Chapitre 1
Un coup de feu retentit.
Et la sonnerie s'ensuivit. L'établissement tout entier s'agita à l'annonce de cette première pause de la journée, tandis que M. Linn suspendit le film avant de rallumer la lumière.
— Il restait cinq minutes, mais j'imagine que vos potins sont bien plus intéressants que ce que j'ai à vous proposer.. et puis je sens que si je n'vous fait pas sortir maintenant, c'est moi qui vais recevoir cette balle entre les deux yeux. Allez, filez.
Elian me lança ce regard évident, celui qu'on se jetait à cette même heure, tous les vendredis. Le cours d'histoire terminé, c'était le moment de notre défi hebdomadaire. Un petit rituel qu'on avait commencé cette année, à cause de notre séparation durant la précédente. Les longs mois passés à savoir que mon meilleur ami n'allait pas bien m'avaient vraiment laissé un vide, et je comptais sur chaque seconde de notre neuvième et dernière année à l'Institut pour le combler. Plus rien ne m'éloignerait de lui. Sauf notre challenge qui attendait, parce qu'il allait encore avoir des dizaines de mètres d'avance.
— Bonne chance pour me suivre ! s'écria-t-il en dévalant les escaliers à toute vitesse, juste après avoir franchi la porte de notre salle.
En peinant à tenter de réduire la distance entre nous, j'avais cette folle impression, comme une sensation que chacun de nos pas était propulsé par notre amitié. Mais visiblement, ce grand pouvoir privilégiait Elian à moi. Le chanceux. En s'en donnant à cœur joie, on avait vraiment l'air de deux enfants insouciants au milieu de la cour, mais peu importe : au moins, ce serait mémorable, et c'était le seul objectif de notre course effrénée. Mon anxiété sociale disparaissait avec lui. Il était mon remède aux gens, et j'espérais être celui de sa maladie. Je voulais être sa lueur d'espoir même si l'obscurité de ses traitements le rattrapait tout le temps. De tout mon coeur, je priais pour éclaircir ses journées dans les tempêtes de sa vie. Elian le méritait.
Le vent nous effleurait la peau, de sa fraîcheur hérissait nos poils, et nous décoiffait sans vergogne, alors que nous atteignions presque l'arrivée : l'une des petites tables en bois dans le semblant de forêt de l'Institut — il n'y avait qu'une vingtaine d'arbres, mais le déni nous faisait dire qu'on était les rois au centre d'une majestueuse jungle aussi belle que celle de Guarina ou d'Aldancyr —, sur lequel étaient assises Mei et Eileen, nos deux autres meilleures amies qui permettaient de conclure notre quatuor imbattable. Mais sur la fin de notre combat acharné, le fossé entre Elian et moi diminuait, et le dépasser ne présentait plus aucune difficulté : il ralentissait considérablement.
— Hé, ça va Eli ?
Il n'y avait plus question de gagner ou non, mais d'être sûr qu'il allait bien. S'il faisait une autre crise à la hauteur des dernières, je ne saurais pas comment faire. Sous nos pieds, le craquement des feuilles n'arrivait pas à camoufler sa respiration sifflante. Son asthme revenait pour la énième fois, et j'échouais, encore, à ne pas savoir réagir.
À l'arrêt, Elian avait sa main posée sur mon épaule, et il fixait le sol pour reprendre le contrôle. Même après toutes celles qu'il avait eues, les gérer s'avérait toujours compliqué. J'avais l'impression qu'il souffrait de plus en plus à chacune d'entre elles, et je ne pouvais rien faire de plus que de le voir les calmer lui-même. Si j'avais de quoi l'en soigner, qu'on me croit mille fois que je le ferais. Mais j'étais moi, juste moi et rien que moi. L'éternel asocial Kyon Arinjer, le fils réservé du Général de la Garde.
— Kyon, Elian, vous allez bien ?! nous interpella Eileen, venue nous chercher en ne nous voyant pas arriver. Est-ce qu'Eli..?
— Ça va, ça va.. c'est passé..!
Qui est-ce qu'il essayait de convaincre, alors qu'il haletait toujours ?!
— Mouais.. Viens par là, un gros câlin de ta Eileen chérie va tout régler !
Elle le prit dans ses bras dans son éternelle « douceur » bien à elle, et Elian releva la tête. Est-ce que sa crise était vraiment passée ? Si seulement ça pouvait être la dernière, en tout cas. Une bonne fois pour toutes, il en serait débarrassé. Pourquoi les dieux s'acharnaient-ils sur quelqu'un d'aussi pur que mon meilleur ami ?! Ils pouvaient torturer les pires abominations de notre monde, mais ils préféraient s'occuper de lui, et de la pire des manières que ce soit. Si c'était leur moyen de veiller sur nous, elles pouvaient se garder de le faire. Foutues divinités.
— V'nez, Mimi nous attend ! se rua Eileen vers notre trône de fortune.
Écouteurs dans les oreilles, son bonnet marron cachant ses cheveux bouclés qu'elle avait faits couper quelques jours avant, Mei fredonnait un air de Jinglens, un nouvel artiste de pop que je lui avais montré. Ses musiques m'avaient porté pendant mes dernières tentatives de peinture, et à défaut de les avoir ratées, j'avais au moins profité du moment à fond. Eileen la surprit par derrière, posant subitement ses mains sur son pull en laine, et elle s'abrogea de sa musique juste pour nous. Un privilège, quand on connaissait notre amour à chacun pour ça. Alors qu'elle s'engouffra dans mes bras un instant, Elian s'était déjà installé sur le banc, les doigts de ses mains croisés derrière sa tête pour l'aider à reprendre complètement son souffle. Lui qui était si tactile, et qui m'avait inculqué son amour pour les câlins, il n'était vraiment pas dans son assiette.
Elian était un optimiste dans l'âme, portant une jovialité que peu de choses au monde pouvait ébranler. C'était le souriant, l'indéfectible enthousiaste de notre groupe, même si Eileen et Mei partageaient son énergie. Et les seules fois où je l'avais remarqué si affaibli, c'était, encore, pendant son hospitalisation. J'avais l'impression de retourner dans sa chambre d'hôpital, et ça m'angoissait autant qu'il devait l'être.
— Ça va mieux, Eli ? lui murmurai-je, frottant son dos avec ma main.
— Mouais, juste un coup de mou, j'imagine.
Il releva la tête, et sa coiffure mi-longue lui brouilla la vue. En replaçant ses mèches sur les côtés, il essaya de me rassurer avec un énième sourire, mais je n'étais pas dupe. Et il le savait. Il était pâle, et sa main tremblait sur sa cuisse. J'analysais tout, comme il avait l'habitude de le faire tout le temps. Il ne se plaignait jamais, même pas l'année d'avant. Il avait bien eu des bas, mais s'étaler sur ses soucis, c'était la dernière chose pour laquelle il était prêt à céder. Et pourtant, même Torheïl ou Gaïri'han, ces divinités, l'un de l'Homme, l'autre de la Nature, qui s'évertuaient tant contre lui, pouvaient reconnaître qu'il en avait le plus grand droit. Ça me procurait un mal fou de savoir qu'il me dissimulait, même à moi, ses nombreux maux, alors que j'en savais peut-être le plus. Après tout, je n'avais manqué que quelques jours, mais pendant tout ce temps qu'il avait passé entre quatre murs, je m'étais rendu le plus possible là-bas pour qu'il sache que j'étais là pour lui.
Il laissa finalement tomber sa tête sur mon épaule. Ses cheveux, toujours ébouriffés à cause de notre course, vinrent chatouiller mon cou, et son collier était si froid qu'il me fit frissonner. J'emmêlais mes doigts avec les siens, sur lesquels ses bagues étaient tout aussi glaciales.
— Bon sinon, cette heure d'histoire ? lança Eileen pour briser le silence.
— Bof, on se retape la même vieille histoire du commerce à Xunaryam pour la troisième année consécutive, soupirai-je. Les conspirations qui l'ont mis à mal, les organisations frauduleuses qui se sont battues pour récupérer l'héritage de l'ancien roi, tout ça tout ça, quoi.
— Au moins, vous avez un prof d'histoire, vous..! commenta sarcastiquement Mei.
— On doit mieux connaître l'Aube de l'Andium que notre propre arbre généalogique ! rigolai-je.
Eileen renonça à la paille de son milkshake, et retira le couvercle pour boire directement la glace plus facilement. Elle se dessina des moustaches de vanille par la même occasion. Une manière de terminer sa boisson aussi originale qu'elle, en soit. Elian semblait s'être endormi ; je ne distinguais pas très bien son visage, comme il était posé sur moi, mais sa respiration était lente, profonde, semblable à celle de quelqu'un tombé dans le sommeil.
— Elian a rendu l'âme ? exagéra ironiquement Mei en constatant la même chose que moi.
— Nooon... répondit-il d'une voix fragile.
— Il vaudrait pas mieux que tu rentres, Eli ?
Je sentais sa tête bouger, toujours sur mon épaule, comme pour me répondre d'un hochement. Mais peu importe sa réponse, il devait rentrer. Au moins là-bas, il serait entouré de personnes qualifiées, et il pourrait mieux s'en remettre. En séparant ma main de la sienne, j'attrapai son téléphone dans la poche de sa veste à carreaux, et avec mes empreintes digitales, je le déverrouillai sans difficulté. Il m'avait autorisé à les mettre il y a longtemps, peut-être pendant les premières années à l'Institut, donc ça remontait à facilement sept ou huit ans, et il avait fait la même chose sur le mien. En cherchant rapidement dans ses contacts, je trouvai sa mère, et comme son travail était proche d'ici, elle arriverait en un rien de temps pour ramener son fils pour qu'il puisse se reposer au mieux.
Sa maladie l'affectait de plus en plus, et j'avais l'impression que nos moments ensemble se limitaient tout autant. Il devait éviter toutes les zones bruyantes, et les trop vastes espaces, il ne pouvait pas rester trop longtemps dehors, auquel cas ses médicaments s'épuisaient trop vite et il perdait à nouveau le contrôle. Sa vie se résumait à restriction sur restriction, et traitement sur traitement, le tout dans un cycle inarrêtable contre lequel il n'avait pas le pouvoir de lutter. Peu à peu, son enthousiasme et son dynamisme s'évaporaient sous une fatigue immense et une pâleur macabre. Honnêtement, je ne savais pas comment il faisait pour supporter tout ça.
Au bout d'un quart d'heure, Mei et Eileen durent retourner en cours, et Elian et moi nous étions retrouvés à l'entrée du bahut. Même debout, il se réfugiait entre mon épaule et mon cou, si bien que son odeur en avait peut-être imprégné l'endroit.
— Elle arrive.. souffla-t-il alors que ses yeux avaient l'air fermés. Je l'entends.
— Tu m'appelles si t'as besoin, Eli, d'acc ?
Je caressais son dos pendant que sa mère se garait juste devant nous.
— Merci, Ky..!
Il se redressa finalement et se tourna vers moi. Lentement, il m'enlaça, en inspirant plusieurs fois intensément alors qu'il avait collé son nez à mon pull. Moi aussi, je le serrais aussi fort que possible. J'aimais l'avoir dans mes bras, et j'aurais voulu que ce moment dure pour l'éternité pour pouvoir en profiter jusqu'à la fin des temps, mais pour son bien, je devais le laisser rentrer. Puis sa mère sortit de sa voiture et accourut difficilement avec ses talons. En voyant Elian avec si peu d'énergie, son visage s'était crispé d'angoisse.
— Elian, mon ange...
Mon meilleur ami quitta mes bras pour les siens.
— Mille merci, mon grand..! lança-t-elle.
— Prenez soin de lui pour moi.
Les portières claquèrent et le bruit du moteur rugit alors qu'Elian me destina un dernier regard. Et puis à nouveau, j'étais seul. Mon antidote temporaire à la foule s'était en allé, et mon casque redevint mon meilleur allié. Jinglens s'invitait à nouveau dans mes oreilles, et mes tremblements, qui s'étaient aussitôt installés, cessèrent aussi vite.
* * *
À l'Elemental Coffee, une boutique assez renommée qui faisait à la fois office de bar et de librairie, et qui, soit dit en passant, était notre deuxième coin préféré après notre banc fétiche, Mei, Eileen et moi commandions nos boissons habituelles. Ça m'étonnait que le nom de l'établissement ne lui avait pas valu des problèmes avec la Garde, et qu'il gagnait même énormément en popularité. Il n'y avait pas de message caché ou de sous-entendu : les propriétaires exposaient en grosses lettres un sujet à débat, celui des élémentaires, ces mêmes personnes qui s'étaient vues injustement perdre tous leurs droits suite au Soulèvement, un mouvement de révolte qui avait éclaté une quinzaine d'années auparavant. Le Sénat avait pris des mesures radicales pour contrer l'insurrection que se préparaient à entreprendre ces gens, mais mon père m'avait toujours répété que cette réalité qu'on nous apprenait n'était pas entièrement vraie, et qu'elle avait pourtant pris des proportions irréversibles.
Assis à notre table traditionnelle, notre commande ne tarda pas à arriver. Mei et Eileen, avec deux pailles dans le même café qu'elles prenaient tous les vendredis, se taquinaient en buvant. Elles riaient, même face aux regards indiscrets qui se tournaient vers elle. Deux filles ensemble, ça faisait vraiment encore réagir, sérieusement ?! À côté d'elle, j'étais complètement déphasé. L'état d'Elian, ce matin-là, m'avait marqué. Il était bien plus mal que d'habitude. Même si c'était tout ce que je craignais, ne valait-il pas mieux qu'il retourne à l'hôpital pour qu'on le prenne en charge jusqu'au bout ? Mon téléphone vibra soudainement dans ma poche.
Eli, 19h07
Ky..? Ça ne va pas très bien..
Si je ne souriais pas déjà, mon visage s'assombrit encore davantage.
— Kyon, tout va bien ? T'as l'air préoccupé, un peu, remarqua Mei.
— Non c'est rien, t'en fais pas !
Je me scotchai l'expression joviale la plus convaincante que je pouvais faire, en espérant qu'elle tombe dans le panneau, mais à l'intérieur, je sentais que ça bouillonnait. Mon meilleur ami n'allait pas bien, et je ne savais pas quoi faire pour l'aider. Inutile. J'étais inutile.
— Viens par là, Kyonounet ! s'écria Eileen en m'enlaçant par derrière.
Alors qu'elle gardait ses bras autour de moi, je voyais le regard de Mei perdre en éclat. Est-ce qu'elle avait compris que je mentais ? Et est-ce qu'elle m'en voulait ? Peut-être que je réfléchissais trop, et qu'elle ne se doutait de rien. Ça me gênait de ne pas lui avouer ce que notre meilleur ami m'avait dit, mais si Elian m'avait envoyé ce message rien qu'à moi, je pensais qu'il valait mieux que je le garde pour moi, auquel cas il nous l'aurait transmis à tous. J'espérais ne pas me tromper. Il le fallait.
Le coucher du Soleil commençait à illuminer les grandes vitres de la boutique. La fin de notre petit rendez-vous d'évasion de tous nos problèmes s'annonçait. La clochette de la porte de l'Elemental Coffee résonna une dernière fois aujourd'hui : en tant qu'ultimes clients de la journée, parce que notre fidélité nous avait forcés à rester, évidemment, nous nous éclipsions pour rejoindre le froid des mois d'automne. Eileen embrassa Mei avant de partir vers le centre-ville, où elle habitait, secouant sa main en guise d'au revoir. Ma meilleure amie plaça sa main derrière mon dos, et on partit dans la direction opposée, vers la périphérie.
— J'espère que je n't'ai pas trop mis de côté, Ky...
— Mais non, t'inquiète pas ! lui assurai-je avant qu'elle ne s'en veuille pour rien.
Son visage inquiet rayonna à nouveau.
— Au fait.. c'était Elian, pas vrai ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Pas besoin de ça, Ky. J'espère qu'il va mieux !
Je ne donnais pas suite à la conversation. Pas un seul mot, juste le calme de la nuit qui s'installait doucement. Pas un seul bruit, nous étions tous les deux plongés dans nos pensées. Quelquefois, le silence était bien plus complice que n'importe quelle parole. Mei m'avait rappelé que je n'avais pas répondu à Elian, en évoquant son nom. Il avait besoin de soutien, et j'allais lui en offrir du mieux que je pouvais.
Moi, 19h19
Dès que je rentre, on s'appelle, ok?
Tu me montreras tes nouveaux dessins
Comme ça, j'aurai à nouveau mille choses à complimenter !
Lui qui était tout le temps à l'affût de ses notifications, il n'avait pas lu la mienne aussitôt qu'elle fut envoyée. Et quelque part, ça m'inquiétait.
Puis en arrivant chez moi, j'ouvris la porte d'entrée qui donnait sur le salon, mais l'atmosphère paisible qui régnait depuis la sortie au café changea brusquement : mes parents étaient assis à la table de la salle à manger. Maman, en larmes, et papa, le visage dévasté. Ma mère se leva, son corps grelottant comme elle n'avait jamais tremblé. Elle nous prit Mei et moi dans ses bras.
— C'est Elian... Il nous a quittés.
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