II. Cheshire Cat

Ça fait huit jours qu'on est arrivés à Londres. Mon père et moi, on ne s'est pas adressé un mot de conversation depuis la dispute, et honnêtement, je ne sais pas si j'aurais un jour la force de lui parler à nouveau normalement (parce que ne comptent pas comme "normales" les bribes de paroles nécessaires au déménagement. Un petit "passe-moi ce carton" par-ci, un "merci" grommelé à demi-voix par là... quelle conversation !).

Même si au début, je refusais d'admettre mon départ, très vite, la réalité m'a rattrapée. J'ai donc annoncé la nouvelle à mes amies, qui ont fondu en larmes et promis de m'écrire "tous les jours". Je n'en crois pas un mot. D'ici un mois, elles m'auront oubliée. J'entends déjà leurs conversations : "Alice ? Ah, ouais, la fille qui est partie l'an dernier !".

Le plus difficile, ça a été de dire au revoir à Christian. Mon petit ami a semblé dévasté lorsqu'il a apprit qu'on ne se reverrait probablement pas avant les prochaines vacances. Lui, je veux bien lui faire confiance quand il m'affirme qu'on continuera à se téléphoner. Il a toujours été honnête et droit avec moi, pourquoi cela devrait-il changer maintenant ?

- Alice, il est l'heure d'y aller.

La voix de Lucie me sort de ma mélancolie. Finalement, elle a pu faire un échange Universitaire pour intégrer la fac de médecine d'ici ; elle poursuit donc ses études dans la branche qu'elle affectionne tant. Je suis contente pour elle, mais je ne peux m'empêcher de songer avec un pincement au cœur à la chance qu'elle a eu. Je ne veux pas jalouser ma sœur. Mais je ne peux qu'éprouver de la rancœur face à ce qui m'attend, moi.

Évidemment, il a fallu m'inscrire au lycée pour ma terminale. Il faudrait quand même que j'ai mon bac, avant d'envisager des études - en France, cela va de soit. Je ne compte pas demander l'avis de mon père pour retourner dans mon pays natal une fois ma scolarité terminée.

Mais bien sûr, on n'a pas eu les moyens de m'inscrire dans un cursus français. La scolarité est payante en Angleterre, et les frais des écoles étrangères sont les plus élevés. On ne pouvait pas se permettre de nous offrir, à Mathilde et moi, des services aussi onéreux.

Alors aujourd'hui, j'effectue ma rentrée dans un lycée anglais. Mathilde commence demain, et je suis sensée rentrer ce soir avec le sourire aux lèvres, tout en lui expliquant que "les anglais, ils sont très gentils tu sais !", pour la rassurer comme le ferait la grande sœur responsable que je suis sensée être. Sachant qu'à l'intérieur, j'aurai très probablement envie de lui hurler de fuir tant qu'il en est encore temps.

Je n'ai jamais été bonne en anglais. Ni même à l'école en général, d'ailleurs. Mes notes dépassent suffisamment la moyen pour me permettre le passage dans la classe supérieure, mais je n'ai jamais obtenu les compliments du conseil de classe. Et maintenant, je dois suivre tous mes cours dans une langue que je ne comprends qu'à moitié. Comment suis-je sensée l'avoir, ce foutu bac ?

- J'arrive !

À Lucie, j'adresse tout de même un sourire de façade. Je ne veux pas qu'elle s'en fasse pour moi, elle a déjà bien trop à faire avec papa. Sans elle, il serait incapable de penser à prendre ses clés le matin. C'est à se demander qui est l'adulte, chez nous.

Puisque l'arrêt de bus est sur le chemin de l'Université, c'est elle qui m'y emmène, à mon grand soulagement. Au moins je n'aurais pas à supporter la tension entre mon père et moi tous les matins.

En montant dans la voiture de mon aînée, je sens mon ventre se nouer. D'ici quelques minutes, je ferai la rencontre de mes camarades... probablement sans comprendre un seul mot de ce qu'il vont me dire. Je ne veux pas passer pour impolie, et surtout pas auprès de gens avec qui je vais devoir passer toute une année scolaire...

- Tu sais, Alice, fait mon aînée en brisant la gêne qui s'est installé avec nous dans l'auto. Papa ne voulait pas nous faire souffrir, c'est pour ça qu'il nous a parlé du départ aussi récemment.

- Peu importe pour quelles raisons il nous l'a caché, je rétorque sèchement. Il n'avait pas à le faire, c'est tout.

Aucune de nous ne dit plus un mot, et le reste du trajet se fait silencieusement. Arrivées à l'arrêt, ma sœur m'embrasse sur le front, comme maman avait l'habitude de le faire.

- Bonne journée, me souffle-t-elle.

- À qui le dis-tu.

Je claque la portière et rejoins les quelques élèves agglutinés sous l'abri. Certains me dévisagent quand je m'asseoi à leurs côtés, mais la plupart se contentent de m'ignorer comme s'ils n'en avaient rien à faire. Ce qui est probablement le cas, d'ailleurs. Des nouveaux, il y en a chaque année ; je ne suis ni la première ni la dernière qu'ils verront.

C'est mieux comme ça, en fait. Parce que s'il venaient me parler, je deviendrais à l'instant même où j'ouvrirais la bouche un sujet d'étude digne d'attention. Des nouveaux oui, mais qui ne parlent pas leur langue, ça doit être moins fréquent. Or, je ne tiens pas à me ridiculiser pour mon premier jour de classe.

Le bus arrive sans qu'on ne m'ait porté plus d'attention ; c'est plutôt bon signe. Je me glisse sans accroc tout au fond, et me laisse choir sur ce qui, je crois, va devenir ma place de prédilection cette année : un siège complètement défoncé, défiguré par les dessins pleins de poésie de quelques malins qui ont également jugé bon de le pourrir à coup de chewing-gum prémâchés. Mais le plus intéressant pour moi réside dans le fait que son jumeau, du côté de l'allée, est dans un état bien pire qui le rend presque impraticable. Aucun risque que qui que ce soit veuille s'asseoir là.

Rassurée sur ma quiétude le temps du trajet, je m'enfonce tranquillement dans mes lambeaux de fauteuils et ferme les yeux. Mmmh, pas si inconfortable... je pourrais presque m'y endormir...

- La place est libre ?

Sous l'effet de la surprise, je me redresse d'un coup et manque de m'assommer sur le dossier de devant. Hébétée, je cligne plusieurs fois des yeux, et mon regard tombe sur ma gauche. Une jeune fille qui doit avoir mon âge me regarde, la tête inclinée sur le côté. Elle semble attendre une réponse.

- Heu... oui ? Je bafouille. Pour tout dire, je ne suis même pas sûre d'avoir compris la question.

- Merci ! Lance joyeusement l'inconnue, qui balance son sac dans le porte bagage avant de grimper sur le siège voisin au mien.

Par grimper, j'entends bien le terme littéral. Je veux dire qu'elle monte debout dessus, avant de s'asseoir sur le haut du dossier.

D'abord sonnée, je ne réagi pas vraiment. De toute façon, c'est certainement plus confortable comme ça que si elle s'était affalée sur les ressorts qu'on voit d'ici ressortir sous ses pieds.

Puis je fini par comprendre ce qui vient de se passer. Merde. J'ai fait exactement le contraire de ce qu'il fallait ! Comment lui expliquer que je préfère qu'elle s'en aille à présent ? Je ne sais même pas comment on le dit ! Je rassemble les quelques bribes de vocabulaire qu'il me reste de ces dernières années de cours, essayant tant bien que mal de former une phrase correcte...

Mais avant même que j'ai pu placer un mot, ma camarade se lance dans un monologue enjoué qui me prend de court.

- Hey ! Je t'avais jamais vue, avant. T'es nouvelle ? Comment tu t'appelles ? Moi c'est Chelsea, Chelsea Marsh. Mais appelle-moi Chess, tout le monde m'appelle comme ça. T'a quel âge ? T'es en terminale, toi aussi ?

Elle débite tout ça d'une traite, sans même me laisser le temps d'en placer une. Je cafouille, déstabilisée, en essayant en vain de la suivre. Je ne capte qu'un mot sur deux, j'ai l'impression de venir d'une autre planète ! Devant mon air perdu, Chelsea - c'est bien tout ce que j'ai retenu de sa présentation - finit par s'interrompre et me regarde avec étonnement.

- Heu... tu vas bien ? Je t'ai pas assommée ?

Un peu, si ! Maintenant qu'elle est calmée, je peux l'étudier plus attentivement.

Comme je l'avais remarqué plus tôt, elle semble avoir mon âge, même si elle me paraît plus petite que moi - bien qu'il me soit difficile d'en juger vu sa position actuelle. Son visage aux traits fins est illuminé par un immense étalement de dents blanches. À part sur ma petite sœur, je n'ai jamais vu plus beau sourire sur Terre.

Quelques mèches brunes et bleues s'échappent en vrac du bonnet noir à oreilles de chat qu'elle porte enfoncé sur son front. Je jurerais que les petits ornements bougent au gré de ses expressions.

Elle porte une paire de Docs Martens bleues, des mitaines de la même couleur, un jean noir déchiré aux genoux et une veste en cuir ouverte sur un t-shirt annonçant "My cat is cuter than your boyfriend". Je me retiens de lui répliquer que j'en doute. Christian est adorable.

Pour finir, ses yeux gris qui me dévisagent toujours pétillent d'une lueur que je situerais entre l'amusement et la curiosité. J'ai la soudaine impression d'être une attraction touristique.

- Je... heu, je tente, je ne parle pas très bien anglais...

- Oh ! S'exclame la fille. Désolée. J'ai pourtant l'habitude que les gens n'arrivent pas à me suivre. Je recommence, alors !

Elle se glisse souplement à mes côtés, sans se démunir de son incroyable sourire. Je n'entends aucun bruit ni ne ressent aucune vibration lorsqu'elle touche le siège. Qui que soit cette Chelsea, je comprends pourquoi elle semble avoir choisi le chat pour totem ; chacun de ses gestes semble emprunt d'une grâce toute féline, comme celle dont font preuve les danseuses.

Je me prend à l'imaginer sous les projecteurs, au cœur d'un ballet classique. Je suis sûre qu'elle serait d'une délicatesse époustouflante sur scène. Je la vois déjà, étirer ses bras comme un oiseau avant l'envol ; courber la tête vers le sol, prisonnière de la gravité...

Puis je me rappelle ses vêtements. Finalement, je la vois mieux guitariste dans un groupe de rock.

- Je suis Chelsea Marsh, mais tu peux m'appeler Chess, répète-t-elle plus doucement cette fois. Je suis en terminale cette année. Et toi ?

- Je..., je commence avec hésitation, je m'appelle Alice. Je suis aussi en terminale. Et... je suis française.

- Enchantée Alice ! s'exclame Chess. Ne t'en fais pas, tu n'es pas la seule à venir d'un pays étranger. Le lycée accueille quelques autres élèves non anglais.

Ses mots me réconfortent quelque peu. Je me rend compte que la boule de stresse qui me comprimait l'estomac vient de s'évanouir avec mes craintes. Finalement, cette première discussion m'a fait plus de bien que je ne le pensais.

Chelsea et moi bavardons encore un peu en attendant que le bus n'arrive à destination. Malgré mon anglais approximatif, j'apprends ainsi qu'elle étudie à Lewis Carroll depuis sa seconde, et qu'elle connaît ainsi presque tout le monde là-bas. Elle propose de me présenter aux autres, ce que j'accepte avec une joie non dissimulée. Je crois que je vient de rencontrer ma première amie ici.

- Tiens, lâche-t-elle au bout d'un moment, est-ce que ça te dirais de répondre à une énigme ?

Ses yeux brillent d'une malice nouvelle. Emportée par son entrain apparent, j'accepte sans réfléchir. Après tout, ce n'est qu'une devinette !

La brune se râcle la gorge, puis me fixe droit dans les yeux, avec un sérieux si soudain qu'il me fait presque peur. Je commence à regretter d'avoir dit oui.

- Okay, fait-elle en se redressant. Qu'est-ce qui sert à s'asseoir, dormir et se brosser les dents ?

La question me laisse perplexe. Comment un seul objet peut-il accomplir toutes ces tâches ? Un lit peut permettre de s'asseoir et dormir, mais quant à se brosser les dents...

Je pense à un robot ou une machine quelconque, sans grande conviction. Chess m'a posé une colle, je le reconnaît volontiers. Je m'apprête à lui demander la réponse, quand je suis stoppée dans mon élan par le car qui s'ébranle.

Je jette un rapide coup d'œil par la fenêtre. À quelques mètres se dresse la façade blanche de notre établissement scolaire. Quelques dizaines de fenêtres en perce le crépis à la manières de meurtrières sur un château fort. Toutefois, la structure n'en a pas la prestance ; on dirait plutôt l'enfant décrépit né de l'union d'un vieil hôpital pour enfants et d'un hôtel de ville démodé. "Lycée Lewis Carroll", annonce l'enseigne qui surplombe la porte à double battant.

- Tiens, nous sommes arrivés, s'amuse mon amie. Allez, descendons avant d'être coincées !

Je n'ai pas le temps de protester qu'elle se jette dans l'allée et disparaît de ma vue. Je m'élance à sa suite, crapahutant au milieu des étudiants pressés de descendre, peinant à la rattraper pour lui demander des explications. Mais lorsque je mets enfin pied à terre, Chelsea Marsh s'est déjà volatilisée, et j'en viens à me demander si je n'ai pas simplement imaginé son étrange sourire qui, seul, flotte encore dans ma tête.

* ℑ *

Hey hey !

Voici donc le second chapitre, un peu plus long, dans lequel vous faites la rencontre de Chelsea Marsh, a.k.a le Chat du Cheshire.
J'espère que ce personnage vous plaît (et que tu n'es pas trop déçue, Crimslow !), mais si ce n'est pas le cas, sachez que vous verrez son caractère se préciser au fur et à mesure. Peut-être finirez-vous par l'apprécier...
Les noms des personnages sont choisis pour trois raisons : soit par leur consonnance proche de celle du personnage original, soit parce qu'ils m'évoquent le personnage, soit parce que je les aime bien. Sur le bestiaire de Wonderland, les prénoms ont été choisis pour chacune des raisons suivantes. Celui de Chelsea Marsh, bien sûr, pour la première raison.
Je voulais que Chelsea puisse être surnommée Chess, parce que ça sonne comme comme Cheshire et pour un autre lien que vous découvrirez bientôt. Mon choix s'est donc porté sur "Chelsea" - bien que j'ai hésité au début, ce prénom étant très souvent donné à des filles superficielles dans les fictions ; cependant, je ne pense pas qu'on puisse attribuer un caractère à un prénom.
Alors alors... passons aux choses sérieuses.
- Vous pouvez chercher la réponse de l'énigme de Chelsea, postez vos propositions en commentaire !
- Ensuite, j'aurai besoin d'autres énigmes ! Celle-ci me vient d'un site spécialisé (enigmatik) sur lequel on en trouve plein. J'adore les énigmes, mais je n'en connais pas un très grand nombre... au contraire de Chelsea. Donc n'hésitez pas à me proposer les vôtres en messages privés (sans oublier les sources si elles ne sont pas de vous) !
- Et pour finir... qui sera le prochain personnage ? Un indice ? Alors... "il n'y en aura pas qu'un". Je vous mâche le travail... :')
J'espère que ce chapitre vous à plu, pour ma part je trouve tous ceux que j'écris pour cette fiction absolument à chier. Pas assez de détails, de description, d'ambiance... la relecture est inévitable, en attendant vous allez bouffer de la daube, désolée.
MàJ : bon je sais que vous les trouvez bien x) j'ai eu beaucoup de retours positifs sur le premier chapitre, et je vous en remercie... mais cette NDA date d'avant la publication, vu que je l'avais écrite après avoir fini l'écriture de ce chapitre, il y a quelques semaines. Du coup elle ne correspond pas vraiment... je l'ai laissée pour expliquer pourquoi je suis définitivement convaincue par la réécriture. Donc pas de malentendu : les chapitres ne sont pas si merdiques !
À demain pour le prochain !
Chapitre dédié à mon p'tit fœtus, dont c'est le perso préféré, et qui continue à nous faire rêver avec ses écrits ❤

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