'avais plus aucun contrôle, et j'avais du mal à inspirer. Encore. Les crises s'enchaînaient, et toutes mes tentatives de les régler, elles, échouaient. Qu'est-ce qui était en train de se passer ? Mes parents, des agents d'une organisation secrète ? Et ma meilleure, tout autant ? Ça n'avait aucun sens. Tout allait trop vite, et j'étais dépassé.

J'étais assis sur l'un des tabourets du bar de notre cuisine. Je triturais mes bagues, comme d'habitude. Et le bruit de l'horloge, à chaque seconde, résonnait dans ma tête. J'y avais toujours été sensible, mais là, c'était différent. Je préférais m'y réfugier, parce qu'autrement, mon esprit devait faire face au reste de mes préoccupations. À choisir, je penchais plus pour entendre le claquement des aiguilles, que pour sentir la douleur foisonnante que les derniers événements m'avaient apportée. Mais elle me rattrapait. Tout le temps.

— C'était mieux pour toi qu'on te garde loin de ça, mon chat, s'approcha ma mère.

Elle avait une main posée sur une chaise — pas celle sur laquelle j'étais assis —, et l'autre était dans mes cheveux, pour des papouilles. Un moyen subtil que je leur pardonne. Mais j'étais entouré de gens qui m'avaient caché la vérité. Et accorder ma confiance, même à mes proches, ça devenait difficile.

— Vous étiez vraiment à un dîner d'affaires ce soir, au moins ?

— Oui, c'est vrai. L'ODE est la seule chose pour laquelle on t'ait menti. Ton père m'a dit que Maria recherchait, selon ses dires, un « groupe de clandestins qui protégeaient les dernières menaces élémentaires subsistantes ».

— Elle va vous débusquer, maman...

En continuant ses caresses dans mes cheveux, elle me prit dans son autre bras.

— Ne t'inquiète pas, ça n'arrivera pas.

— Et si elle savait déjà ?

— Tu verrais des camions blindés et des soldats qui le seraient tout autant, crois-moi mon ange.

Elle avait l'air si sûre d'elle. Mais tout le monde connaissait le destin funeste des élémentaires et de ceux qui les aidaient. À l'Institut, cette année, mis à part l'histoire ennuyante qu'on nous rabachait tout le temps sur le commerce à Xunaryum, ou celle de la dynastie d'Orilone — qui était intéressante la première fois, mais pas quand on nous la radotait pour la cinquième année consécutive —, on avait aussi étudié le Soulèvement, mais d'une manière élogieuse, en réalité. Tout le contraire de ce que me racontait mon père, lui qui l'avait vécu. Même le plus haut gradé de la Garde était contre ce massacre. Certes, certains détenteurs de pouvoirs avaient voulu lancer une offensive contre le monde dans lequel on vivait, mais ça ne voulait pas nécessairement dire qu'ils étaient tous mauvais, si ?

— Et papa, il devrait pas être rentré, maintenant ?

— T'en fais pas, mon chat. Rappelle-toi : le positif...

— ...attire le positif, oui, je sais. Mais je peux pas m'empêcher de penser qu'une emmerde lui soit arrivée.

— Hep, ton langage ! souligna-t-elle en mettant fin à notre câlin.

Et elle souriait.

Puis mon regard dévia vers l'escalier du salon. Ma meilleure amie attendait là-haut. Seule.

— Tu devrais aller lui parler, souffla ma mère derrière mon oreille.

Et elle avait probablement raison.

Mais est-ce que j'allais avoir la force de la confronter à ce qu'il s'était passé ?

Elle était là, de retour sur mon lit, se rongeant les ongles. Ça faisait presque un an qu'elle n'y avait pas touché. Elle l'avait promis... À Eli. Est-ce que c'était à cause de moi ? M'avoir révélé ses pouvoirs l'angoissait ? Peut-être qu'elle m'en voulait de ne rien avoir dit ?

Mais elle m'avait menti.

Depuis des années.

Droit dans les yeux.

Est-ce que je pouvais toujours lui faire confiance ?

Et je continuais d'observer mon amie à travers le pas de ma porte, tandis qu'elle avait le dos tourné. Qu'est-ce que je pouvais bien lui dire, hein ? Je connaissais Mei depuis toujours. Plus que personne d'autre. J'avais été le premier à savoir qu'elle aimait les filles, le premier à être au courant pour ses bras, le premier à l'avoir pris dans ces mêmes bras, parce que sa mère n'en était pas capable. Mais ses pouvoirs, je n'en savais rien. Télékinésie ? Télépathie ? Je n'en avais pas la moindre idée. Elle n'avait jamais été aussi énigmatique que ce jour-là. Et jamais aussi distante.

— En fait, t'es tombé juste sur mes pouvoirs, soupira-t-elle.

Elle m'écoutait depuis tout à l'heure ?!

— Tes pensées sont trop fortes pour être repoussées, aujourd'hui.

— Alors, ça sera tout le temps comme ça, maintenant ? la questionnai-je en franchissant enfin la porte de ma chambre.

En se retournant vers moi, ses yeux brillaient, et un léger sourire s'affichait sur son visage. Un sourire empreint de crainte. Elle avait peur que je la laisse ? Elle avait de la chance, je ne pourrais jamais m'y résoudre. Mei était trop importante pour moi. Peu importe ce qu'il se passait, elle restait ma meilleure amie. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de me demander si tout ça était vrai. Si notre amitié était vraie.

— C'était réel, Ky.

— Et si t'avais juste trafiqué mes sentiments ?

— C'est ce que tu penses..?

— T'as qu'à regarder dans ma tête.

Elle baissa le regard, et son sourire s'atténua. Je l'avais blessée ? Des fois, j'aurais aimé avoir ses pouvoirs, et surtout là, pour avoir une idée de ce qu'il se passait dans sa tête, de ce qu'elle ressentait, et des choses qu'elle me cachait encore.

— Ça briserait l'une des promesses que je me suis faite vis-à-vis de mes pouvoirs.

— Arrête d'écouter mes pensées, Mei..!

— Je n'ai jamais consulté les esprits de mes proches volontairement, Kyon. Jamais.

— Et comment j'pourrais te croire ? Tu m'as menti, pendant plus de quinze ans.

— Putain, Kyon, regarde dans quel monde on vit !

Plus aucune jovialité sur son visage.

— Je croyais qu'on s'en foutait du monde, que c'était nous avant tout ? soupirai-je.

— Ça l'est toujours. Mais des fois, c'est plus compliqué que ça.

— Apprendre que t'es une élémentaire, ça me fait mal, si tu veux tout savoir.

Elle frotta ses yeux, toujours dans cette robe qui ne lui ressemblait pas.

— Ça te fait mal ? Parce qu'avoir des pouvoirs est un problème pour toi, maintenant ?!

— Tu sais très bien ce que je voulais dire !

— Justement non, Kyon, je vois pas. Tes parents t'ont toujours répété que les élémentaires n'étaient pas mauvais, mais parce que j'en suis une, ça le devient ?!

— J'ai juste peur de te perdre, Mei ! hurlai-je si fort qu'elle se crispa.

J'avais peut-être crié un peu fort, mais c'était pour la bonne cause, non ?

Elle fuyait mon regard. Puis, sans raison, elle attrapa ma main, avec la sienne, gelée.

— Tu sais, je n'suis pas réduite qu'à c'que tu crois.

À nouveau, elle me regardait dans le blanc des yeux, et un petit sourire s'était doucement redessiné. Puis un léger picotement surgit à l'endroit où elle avait posé sa main. Je ne savais pas ce qu'elle fabriquait, et je n'étais même pas sûr que je pouvais lui faire confiance. Peut-être que c'était mal de penser ça d'elle, mais elle m'avait trahi. C'était légitime. Pour toutes ces années de mensonge.

J'aime être avec toi. Tout devient calme quand tu es là.

La voix... d'Elian ?!

Aussi claire qu'avant. Elle était tirée d'un souvenir. L'un de mes préférés avec lui. Et Mei l'avait pêché parmi tous les autres, pour me faire réentendre sa voix.

Ce jour-là, on était affalés sur mon lit, comme souvent d'ailleurs. C'était l'une des seules sorties qu'on lui avait autorisé, pendant son hospitalisation. Et c'était avec moi qu'il avait décidé de la passer. Moi, et seulement moi. On avait discuté de plein de choses, mais surtout de l'avenir. Eli ne voulait pas reprendre l'entreprise de ses parents. En même temps, le commerce, c'était pas intéressant. Ni selon lui, ni selon moi. Non, au contraire, il rêvait d'être connu pour ses esquisses. Et seulement ses esquisses. Il n'aimait pas aller plus loin que cette étape dans les dessins. Parce que pour lui, c'étaient les premiers jets qui capturaient toutes les émotions qu'il voulait transmettre dans ses œuvres. Ses chefs-d'œuvre, à mon goût. C'était un énième détail que j'aimais chez lui.

— Je n'suis pas ton ennemie, Ky.

— Et ces gardes, tout à l'heure ? Tu les as privés d'une partie de leurs souvenirs. Est-ce que tu m'as fait ça, à moi aussi ? Comment je pourrais ne jamais avoir découvert en quinze ans que tu étais.. une élémentaire ?!

— Peut-être que je cachais juste bien mon jeu.

— Et la vérité, ça donne quoi ?

— Tu n'as jamais su. Ni même Elian et Eileen.

Alors elle était seule, depuis tout ce temps ? La solitude que ça devait engendrer me faisait mal au cœur : ma meilleure amie avait dû garder ce secret aussi longtemps pour elle. Et uniquement elle, enfermée dans ce monde qui la réprimait.

— Est-ce que tu savais.. pour..?

— Aucune pensée trop puissante n'émanait de lui, ce jour-là... J'aurais peut-être dû déroger à mes règles sur mes pouvoirs, pour une fois. Il serait sûrement encore là... Elian serait...

— C'est pas ta faute, Mei. Ça a toujours été la mienne... J'aurais dû répondre à son message. Son dernier message...

Ses lèvres tremblaient. Ses mains aussi. Et ses yeux brillaient, prêts à libérer les larmes qu'elle avait retenues jusque-là. Mais rien ne coulait, comme si elle ne voulait pas le faire devant moi. Il n'existait pourtant rien de plus courageux pour moi : les pleurs, c'étaient pour les combattants qui osaient révéler leurs faiblesses. Et c'en était une. Une vraie battante. Même avant qu'elle ne dévoile ses capacités, Mei avait toujours été la tête brûlée qui prenait les risques quand ils étaient nécessaires, et même quand ils ne l'étaient pas. Pour nous tous, et surtout pour moi. Comment je pouvais me résoudre à lui en vouloir, sérieusement ? Et puis, son sourire, rien ne pouvait me faire craquer davantage. Ou peut-être celui d'Eli. Peu importe, il fallait que je lui en redonne un.

Mais pour l'instant, c'était l'épine dans mon cœur dont il fallait que je m'occupe. Elle me torturait encore, comme un couteau qu'on remuait cruellement dans une plaie, à chaque fois que mes pensées se heurtaient au souvenir de mon meilleur ami. Je sentais qu'elle faisait pression, à l'intérieur, à l'affût de la moindre douleur émotionnelle qui me serait fatale. Si le départ d'Elian ne me tuait pas, c'était sûr que ce serait elle qui viendrait m'achever. On disait souvent que la vie était comme une rose : de magnifiques pétales, et d'horribles épines. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de penser que son décès m'avait retiré la corolle toute entière, et qu'on l'avait remplacée par mille épines supplémentaires, dont l'une s'était plantée dans l'un de mes organes vitaux. Mei serait fière de ma métaphore.

— Bien trouvée, c'est vrai ! sourit-elle.

— Je savais que tu l'aimerais, pouffai-je.

Finalement, c'était son sourire qui réduisait la douleur de l'aiguille qui perforait lentement mon cœur. Elle était mon remède, mais un remède éphémère.

— Et t'en as parlé à tes parents ?

— J'crois qu'on est déjà allé voir suffisamment de cardiologues pour leur demander d'y retourner.

— Mais c'était pas la même chose que maintenant.

— J'en sais rien, en fait.

— C'est le déni qui t'invite à dire ça ?

Elle marquait un point.

C'était comme si la disparition d'Elian m'avait apporté cette douleur au cœur, ou du moins elle l'avait ravivée. Aussi ardente que celle qui m'avait démangé tellement de temps auparavant. Certains médecins disaient que ce n'était qu'un souffle au cœur, d'autres supposaient des maladies bien plus graves, mais jamais personne n'était d'accord à cent pourcents. Puis la pointe avait disparu, et on avait cru que c'était fini — ce que d'un côté, je n'espérais pas : je n'avais aucune envie de reprendre le sport —, mais on s'était trompé, visiblement. Elle était toujours là, survivant doucement dans l'ombre avant d'être réanimée pour me déchirer de l'intérieur. Plus que je ne l'étais déjà ces derniers temps.

— Tu aurais tiré ? demanda Mei soudainement.

En relevant la tête, une larme avait quitté ses yeux, tandis que ses deux mèches bouclées se battaient pour savoir laquelle lui brouillerait le plus sa vue.

— De quoi ?

— Si je n'étais pas arrivée à temps, tu les aurais tués ?

Alors c'était de ça qu'elle voulait parler...

Qu'est-ce que j'étais censé répondre ? Même en réfléchissant à ce que je devais dire, elle saurait la vérité avant même que je ne la connaisse moi-même. C'était, du moins, ce que me montraient ses pouvoirs depuis que je les avais découverts. Je ne voulais pas la contrarier, ni lui mentir et répondre ce qu'elle voudrait entendre.

— Tu veux vraiment revenir là-dessus ? répliquai-je.

— Ils ne voulaient pas te faire du mal, juste pouvoir s'échapper d'ici.

— L'un d'entre eux était prêt à m'électrifier, j'te rappelle !

— Parce que tu avais un fusil de la Garde entre les mains, peut-être ?!

— Merde, Mei, pourquoi tu t'obstines toujours à imaginer tout ça ? Je suis en vie, ils le sont aussi, pas besoin de se prendre la tête davantage !

Et ça recommençait. Ça ne pouvait évidemment pas se régler aussi facilement. Bien sûr que je lui en voulais de m'avoir caché une partie d'elle si longtemps, et bien sûr que ma confiance envers elle en était affectée, mais au moins, il n'y avait plus de secrets désormais. Sauf qu'il fallait qu'elle ramène l'erreur que j'allais commettre la veille. Je ne voulais pas les tuer, je cherchais juste à me défendre, point. Il n'y avait aucun fautif dans l'histoire : ils avaient ce qu'il fallait pour leur sécurité en neutralisant — sans même tuer — les soldats de la Garde, et j'avais fait de même pour ma propre protection. Eux comme moi étaient légitimes, alors ça servait à quoi de remettre ça sur le tapis ?

La porte grinçante de l'entrée claqua. De ma chambre, on entendait une voix rauque s'adresser à ma mère. Mon père devait être rentré. Et tout allait rentrer dans l'ordre. Pas vrai ? À nouveau, je quittais Mei, dans le froid entre nous qui venait de se réinstaller, la laissant assise en tailleur sur mon lit, jouant avec ses bracelets. Et il était bien là. Mais quelque chose clochait.

— Vince, on va s'en sortir, et trouver une solution ! le rassura ma mère.

— Papa, maman, tout va bien ?

Ils étaient assis sur le canapé. Mon père avait sa tête entre ses mains croisées ; je ne voyais pas son visage. Et ma mère, elle, le soutenait d'une main dans le dos. En se tournant vers moi, elle avait un regard désolé. Et elle avait perdu sa sérénité.

— Vince, attends ! s'exclama-t-elle alors qu'il se leva vers moi.

— Si on ne part pas, ils nous tueront. Tous, sans exception. 

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