Chapitre 3
Les miroirs voient plus de choses que n'importe qui. Ils sont témoins de nos joies, de nos rires et nos sourires. Ils se rient de nous quand on a du mal à mettre une cravate, ou quand on essaye sa première ceinture. Ils nous scrutent nuit et jour, ils savent tout, allant de nos plus vaines pensées à nos plus lourds secrets. Ils nous observent aussi pleurer et souffrir en silence. Ils sont au courant de nos peines avant tout le monde, et les gardent au chaud pour eux sans jamais nous railler. Le mien m'avait vu m'effondrer à l'annonce de son décès. Elian et moi s'étions dit pour toujours, mais ce pour toujours n'avait pas duré aussi longtemps que je le croyais.
Je boutonnais progressivement ma veste noire dans un silence sinistre, regardant mon reflet tremblant dans mon fameux miroir. Même les exercices de ma sophrologue ne pouvait pas apaiser la douleur que sa mort m'avait infligée. Une boule étouffante me nouait la gorge, m'empêchant de respirer correctement, et je sentais sur l'entièreté de mon corps les battements de mon cœur qui étaient si rapides que je m'imaginais qu'un moniteur cardiaque ne serait même pas capable de tous les remarquer. Mon père prétendait que c'était plus correct que je porte ce type de vêtement ; il valait mieux être convenablement habillé pour un enterrement. L'idée qu'une longue semaine s'était déjà écoulée depuis son départ me glaçait le sang. Sept jours me séparaient de lui. Et il était parti sans moi, sans même un au-revoir.
Toujours devant ce satané miroir qui nous avait vus traverser mille passes, des larmes s'échappèrent de mes yeux et coulèrent le long de mes joues que Mei et lui adoraient attraper. Ma mère fit irruption dans ma chambre à ce moment-là pour vérifier que j'étais prêt ; il était bientôt l'heure de partir. Je me hâtai d'essuyer les gouttes d'eau sur mon visage, mais en constatant son air soucieux, je compris qu'elle les avait remarquées.
— Tu n'as pas à les cacher avec moi, mon chéri.
— Je suis désolé.. c'est trop dur, maman... parvins-je à articuler entre deux sanglots.
— Viens par là mon chat, proposa-t-elle en ouvrant grand ses bras dans lesquels je me jetai. Ça va prendre du temps, crois-moi, mais tu arriveras à vivre avec...
Elle posa sa tête sur mes cheveux, comme elle était à peine plus grande que moi, et je plaçais la mienne sur son épaule. Ça me rappelait la manière dont Elian le faisait avec moi. Apaisé auprès d'elle, je ne contenais plus mes larmes enfouies qui ne cessaient de se déverser sur son gilet noir. Même sur cette couleur qui ne laissait rien paraître, je discernais une petite tâche d'eau à l'endroit où atterrissaient les gouttes salées de mes pleurs ; contrairement à ce qu'on pouvait penser, même l'obscurité peut encore s'assombrir davantage.
— Tu as réussi à dormir cette nuit ?
Un hochement de la tête pour lui faire plaisir, c'était tout ce dont j'étais capable.
— Tant mieux mon ange ! Plus le temps passera et plus il recollera les morceaux de ton petit cœur, mais en attendant, je serai là pour le réparer à ma façon. C'est le rôle d'une maman !
Des mensonges. Je n'étais que capable de ça, ces derniers temps. Je n'avais pas la force d'affronter ma douleur. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je ne souriais plus ; je n'étais plus rien d'autre qu'une coquille qu'on avait vidée entièrement jusqu'à la dernière goutte salée qu'elle contenait. On me répétait sans cesse que ça allait aller, que je m'y ferais avec le temps. Pourtant, je savais une chose : les habitudes ne rendaient pas la souffrance moins douloureuse. Jamais.
Elle enleva ses bras d'autour de ma taille au bout d'une trentaine de secondes, et essuya l'eau sur ses joues, puis sur les miennes, avec sa veste pendant celles qui suivirent. Elle quitta ma chambre, probablement pour me donner un peu d'espace avant la cérémonie. Et moi, je me laissais tomber dans mon lit, dénué de toute la joie de vivre que j'avais avant. En fixant le plafond, je voyais se dessiner tous les souvenirs partagés avec Elian. Des frissons longèrent mon corps alors que je constatais qu'il était dans presque chaque partie de ma mémoire.
Dans un élan de courage, je me redressais mais une puissante douleur au torse m'essouffla en un instant. Instinctivement, je posais ma main sur le cœur, pour vérifier qu'il continuait bien de battre alors que je savais déjà qu'il faisait bien son travail, auquel cas cette journée endeuillée n'aurait pas seulement été en la mémoire de mon meilleur ami. Je quittai ma chambre et vis de la porte d'entrée mon père, devant la voiture. Son expression était empreinte de compassion et de chagrin ; avec le départ d'Elian, j'avais perdu un frère, mais mes parents avaient perdu un fils. Ils le connaissaient depuis aussi longtemps que moi, partageant des moments avec lui comme s'ils lui avaient donné la vie. Tout au long du trajet, la lourde angoisse qui agissait comme une épine dans mon organe le plus vital continua de me faire souffrir de l'intérieur.
En arrivant sur le lieu de la commémoration, l'atmosphère oppressante s'entoura immédiatement de nous alors que j'aperçus Mei plus loin, le plus éloigné de sa mère souriante. Comment pouvait-elle exposer ce genre d'attitude dans un contexte comme celui-ci ?! Je fis signe à ma meilleure amie de me rejoindre, incapable de me faufiler à travers la foule de costumes noirs. Alors qu'elle s'approchait, ce monde autour de moi commençait à m'étouffer : je m'accrochais à l'un des piliers du bâtiment, luttant contre ces vertiges qui s'en prenaient à moi. La nausée me gagnait de plus en plus.
Mei posa sa main sur la mienne en m'atteignant, constatant que mes émotions me bouleversaient. Jusqu'à ce qu'elles se touchent, elles tremblaient violemment, mais leur contact calma la douleur foisonnante dans nos corps. Puis elle me prit dans ses bras, et moi dans les miens.
— C'est si vide, sans lui... soufflai-je.
Elle ne savait sûrement pas quoi me répondre. Me prononcer de belles paroles n'allait rien arranger, et me dire qu'elle souffrait aussi, non plus. Mais on était ensemble lorsqu'on avait appris la nouvelle, et je savais qu'on continuerait de l'être jusqu'à la fin. Je voulais le lui dire, clairement, de ma propre voix et de mes propres mots, mais ma gorge s'était à nouveau tellement nouée qu'il n'y avait aucune chance que j'y parvienne. À la place, je la serrais dans mes bras davantage ; je ne pouvais rien faire d'autre.
Puis on nous demanda de venir nous installer dans la grande salle, où les sons d'une lyre et d'un orgue résonnaient en harmonie. Assis dans les premiers rangs, Eileen ne tarda pas à nous rejoindre. Elle se mit à côté de Mei, main dans la main, et m'adressa le plus petit sourire qu'elle ne m'eut jamais fait. Elle aussi l'avait perdue, cette joie qui nous animait tous. Murmurant d'une voix presque inaudible, elle s'excusait de ne pas être arrivée plus tôt, mais personne ne lui en voulait : au moins, elle était là, pour l'hommage de notre ami.
Au devant de tous, la mère d'Elian tenait dans ses mains trémulantes quelques feuilles de papier froissées. Elle tapota doucement le micro pour vérifier qu'il fonctionnait bien. Et puis d'une voix fragile, elle s'élança :
— Lorsqu'Elian a fêté ses 4 ans, il ne m'a rien demandé pour son anniversaire. Aucun cadeau, aucune envie particulière, rien. Avec mon mari, Winston, nous traversions une période compliquée financièrement, et nous avions en plus du mal à rembourser les études de notre fille. Et je me rappelle lui avoir finalement acheté une simple paire de chaussettes. Des orchidées étaient brodées dessus, c'est ce détail qui me les avait fait choisir. Et pour de vulgaires chaussettes, Elian nous avait offert ses plus beaux sourires. Il ne lui fallait rien de plus. Alors chaque année, j'ai voulu perpétuer ce cadeau, en plus de ce qu'il souhaitait. En passant par des jonquilles, des chrysanthèmes, et caetera, il en avait toute une collection. Puis notre fils a grandi, et je me suis dit qu'il n'avait plus l'âge pour ça. Mais pour mes 49 ans, alors qu'il n'en avait que 12, il m'a fait cadeau d'un magnifique bouquet d'orchidées. Puis de jonquilles l'année suivante, et de chrysanthèmes celle d'après. Et pour cette année, il a décidé de faire un cadeau éternel, alors il les a toutes mélangées, les couleurs se confondant parfaitement les unes dans les autres, dans un dessin. Parce qu'il était doué, notre Eli, et au combien créatif. Et son œuvre est, et restera, pour toujours encadrée sur notre porte, pour qu'on n'oublie jamais qu'il était là, dans nos vies, et qu'il les a rendues meilleures. Mes enfants étaient les étoiles de ma vie, et celles de tant d'autres, mais toute étoile finit par disparaître, et c'est ce qui leur est arrivé... J'aimerais maintenant inviter celui avec qui mon fils partageait ses plus profonds secrets pour qu'il vienne à ma place pour parler de lui. Kyon, si tu le veux bien...
À l'entente de mon prénom, l'horrible aiguille dans mon cœur s'enfonça encore plus profondément. Sous la vue de tous, je me levais lentement et pris la place de la mère de mon meilleur ami, devant le micro. Mes tremblements incessants s'arrêtèrent d'un coup, au profit de douleurs intérieures sur chaque centimètre de ma peau. L'angoisse de la cérémonie me faisait souffrir.
J'ouvris la bouche et tentais de faire résonner ma voix. Aucun son ne sortait. Pas même un infime sifflement. Comme si mes cordes vocales avaient disparu en un battement de cil et que j'étais condamné à être muet pour l'éternité, il n'y avait pas la moindre vibration dans ma gorge. Devant tous ces regards braqués sur moi, je ne parvenais pas à sortir un seul mot. Ma mère faisait des gestes discrets avec ses bras pour me dire de reprendre mon souffle, mais je n'arrivais plus à rien. Mon corps refusait de coopérer : aucun mot n'était assez juste pour refléter ma pensée.
En cédant à la panique, l'air commençait à me manquer et l'eau s'accumulait dans mes yeux fatigués. Mei et mon père accoururent en remarquant que ça n'allait pas, et me firent sortir de la grande salle au milieu de toutes les personnes présentes, suivis de près par ma mère. Derrière moi, la voix rauque du père d'Elian vibra dans la salle ; il tentait de faire ce que je n'avais pas été capable de faire : parler de son fils.
Je m'accrochais au bar pour ne pas tomber dans les pommes. Je devais recentrer mon attention sur ma respiration, mais impossible : mes efforts n'aboutissaient à rien. Le visage de mon père blanchissait en voyant que je suffoquais sans qu'il ne soit capable de m'aider, et même au milieu d'une crise, je sentais sa main tremblante sur mon dos. Mei me donna l'une de ses bagues pour que je puisse me focaliser sur autre chose, mais c'est le sourire d'Elian sur lequel ma concentration préféra se bloquer.
L'un des cadres sur le bar présentait une photo de lui et moi, un soir d'été, au sommet d'une grande roue. Il m'avait offert, ce jour-là, le même bracelet qu'il portait depuis qu'il était petit. Depuis qu'on s'était rencontré. Je n'avais jamais cessé de l'arborer fièrement à compter de ce moment. Et c'était d'autant plus significatif ces derniers jours : une partie de lui pouvait rester auprès de moi à jamais. Les fils me caressaient le poignet tandis que ma respiration revenait à la normale. Ma forte tension diminuait et ma crise s'évanouissait lentement, sous les regards rassurés de mes parents, pendant que je prêtais attention aux autres cadres disposés un peu partout dans la salle, dans lesquels il n'y avait que des photos différentes d'Elian. Le connaissant, je savais qu'il n'aurait pas aimé être aussi affiché. Mais il n'était plus là, et il ne pouvait pas manifester son désaccord. Il n'était plus là, et le seul moyen pour moi de revoir sur son visage ce sourire qu'il n'avait presque jamais lâché, c'était en regardant ces photos. Mon meilleur ami partait lentement tous les jours et je ne l'avais pas vu. Il mourait devant mes yeux mais je restais aveugle. J'aurais pu être là pour lui.. et j'aurais dû. Mais c'était trop tard. Elian ne reviendra pas.
Les vestes noires commencèrent à sortir de la grande salle après une dizaine de minutes pendant lesquelles j'avais pu reprendre le contrôle de mon corps. Parmi eux, la mère d'Elian, le visage fatigué, avait un regard plus vide que jamais. C'est comme si la cérémonie l'avait encore plus détruite qu'elle ne l'était déjà : son âme avait l'air d'en être marquée à l'encre indélébile. Je quittais la main de Mei pour la rejoindre : j'avais besoin de lui parler.
Autour d'elle, on ne cessait de lui présenter des condoléances. Certaines personnes ne savaient probablement même pas qui mon meilleur ami était, mais le prestige de sa famille les avait amenées. Je l'atteignis après qu'elle eut fini de discuter avec un vieux couple qui s'éternisait.
— Madame Alwon ?
— Oh, Kyon ! s'exclama-t-elle, son visage regagnant en éclat. Tu t'accroches toujours à ce « Madame », même après tout ce temps, sourit-elle.
— Pardon.. Anya. J'ai du mal à m'y faire, vous le savez, rétorquai-je en me grattant la tête.
— Ne t'en fais pas, mon grand.
Elle posa sa main sur ma joue, enlevant un cil qui s'y était déposé. Je souris bêtement. À l'image de l'affection qu'avaient mes parents pour Elian, il semblait que j'avais cette même relation avec les siens. C'était un lien tissé depuis toujours, comme on s'était connu dès les premiers jours d'école avec Elian. Elle affichait à nouveau un sourire, le même que son fils qui était contagieux.
— Je voulais m'excuser, pour tout à l'heure... lui susurrai-je alors qu'elle réajustait le col de ma chemise.
— Oh, Kyon.. Tu sais, parfois, on ne contrôle pas son propre corps, et ce n'est pas de notre faute.. Ne te tourmente pas pour ça, d'accord ?
— J'aurais aimé parler en sa mémoire.. il me manque...
Elle se mordit les lèvres avant de refondre en larmes. J'avalais un bon coup ma salive, comme pour éloigner l'angoisse dans ma gorge qui manquait de me faire pleurer aussi, avant de poser délicatement ma main sur son dos pour la conduire vers la chaise la plus proche. Les mouchoirs passaient de mes mains aux siennes sans s'arrêter : ils agissaient comme des remparts contre une mer de chagrin déchaînée. Le torrent de larmes et de sanglots n'en finissaient pas. La tempête de peine qui l'accablait me brisait le coeur. Les dernières traces de sa joie s'étaient cruellement envolées à cause de mes regrets. Avais-je bien fait de lui dire tout ça ?..
Les mots de réconfort se succédaient dans ma bouche, mais ils paraissaient vides de sens face à son désarroi. Je la pris dans mes bras, tentant de lui offrir une épaule solide sur laquelle se rabattre. C'était tout ce que je pouvais faire : je savais que rien ne suffirait jamais à combler l'abîme qui s'était ouvert dans son cœur. Cette faille ne se refermerait pas, mais avec le temps, elle cicatriserait. Du moins, je l'espérais. Pour son coeur, mais pour le mien aussi. Il fallait que maman ait raison.
Il était temps de la laisser seule. Parfois, la douleur était trop personnelle pour être partagée. Une frontière entre le besoin de soutien et l'intimité de la douleur se dessinait clairement : elle avait besoin aussi de se retrouver elle-même. Je caressais son épaule en gage d'affection avant de la quitter pour de bon, le cœur lourd en émotions face aux vagues de douleur qui s'écrasaient violemment sur la coque fragile de mon organe cardiaque.
Je contournais le monde, conscient que je n'étais pas capable de le traverser, pour rejoindre Mei et Eileen. Elles dévisageaient une femme qui buvait les fonds d'alcool qui restaient dans les verres, et qui se servait au bar avec les autres bouteilles de toutes les sortes sans retenue. Les cheveux bouclés mal coiffés avec un maquillage excessif et bâclé, la mère de ma meilleure amie l'humiliait en public, agissant comme une junkie sans le moindre filtre.
— Regarde-la... Même aujourd'hui, elle fait passer l'alcool avant sa propre fille, soupira Mei.
— Ne te préoccupe pas d'elle, elle n'en vaut pas la peine, souligna laconiquement Eileen.
— Tu veux y aller, Mei ? suggérai-je.
Elle dirigea son regard vers Eileen d'un air désolé, comme si dans un échange entre leurs yeux, leurs âmes se liaient pour mieux se dire au-revoir. L'ombre persistante du deuil nous entourait, ici, et la culpabilité nous étreignait. Mais nous avions besoin de nous échapper de cette ambiance anxiogène.
— Tout va bien, Mei. Je comprends ! déclara Eileen, souriante malgré tout.
— Je ne veux pas te laisser seule avec tout ça...
— Ça ira. On a qu'à se texter ce soir, d'accord ?
* * *
Dans ma chambre, Mei et moi, assis en tailleur sur le lit, nous réfugions contre les mauvaises pensées qui nous assaillaient. On évoquait tous les souvenirs chaleureux qu'on avait pu partager avec notre meilleur ami. La nostalgie était notre rempart, un moyen d'oublier quelques instants tout le deuil qui nous incombait depuis une semaine.
— Tu te rappelles quand il avait fait croire à Madame Janes que la classe était hantée ? ria Mei.
— Je le croyais aussi avec tous ces sons qui venaient de nulle part ! pouffai-je.
La joie sur son visage me réconfortait. Peut-être que tout espoir n'était pas perdu, et que nous allions réussir à vivre avec l'absence d'Elian ? Je voulais le croire, en tout cas. Pour lui, et pour nous. Il nous chasserait même dans nos rêves pour nous rappeler qu'il fallait savoir avancer, et que la vie valait la peine d'être vécue, avec son éternel optimisme. On l'aimait pour ça, Elian. Je l'aimais pour ça. Et pour tant d'autres choses.
— Et tu te souviens la fois où il avait prononcé des incantations sataniques dans son sommeil ? lançai-je.
Mei était imperturbable. Fixant son téléphone, son sourire s'était à nouveau effacé.
— Tu te sens bien, Mei ?
— C'est ma mère, pas d'inquiétude. Faut qu'je file...
Elle baissa les yeux, comme si elle ne voulait pas se confronter à mon expression qui traduisait mon désarroi de savoir qu'elle devait partir. Je posais ma main chaude sur la sienne, gelée.
— Tu m'envoies un message, si y'a un souci. OK ?
Elle avait l'air rassurée. Et heureusement. Je ne voulais pas qu'elle se sente encore plus mal qu'on ne l'était déjà. Elle hocha la tête, et avant qu'elle n'eût franchi la porte de ma chambre, je la retins : je lui tendis un sweat. Elle m'avait raconté que son sang circulait mal il y a longtemps, d'où la fraîcheur de ses mains, mais je préférais éviter tout risque qu'elle n'attrape quelque chose. Je l'accompagnais jusqu'à l'entrée, et on s'offrit un dernier câlin.
— Fais attention à toi, sur le chemin.
Puis la porte grinça jusqu'à sa fermeture, et mon visage perdit toute once de jovialité. Je m'affalai sur mon lit, en toute nonchalance, sans aucune énergie. Le semblant de sourire que j'avais cru retrouver s'était envolé aussitôt qu'elle était partie. Jouant avec le bracelet turquoise d'Elian autour de mon poignet, je fus rejoint par ma mère, qui jeta un œil sur ma situation. Constatant que j'étais allongé, elle s'asseya juste à côté de mes jambes étendues.
— On a un dîner important avec la dirigeante ce soir, mon chéri.
Je ne répondis rien. Que pouvais-je répondre, de toute façon ?
— Je suis vraiment désolée qu'on soit obligés de te laisser seul dans de telles circonstances...
— Pas grave, maman.. C'est pas la première fois, je saurai me débrouiller.
— On rentrera pas tard, je te le promets, mon chat !
Et elle s'éclipsa après une caresse sur ma joue. Je me retrouvais plongé dans une solitude infernale où mes pensées pouvaient se déchaîner dans mon esprit. Les questions et les regrets étaient libres de me marteler la tête, et les « Et si... » se multipliaient au cœur de ma tourmente. C'était comme un sifflement assourdissant et inarrêtable qui me torturait de l'intérieur, et contre lequel je ne pouvais pas lutter. Dans la détresse, j'attrapai mon casque en secours, et démarrai la lecture automatique des musiques. Peu importe quelles étaient-elles, je me sentais immédiatement plus apaisé, jusqu'à ce que je m'endorme.
* * *
Je me réveillai en sursaut ; quelques heures s'étaient écoulées et on était au beau milieu de la nuit. Mon tee-shirt et mes draps étaient trempés par ma transpiration. Depuis une semaine, toutes mes nuits ressemblaient à ça : cauchemar sur cauchemar, mon sommeil n'était même plus digne d'être appelé de la sorte. Sur le chemin des toilettes, je constatais que mes parents n'étaient toujours pas rentrés, sans doute que leur dîner d'affaires s'était éternisé comme tous les autres. Leur chambre n'était pourtant pas animée du calme du soir : à travers la fenêtre, j'apercevais les lumières dans la rue qui ne cessaient de varier en intensité. Troublé, je m'empressais de me couvrir des premiers vêtements que je trouvai dans mes meubles, de quoi être suffisamment couvert, pour sortir voir ce qu'il pouvait bien se passer à l'extérieur.
Je fermai la porte doucement. La rue semblait plus silencieuse que jamais. Une brume épaisse s'était installée, et tous les lampadaires avaient cessé leur démonstration de puissance ; seul celui en face de chez moi continuait de clignoter comme d'habitude. Aucune lumière n'émanait des habitations du quartier. Cette atmosphère oppressante m'effrayait davantage alors que je ne voyais pas à plus d'une vingtaine de mètres devant moi, et que la lueur de la Lune peinait à percer les nuages : tous les signes s'étaient réunis pour m'empêcher de voir quoi que ce soit.
— NE BOUGEZ PLUS ! cria une voix glaciale en brisant la paix de la nuit.
Soit j'étais vraiment devenu cinglé, soit il se passait bien quelque chose tout près de moi. Comment aurais-je pu imaginer une telle voix, aussi sinistre soit-elle, dans ma tête autrement ?! Je ne dormais plus depuis des jours, mais est-ce que le manque de sommeil pouvait-il me faire halluciner à ce point ?!
Tout à coup, tous les réverbères se rallumèrent, et leur intensité était si forte que j'en fus aveuglé quelques secondes. J'étais déstabilisé. J'abritais mes yeux, comme je le ferais avec le Soleil en plein été, pour essayer de me remettre de l'éclat de la lumière propagée. Et dès qu'ils en furent remis, mon cœur s'accéléra d'adrénaline : une escouade de la Garde gisait sur le sol. Les soldats aux armures blanches étaient tous inconscients, au pied de deux autres hommes.
— Je t'avais dit que c'était un piège, tu croyais vraiment à un passeur, toi ?!
— Peut-être qu'ils ne sont pas venus nous chercher parce que t'as pillé un vulgaire magasin !
— Tu seras bien content de bouffer ce que j'ai volé !
Que voulait-il dire en parlant de « passeur » ? Et comment, à eux deux, ils avaient réussi à mettre à terre toute une équipe de soldats armés ?! La tension entre eux les animait tellement que je leur étais invisible. Si je faisais machine arrière en retournant à l'intérieur, il allait forcément m'entendre et s'occuper de moi. Il fallait que j'agisse, je n'avais pas le choix. Frémissant jusqu'à l'os, je faisais les pas les plus discrets de ma vie jusqu'à atteindre un fusil de la Garde à mes pieds.
— Mettez vos mains en évidence ! criai-je en les visant. Ne tentez rien de stupide !
Ils sursautèrent en m'entendant. Alors que la peur se lisait sur le visage de l'un des deux, l'autre affichait une rage intense qu'il s'apprêtait à déverser sur moi. Son visage se crispait pendant qu'entre ses mains, des étincelles jaillissaient. Étaient-ils.. des élémentaires ?!
— Et merde, j'ai plus d'énergie. Occupe-toi de lui ! ordonna-t-il à son ami.
Des gouttes de sueur coulaient le long de mon front. Je n'osais pas poser mon doigt sur la gâchette et presser la détente. Pourtant, ils étaient dangereux. Pas parce qu'ils semblaient avoir des pouvoirs, mais parce qu'ils avaient neutralisé des forces de l'ordre. En tirant, je franchirais une étape que je n'allais jamais oublier. Mon père m'avait raconté une centaine de fois la première fois qu'il avait été obligé de commettre cet acte, et comment ça l'avait poursuivi jusqu'à maintenant. Je ne voulais pas de ça, mais je n'avais pas non plus envie d'y laisser ma peau.
— Ecoute, p'tit, je n'veux pas te faire de mal, dit l'autre gars en s'approchant pas à pas et gardant ses mains sur la défensive. Tu n'as qu'à poser cette arme et oublier qu'on était là.
— Reste loin, hurlai-je, et garde tes mains bien haut !
— Laisse-nous nous en aller, et tu ne nous reverras plus jamais.
— Vous avez attaqué la Garde, je ne peux pas vous laisser partir !
— Si tu étais comme nous, tu saurais pourquoi.
Les battements de mon cœur me frappaient aussi fort qu'un marteau le ferait, je souffrais de mon propre corps sous la peur qui s'accumulait. La violence et l'impulsivité de l'un, et le pacifisme de l'autre me tiraillaient. Que devais-je faire ? Céder à la panique, ou les laisser s'échapper ? Mes doigts moites étaient enfin prêts à faire feu, et à me sauver d'eux. J'étais tétanisé. Complètement bloqué dans un problème insolvable.
Kyon... Ne fais pas ça.
Une voix féminine s'ajoutait à la collection de mes soucis. Elle résonnait, encore en encore, en écho dans ma tête, s'élevant de plus en plus en devenant progressivement plus claire. La tension en moi était si grande que je m'apparentais à une bombe qui se préparait à exploser. Mes vaisseaux sanguins pouvaient éclater à tout instant, et mes neurones imploser sous la pression.
Et puis, dans des sortes d'haillons neufs, elle débarquait lentement des airs. Ses bras, à l'image des ailes d'un oiseau majestueux, et les quelques lambeaux de sa tenue, ressemblant à ses plumes. Plus elle s'approchait du sol, et plus les lumières perdaient de leur clarté. L'origine de la douce voix dans mon esprit — pas la mienne, celle de cette fille, qui s'était invitée sans prévenir —, je la connaissais. Elle m'était familière, et je le savais au fond de moi. Rien qu'en la voyant flotter devant mes yeux, je sentais toute mon énergie s'évaporer. Les deux élémentaires s'écartaient, ébahis, alors qu'elle posait pied sur le bitume : en face de moi, ma meilleure amie était là, au milieu de l'obscurité qui s'était réinstallée. Mei possédait des dons surnaturels, elle-aussi.
Elle ne me décernait aucun mot, aucune parole, juste un échange de regard interminable entre nous, alors qu'elle s'approchait peu à peu comme l'avait fait l'autre élémentaire avant. Et elle colla le fusil que je n'avais toujours pas baissé entre sa poitrine. Délicatement, elle posa sa main sur le dessus de l'arme, appuyant jusqu'à ce que le viseur ne soit en direction du sol.
— Excuse-moi, Ky... murmura-t-elle en détournant le regard.
Qu'étais-je censé répondre ? Ma meilleure amie m'avait caché une partie d'elle depuis si longtemps, comment étais-je supposé réagir ?! Je ne lui délivrais aucune réponse, ni de ma bouche, ni de mes yeux, ni de mon enveloppe charnelle toute entière.
Soudain, les phares d'une voiture nous éblouit si violemment que nous en étions tous vulnérables, même les élémentaires que j'avais tenté d'arrêter la minute d'avant. Les portières s'ouvrirent des deux côtés, mais impossible d'identifier clairement qui c'était, jusqu'à ce que le moteur soit arrêté et les lumières éteintes : mes parents observaient la scène, bouches bées.
— Dépêchons-nous... Il faut nettoyer tout ça, déclara mon père.
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