Désillusion

Sasha

J'ai à peine dormi : bien trop énervée par mon entretien en Sarrésie demain, j'ai à peine fermé l'œil, ne m'endormant que très tard, et me réveillant toutes les heures. Lorsque mon réveil sonne, enfin, à sept heures, je me lève d'un bond. A quoi bon rester au lit si de toute façon je ne peux pas dormir ? L'adrénaline pulse dans mes veines, à un rythme effréné, et je sens que la matinée va être longue...

Je révise mon CV, répète mes phrases toutes prêtes à être déballées, et décide de me préparer physiquement par un long bain délassant, une séance épilation et un gommage facial à l'avocat. Sur un coup de tête, je descends d'un étage pour aller voir si ma coiffeuse attitrée, Sophie, ne pourrait pas me caser entre deux rendez-vous. Bingo ! Une demi-heure plus tard, je ressors avec un brushing bien net pour à peine dix euros. Dépense inutile me direz-vous ? Je sais bien que je ne serai pas embauchée pour une coiffure impeccable, mais l'estime de soi, c'est indispensable, et c'est ce qui me fait le plus défaut actuellement... Vers onze heures, j'avale une salade, histoire de ne pas avoir le ventre creux, et ses bruits désagréables et de ne pas me surcharger non plus... Ah ! Mais les entretiens, c'est tout un art ! Soyons honnête, je ne me suis jamais préparée comme ça, mais j'ai décidé de mettre toutes les chances de mon côté. Et ça passe évidemment par la tenue : exit le tailleur porte-malheur dont je m'attife à chaque fois ! Je le balance méchamment sur mon lit, avec l'objectif assumé de le brûler un de ces jours dans ma cheminée, et me concentre sur ma garde-robe. Je suis plutôt casual : jean, chemisier ou blouse, en temps normal. Mais là, je dois marquer le coup, sortir des sentiers battus, innover. Un peu perplexe, je balaie la penderie du regard, et arrête mon choix sur une robe. J'hésite, me tâte, prends, replace, puis me décide pour une robe vert émeraude. La logique la voudrait noire, mais si j'osais ? C'est un clin d'œil pas discret pour deux sous à l'écologie et à la nature, et alors ? J'annonce la couleur, littéralement ! Et sa forme trapèze est passe – partout : ni trop sage, ni trop originale. Pour casser le côté trop classique, j'enfile une paire de sandales plates ouvertes en cuir fauve, et me décide pour un sac en bandoulière noir, assez petit, mais pratique. Une touche de maquillage, naturel pour le coup, et me voilà prête. Je m'attarde sur mon reflet dans le miroir de ma salle de bain : la fille devant moi est bien différente de celle de d'habitude : plus mûre, plus femme, plus sûre d'elle ? En mon for intérieur, c'est le chaos total, mais l'image que je renvoie est tout autre.

Il est encore tôt, mais je me décide à partir malgré tout. Je ne connais pas bien la route, et mon GPS n'a pas été mis à jour depuis au moins trois ans. Autant prendre un peu de marge, quitte à attendre sur place. Je descends les escaliers calmement, et retrouve ma Zoé garée devant la porte. Je n'ai pas la chance d'avoir un parking privé, mais une superbe borne de rechargement juste devant l'immeuble ! Et comme je dois être une des seules propriétaires de voiture électrique du quartier, j'ai toujours ma place attitrée le soir. J'avoue, j'attire les foudres des voisins et les regards revolver des résidents alentours, mais peu importe...

Le temps de déposer mes documents sur le siège conducteur, j'énumère dans ma tête tous les papiers nécessaires, refais le récapitulatif encore au moins trois fois, puis me décide à démarrer. En ce mardi midi, la circulation n'est pas très dense, et je sors de la ville assez vite. La voie rapide qui conduit à la Sarrésie, que je n'ai plus empruntée depuis des lustres, a été visiblement rénovée récemment : un bon point pour moi, dans l'optique du trajet journalier, et pour la principauté aussi. Peut-être est-ce même elle qui en a financé une partie ? Les paysages défilent, sans que j'y fasse vraiment attention, tant mon cerveau est obnubilé par la suite des événements. Bon sang, je ne vais jamais y arriver. J'essaie de me concentrer sur la route, mais inévitablement, mon esprit dévie vers mon objectif. Waouh, c'est pas gagné tout ça ! Reprends-toi ma fille, tu ne peux pas te permettre de rater ton entretien !

Un peu impressionnée, j'entre sur le territoire sarrésien aussi facilement que si j'allais faire mes courses à Luxembourg : pas de douaniers, pas de séparation physique. En tant que membre de l'Union Européenne, et de l'Espace Schengen, la Sarrésie n'a aucune raison de limiter ses frontières. Je roule encore quelques kilomètres, avant d'arriver aux premiers faubourgs de Sarretingen. La capitale, qui ne compte que cent-mille habitants, commence, comme souvent, par des banlieues cossues où les maisons, typiques du coin, dévoilent des façades colorées disséminées le long de la route. Puis, les habitations se font plus serrées, les jardins moins nombreux, alors que les premiers immeubles apparaissent, tantôt anciens, tantôt plus modernes, trahissant la volonté du pays d'innover, de moderniser. D'un coup, le quartier des affaires apparait, brillant des mille feux des matériaux modernes utilisés : aluminium, acier, béton, rivalisent d'originalité sur les bâtiments à l'architecture torturée, comme une surenchère de la lutte à laquelle se seraient adonnés les architectes dans la course à la contemporanéité. J'ai soudain l'impression de me retrouver dans le quartier du Kirschberg, sur les hauteurs de Luxembourg...

Néanmoins, mon GPS m'entraîne ailleurs, et quelques rues plus loin, au détour d'une venelle étroite, je me fige net devant le spectacle qui s'affiche devant moi : un château tout en longueur s'étire sur des dizaines de mètres, derrière des grilles ouvragées en fer forgé, au-delà de jardins à la Française soigneusement entretenus au centre desquels s'élèvent les eaux tourmentées d'une fontaine majestueuse représentant, à vue d'œil, des nymphes de l'Antiquité gréco-romaine. Vu que je roule, j'essaie de ne pas me laisser distraire, mais c'est difficile ! J'ai l'impression de me retrouver au palais de Schönbrunn, en Autriche, sauf qu'il est moins grand. Il ne comporte que deux étages, mais son style est résolument le même. Je ne m'attendais pas à tant de faste...

Comme prévu par les recommandations que l'on m'a faites par mail, je contourne le château par la droite, longe une ruelle à sens unique et me présente à un petit portail sur le côté, où un garde me fait ouvrir la vitre en me demandant mes papiers ; je dois être attendue, parce qu'après avoir vérifié sur un livre dans sa guérite, il confirme la présence de mon nom sur son registre, me le fait signer, et autorise l'ouverture de la porte. Rassurée, malgré mon cœur qui tape dans ma poitrine, j'avance au pas, alors que les deux vantaux se referment sur ma voiture, que je pars garer sur le côté gauche, le long d'autres véhicules déjà stationnés. J'attrape mes affaires, ferme les yeux, inspire et expire bruyamment, et soudain décidée, je sors en claquant la portière.

Mes yeux se portent sur l'aile droite, suivant l'ascension d'une glycine mêlée d'un lierre, qui s'envolent jusqu'au toit en ardoises noires, surplombant une façade beige récemment rénovée, aux nombreuses fenêtres à croisillons. C'est... majestueux. A l'entrée, un homme m'attend, se présente comme mon guide du jour et me fait entrer par une porte secondaire, qui donne sur un couloir sombre. Nous montons des escaliers en bois, sans doute réservés au personnel de service, puis il m'abandonne dans un vestibule en me demandant d'attendre là. Une jolie banquette ancienne de style Louis XVI me fait de l'œil, mais je n'ose m'asseoir dans ce meuble d'époque, et décide de rester debout. Mes documents contre ma poitrine, j'observe d'un peu plus près la pièce dans laquelle je me trouve. Dans un joli bleu ciel un peu délavé, elle est relativement simple, malgré les moulures au plafond et les stucs muraux. Seul détail charmant : la scène romantique d'angelots nus et joufflus qui m'arrachent un sourire quand je la découvre en plein milieu du plafond.

— Fraulein Muller ? retentit soudain une voix fluette qui me tire aussitôt de mes rêveries. Je suis Frau Halle : je suis chargée de faire votre entretien. Voulez-vous me suivre ?

Je serre maladroitement la main qu'elle me tend, alors que mon cœur reprend du service en tapant comme un forcené dans ma cage thoracique. Assise sur la chaise capitonnée qu'elle m'a désignée dans la pièce dans laquelle nous avons pénétré, je m'agite nerveusement, pendant que mon hôtesse s'installe calmement de l'autre côté de son bureau. Je prends deux minutes pour l'observer, tandis qu'elle semble chercher des documents : c'est une femme dans la cinquantaine, classique, avec une coupe au carré, blonde, et des lunettes à écailles qu'elle descend sur son nez fin pour regarder par au-dessus. Elle est vêtue d'un tailleur gris sobre, qui me fait soudain regretter de ne pas avoir mis le mien... Bordel, qu'est-ce qui m'a pris de me présenter en robe verte ? Je me gifle moralement, tentant de garder une contenance que je sens s'étioler au fur et à mesure de mes pérégrinations mentales. Soudain, elle relève la tête vers moi, entrecroise ses doigts sur le plateau du meuble, et penche la tête sur la droite, en me fixant dans les yeux. Bordel, j'y suis, et c'est maintenant que ça commence !

— Je vous avoue être ravie de vous recevoir, Fraulein Muller ! Quand j'ai découvert votre dossier de candidature hier matin, dans mes mails, j'ai été impressionnée.

— Vraiment ? je bafouille.

— Vraiment, affirme-t-elle encore une fois en hochant la tête d'un air convaincu. Vos références sont excellentes, votre cursus universitaire remarquable, vos diplômes idéaux.

— Oh, réussis-je à prononcer misérablement.

— Bon, votre expérience n'est pas énorme, c'est votre point faible, je dois l'avouer.

Mon cœur chute dans mon estomac. Bordel, ça commençait trop bien...

— Néanmoins, reprend-elle, c'est le dossier que vous nous avez fourni sur la gestion du pôle écologie de la Communauté de communes que vous avez géré qui m'a fait retenir votre candidature : c'est juste... impressionnant.

— Euh... merci ?

Bon sang, c'est tout ce que je réussis à dire ? Lamentable.

— C'est ce que nous attendons de la personne qui va être embauchée : si vous avez réussi à mettre cela en place pour autant de villages, vous pouvez le faire ici. Avec un budget bien plus conséquent, d'ailleurs.

— C'est encore plus motivant ! je parviens enfin à répliquer. Créer la totalité du projet est tout bonnement unique, un vrai rêve pour quelqu'un comme moi !

— Je m'en doute pas, rit doucement Frau Halle.

Elle plisse les yeux, et se recule légèrement.

— Je vais être honnête, Fraulein Muller. Vous êtes notre meilleure candidate. Alors plutôt que de tergiverser, et perdre du temps à répondre à des questions qui vont nous faire perdre du temps, à vous comme à moi, d'ailleurs, je vais aller droit au but : êtes – vous prête à relever le défi ? Êtes – vous décidée à nous rejoindre sur ce projet pharaonique ? C'est en terme d'années que cela se compte, et si j'insiste, c'est pour que vous soyez consciente que si vous signez avec nous maintenant, vous vous engagez pour un chantier monstrueux qui prendra des décennies !

— Je suis prête, je réponds solennellement, essayant d'y mettre toute ma force de persuasion. Je suis là pour ça. Et je ne vous décevrai pas, si vous me confiez le poste.

La femme m'observe quelques secondes, avant d'arborer un grand sourire qui me fait relâcher soudain l'air que je n'avais même pas remarqué avoir bloqué dans ma poitrine.

— Alors bienvenue parmi nous ! s'exclame Frau Halle. J'ai juste besoin de votre carte d'identité française, puisque c'est là que vous vivez, je crois, et celle de Sarrésie, pour établir le contrat.

Alors que je fouille déjà dans mes documents, mes mains se figent brutalement.

— Ma carte d'identité sarrésienne ? je murmure, un peu décontenancée. Mais je... je n'ai pas la nationalité de la Principauté !

La femme ouvre de grands yeux, avant de se rencogner dans son fauteuil.

— Mais pourquoi avoir postulé, alors ? s'exclame-elle, visiblement dépitée. La Sarrésie n'emploie que des nationaux, ou éventuellement des bi-nationaux ! Vous l'ignoriez ?

— Oui.... Je gémis.

— Je suis désolée, grimace mon interlocutrice. Je n'avais même pas envisagé que vous l'ignoriez ! A moins de demander la nationalité sarrésienne, je ne peux rien faire pour vous, hélas...

— Ok, je murmure en me levant maladroitement. Je vous remercie de m'avoir reçue. Bonne journée, Frau Halle.

Je débite mécaniquement mon texte, n'osant même plus la regarder, et m' enfuit littéralement de la pièce. C'est un cauchemar, ça ne peut pas être autre chose. Mes jambes flageolantes me portent à peine jusqu'aux escaliers, que je descends en me tenant à la rampe, les muscles tétanisés, et le cerveau court-circuité. Bordel, tout ça pour ça ! Soudain, mes yeux se noient de larmes, que je réussis à grand peine à contenir, bon an mal an. Je ne parviendrai jamais à la voiture, ça c'est sûr !

Parcourant le couloir du regard, au travers du brouillard qui se forme devant mes rétines, je finis par tomber sur un panneau « toilettes » sur une porte, et m'engouffre à l'intérieur en claquant la porte le plus vite possible.

Le barrage de mes paupières cède au même moment, et je m'appuie sur le premier lavabo que je trouve, les mains sur la faïence, et la tête tombant en avant entre mes épaules. Merde, merde, merde, c'est un putain de cauchemar !!

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