IV. Caterpillar

Josh n'a pas exagéré en parlant de puanteur infecte ; c'est tout juste si je trouve suffisamment d'air pour respirer dans la salle. Je croyais pourtant qu'il était interdit de fumer dans le bâtiment... la direction ferait-elle exception pour les enseignants ? De quel droit un privilège aussi malsain leur serait-il accordé ?

Un nuage gris flotte carrément sur l'espace, et semble s'immiscer partout ; entre les tables, sous les chaises, parmis les gens... je sens les relents âcres du carbone me brûler la langue, mes yeux me piquent et me grattent tellement que j'en ai le tournis.

Mais combien de cigarettes cette dingue de prof fume-t-elle par jour ?

Les autres élèves arrivés, certainement plus habitués, se ruent déjà sur les fenêtres qu'ils ouvrent à la volée, avant de s'y pencher pour respirer. Je me dépêche de les imiter ; s'ils ont survécu déjà deux ans avec cette professeur, c'est qu'ils sont un bon exemple à suivre. L'air frais s'engouffre dans mes poumons tandis que j'en inspire une grande bouffée, accueillant avec délectation ce soulagement plus que bienvenue.

Carter ne semble pas s'en formaliser ; elle nous salut sèchement sans nous reprocher notre attitude. Peut-être estime-t-elle qu'il est préférable qu'elle garde ses élèves en vie si elle désire conserver son travail.

Je la détaille un instant du regard, à présent certaine d'échapper à la mort par asphyxie. Du haut de son estrade - y'a encore des classes qui sont équipées de ces machins ? -, elle toise ses étudiants avec un mépris non dissimulé. Je me demande bien en quoi elle se croit tellement supérieure ; elle n'est vraiment pas impressionnante dans sa ridicule doudoune sans manche qui la boudine comme un saucisson.

Elle me fait penser à une chenille. Une grosse chenille bleue et qui fume un max. On dirait le début d'une mauvaise blague.

- C'est vraiment notre prof principale ? Je questionne Joy, qui a fini de cracher ses poumons par la fenêtre.

- Ouais, je sais qu'elle ressemble plus à un SDF sous prozac, mais c'est bien elle, me répond-elle, la voix encore rauque, en hochant la tête avec compréhension.

La comparaison me fait rire. On voit bien que Carter n'est pas du tout appréciée des élèves. Et pas seulement des jumeaux ; je surprend quelques regards déçus en direction de l'énergumène, lancés par des ados qui auraient sûrement préféré se taper autre chose que cette femme au petit air suffisant pendant l'heure de vie de classe hebdomadaire.

- Que tout le monde s'asseoit ! Ordonne-t-elle justement d'un ton sec.

Presque aussitôt, mes camarades s'installent avec une rapidité qui m'étonne. Se placent-ils au hasard ? Non, j'en vois quelques-uns bavarder encore avec entrain, signe d'une amitié certaine, se contant sans doute mutuellement leurs expériences de vacances. Bah tiens, j'vais en avoir à raconter, moi...

Je comprend que leur vitesse provient de l'habitude. Il n'y a qu'une quarantaine d'élèves de terminale, cette année ; ils doivent tous se connaître et savoir donc directement se rassembler par affinités. Je me sens très seule, d'un coup. Moi, je ne connais que trois personnes, et elles ont toutes déjà choisi un voisin.

Joy et Josh se sont bien sûr mis côte à côte - malgré les quelques piques qu'ils échangent, on voit qu'ils tiennent beaucoup l'un à l'autre. Quant à Chelsea, je la vois discuter avec une fille que je n'ai jamais vue. Je ne vois pas son visage, mais elle possède une magnifique chevelure d'un noir d'encre qui lui tombe dans le creux des reins. Elles semblent très prises par leur conversation. Elles ont l'air de tellement bien s'entendre... mon cœur se serre un instant face à cette vision idyllique que, pour ma part, je n'ai jamais eu la chance de connaître.

J'ai toujours été assez timide. C'est normal, me direz-vous, et je penses la même chose. Cela peut arriver. Seulement, du coup, je ne vais jamais vers les autres de moi-même. Il faut que ce soit mes camarades qui fassent le premier pas et viennent m'adresser la parole, pour que je finisse par m'ouvrir. Alors évidemment, je n'ai jamais vraiment pu forger de relation profonde et durable. Alors imaginez comment je me sens maintenant, sans capacité sociale ni linguistique...

J'avais des amis, en France. J'emploie le passé car, comme dit plus tôt, je ne pense pas que je sois très importante pour elles. C'étaient des copines, on passait notre temps ensemble et avions deux-trois trucs en commun, mais jamais nous n'avons été aussi fusionnelles que tous les ados que je vois devant moi. Et maintenant que j'ai changé de pays, je vais devoir tout recommencer à zéro. J'ai eu de la chance que Chelsea vienne m'adresser la parole, et que Joy et Josh discutent un peu avec moi. Maintenant c'est fini, je ne pourrai jamais m'intégrer complètement dans le groupe si soudé qu'ils ont eu le temps de former en trois ans, si ce n'est plus.

- Silence ! Fait brusquement Carter.

Les conversations cessent brusquement. Ils ont beau ne pas l'aimer, les élèves semblent tout de même respecter l'autorité de l'enseignante. Me rendant compte que je suis toujours debout, je me dépêche de me glisser derrière une table sous la fenêtre. Radiateur et aération naturelle seront mes meilleurs amis cette année, songé-je amèrement en posant mon sac à mes côtés. Au moins, je suis moins isolée qu'au collège ; puisque nous sommes si peu, la salle n'est pas très grande et on peut presque dire que toutes les tables - réparties très aléatoirement - sont proches les unes des autres. La plus lointaine doit être à trois mètres. Une fois de plus, je m'interroge sur la faible population de la Terminale Pique. Comment se fait-il qu'un Lycée soit aussi peu fréquenté...?

- Bien, dit la prof quand elle a la pleine attention de son auditoire. Pour commencer, bienvenue - encore une fois pour beaucoup - à Lewis Carroll ! C'est un grand écrivain qui a donné son nom à notre établissement, et il va de soit qu'il nous incombe de l'honorer.

J'entends quelques gloussement autour de moi. Josh lève les yeux aux ciels. Finalement, le respect pour le corps enseignant à ses limites, ici.

- Chaque année, elle nous ressort le même discours, m'explique à voix basse Joy, située sur ma gauche.

- Alors à force, on le connaît par cœur, et on le caricature, renchérit son frère.

- Aujourd'hui, vous entrez en terminale, poursuis Carter sans prêter attention aux ricanements. C'est l'année du bac, l'examen le plus important de votre scolarité. Vous devrez donc travailler dur afin de le décrocher, avec une mention de préférence.

- Bah voyons, marmonne la fille assise à côté de Chess.

- Je compte sur vous pour réussir brillamment vos études par la suite, continue encore la professeur.
Mais pour l'heure, commençons par faire connaissance !

Des plaintes s'élèvent alors de chaque coin de la salle.

- Mais madame ! râle-t-on quelque part devant moi. On se connaît tous, maintenant !

- On ne proteste pas ! Vous avez dit la même chose l'an dernier. Ne pouvez-vous pas faire un effort pour ceux qui, justement, ne vous connaissent pas ?

- On a des nouveaux ? s'étonne quelqu'un.

- Maintenant que tu le dis, j'ai vu un nom inconnu sur notre liste, confirme un autre.

Comprenant soudain - après que mon cerveau ait passé trente seconde à décoder cet échange bien trop rapide pour un cerveau non habitué à l'anglais - qu'ils parlent de moi, je m'enfonce sur mon siège en priant pour disparaître derrière ma table. Je ne supporte pas d'être au centre de l'attention, encore moins lorsque celle-ci fait de moi un objet de curiosité... Et là, j'ai juste l'impression d'être un alien. Heureusement, je tirée de mes pensées maussades par Carter, qui nous demande de la rejoindre sur l'estrade à tour de rôle.

Le premier à se lever est un garçon au look étrange. Il porte une sorte de chemisier beige, un veston brun et un pantalon de la même couleur, bardé de sangles et de bricoles vintages ; une vieille montre, une boussole, une ancre miniature... Autour de son cou pend une paire de lunettes façon aviateur, qui doit lui faire des yeux de mouches s'il les porte. Ses cheveux sont châtains et bouclent souplement sur sa tête. En regardant attentivement son visage, je constate que ses yeux sont de deux couleurs différentes ; le gauche est brun et le droit est vert. Sur sa tête, un petit haut-de-forme orné d'une rose rouge vient parfaire le charme mystique qu'il dégage. Je trouve surprenant qu'il ait eu l'autorisation de le conserver à l'intérieur, mais après tout, je vois aussi que Chess a toujours son bonnet. Elle doit mourir de chaud.

- Je m'appelle Heathcliff Chatterton, lance-t-il d'une voix suave. J'ai dix-sept ans et j'étudie ici depuis la seconde. Ravi de faire votre connaissance, compléte-t-il avec un clin d'œil charmeur.

- Heath, arrête ton char, le taquine la voisine de Chess. Y'a personne à impressionner.

- Qui sait, c'est peut-être une nouvelle canon, rit-il en retour avant de regagner sa place. Il va être déçu.

- Miss De Luca, intervient Carter avec agacement, si cela vous amuse, vous n'avez qu'à venir maintenant.

Avec un hochement d'épaules, l'intéressée se redresse à son tour et franchit en quelques enjambées la distance qui la sépare de l'estrade.

- Gillian De Luca, princesse italienne, se présente-t-elle avec un fort accent.

Le terme "princesse" est de bon alloir. La jeune fille à la chevelure ébène possède un port de tête qu'on dirait princier. Ses beaux yeux noirs, profonds, et sa bouche rose et pulpeuse animent joyeusement son visage royal. Sa peau mate contraste fabuleusement avec ses vêtements clairs, dans des tons de rose et de blanc. Elle porte en guise de serre-tête une petite tiare en métal doré, et son débardeur à paillettes affiche la mention "Keep Calm and Love Your Queen".

- Dix-huit ans, et coincée ici depuis trois ans, bientôt quatre, ajoute-t-elle avant de se courber dans une parfaite révérence.

Une redoublante, donc. Voilà qui explique son âge. Pourtant, même si ses mots sont ceux d'un cancre, elle ne semble pas le moins du monde désemparée par cette quatrième année "coincée ici". On dirait que la prolongation forcée de son séjour ne la dérange pas le moins du monde. Elle a plutôt l'air très à l'aise, en fait. Elle déborde de la confiance que son âge et sa sociabilité apparente ont dû forger. Je jurerais presque qu'elle rayonne.

"Queen De Luca" rejoins ensuite sa place en sifflotant. Tour à tour, les trois élèves que j'ai déjà rencontrés s'avancent et complètent le peu d'informations que j'ai sur eux. J'apprends ainsi que Chess a seize ans et a sauté une classe, que Joshua et Joyce - de leurs noms complets - s'appellent Logan et que comme Heathcliff, ils ont dix-sept ans et étudient à Lewis Carroll depuis leur seconde.

Cela confirme ce que je soupçonnais depuis le début : je suis la seule nouvelle élève de la classe. Je suis donc condamnée à me morfondre sur mon déménagement pendant toute l'année. Quelle perspective réjouissante.

- Mademoiselle, c'est à vous, m'interpelle Carter.

- He... hein ? je balbutie sans comprendre.

- De vous présentez à vos camarades, m'explique-t-elle aussi lentement que si j'étais demeurée.

Remarque, c'est certainement l'impression que je donne, la bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau qui chercherait encore à nager. Oh punaise ! Après avoir accompli de façon tout à fait incompréhensible l'exploit de comprendre les précédentes présentations, il allait falloir que j'en improvise une ? Heu... comment on dit "je m'appelle", déjà ?

J'essaie au moins de me lever de ma chaise avec dignité. Peine perdue, je trébuche et manque de m'effondrer lamentablement sur le sol. Comme si je n'allais pas déjà être assez ridicule...

Je m'avance en titubant jusqu'au tableau, et grimpe sur l'estrade avec milles précautions. Manquerais plus que je loupe la marche et me mange les chaussures de la prof, tiens. Lentement, je me place devant le bureau et fixe le mur du fond en prenant une grande inspiration. C'est un technique que j'ai apprise à l'école primaire, lorsqu'on devait réciter des poèmes à la classe ; je fixe mon regard au-dessus des têtes, et je peux alors m'imaginer qu'il n'y a personne ou qui je veux.

- Je... je suis Alice Leroy, je commence avec hésitation.

Ma voix tremble autant qu'un shaker, merde. C'est insupportable.

- J'ai dix-sept ans et c'est ma première année ici, poursuis-je en affermissant mon timbre. Je suis française, d'où cet accent déplorable...

Je lâche un petit rire. Personne ne pipe mot. Bah voilà, je suis au fond du gouffre.

- Je ne parle pas parfaitement anglais, finis-je clairement cette fois-ci, certaine d'être déjà catégorisée grosse lourde. Alors, je m'excuse par avance de ma difficulté à suivre une conversation.

Puis je descend et regagne ma place, où je m'effondre, la tête sur mes bras croisés. Pas très glorieux, hein ? Je laisse tomber ma pitoyable tentative de sociabiliser, c'est trop dur. Au diable les bonnes résolutions, qu'on me laisse me lamenter sur mon sort en paix. Quelle journée pourrie...

* ℑ *

Hey hey hey !
Voici donc Mme Carter, notre cher Absolem ! Il fallait bien un personnage chiant, dans toute cette gaieté... Et qui de mieux pour ce rôle que celle que tout le monde va devoir supporter plusieurs heures par semaine ...? Mouahahahaha.
Elle s'appelle bien sûr "Carter" pour "Caterpillar", "Chenille" en anglais (j'avoue qu'on dirait de l'espagnol, j'ai d'abord cru que Google Trad' me jouait l'un de ses tours mais une prof d'anglais m'a confirmé le mot, qui signifie aussi "Mille-Pattes"). De plus, "The Caterpillar" ou "The Blue Caterpillar" est le nom du personnage dans le roman de Lewis Carroll, en version originale.
Je vous présente également ici, de façon plus sommaire, deux autres élèves de la classe d'Alice : Heathcliff et Gillian. Avez-vous deviné de qui il s'agit dans "Alice au Pays des Merveilles" ...? Trop facile, je sais.
Lequel des camarades d'Alice sera-t-il mis en avant demain ? L'indice du jour : il n'est pas encore arrivé... procédez par déduction, vous verrez, la solution s'offrira à vous.
J'espère que ça vous a plu, et à demain !
Chapitre dédié à une auteur bien mystérieuse...

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