Alex

      Nine courait trop vite, jamais Oscar ne la rattraperait. Les blés déchiraient presque sa robe, le tissu était fin, et il volait derrière elle. Il se perdait dans le bleu du ciel. Mais maintenant que le ciel devenait rose, il se mêlait à sa couleur dans un étrange violet. Le genre de violet qui ne sait pas se décider entre le bleu et le rouge, le genre de violet irréel, qui bascule du monde des rêves à celui de la douleur sans prévenir. Le genre de violet qui rend les rêves douloureux. Les blés étaient dorés, comme les cheveux de Nine et les paillettes sur ses ongles. Et le rouge. Les joues de Nine étaient rouges à cause de l'effort, et griffées par les feuilles sèches et acérées des blés. Les stries étaient les mêmes que celles, blanchies, présentes sur ses hanches et ses poignets. Oscar n'en pouvait plus de courir derrière Nine, c'était comme chercher à attraper le vent, alors même qu'on doute parfois de son existence. Nine savait qu'elle n'allait pas courir à l'infini, son cœur s'apprêtait déjà à se décrocher, et ses jambes cotonneuses peinaient à la porter. Elle ne savait même plus pourquoi elle courait, si c'était pour fuir quelque chose, ou pour se jeter dans les bras de son avenir. Sa robe s'agrippa à un épi de blé, elle se déchira, et Nine tomba. Doucement, le monde ne voulait pas trop la blesser. Sa joue rencontra la terre sèche, ses yeux se fermèrent, et c'était la nuit.

      Ils se rouvrirent quand une respiration précipitée parvint à son oreille. Le jour revint. Oscar était là, debout, si grand qu'il cachait entièrement le soleil rouge. Son visage était dans l'ombre, Nine n'aimait pas ça, elle fronça les sourcils. Alors Oscar s'assit à ses côtés, il la prit dans ses bras.

— J'ai cru que tu me fuirais pour toujours.

— Et pourquoi j'aurais fait ça ? Je n'ai aucune raison de te fuir.

— Tes joues sont écorchées... C'est comme si les larmes t'avaient déchirée.

— C'est bien pire, Oscar, c'est le monde qui m'a déchirée. Mes larmes ne sont pas assez nombreuses pour adoucir et reverdir ce champ.

Oscar saisit son poignet, il caressa de la pulpe du pouce les cicatrices qui s'y entrecroisaient et bosselaient la peau. Une petite griffure faisait perler un peu de sang. Sa langue vint le recueillir, et le poignet redevint blanc, mais moins que les cicatrices.

— Ne les regarde pas, Oscar, elles sont laides.

— Non. Elles ne sont ni belles ni laides, elles témoignent simplement du passé.

— C'est du passé, n'est-ce pas ?

— Je ne sais pas, Nine. Personne ne le sait, que Dieu.

— Ne parle pas de Lui, Oscar.

— Je sais. Désolé.

— Est-ce que... Est-ce que tu penses qu'Alex va bien ?

— Je ne sais pas. Je n'en sais pas plus que toi.

— J'ai rêvé d'elle, cette nuit. Enfin non, j'ai pensé à elle, et elle était si présente dans mon esprit que c'était comme un rêve. Je revoyais ses fossettes, la bague dorée que je lui avais offerte, ses cheveux emmêlés quand elle a frappé à ma porte. Tu crois qu'elle m'en veut encore ?

— Elle ne t'en veut pas.

— Pourtant, elle m'a dit que c'était de ma faute. Que tout était de ma faute.

— Elle était perdue et en colère. Elle ne le pensait pas.

— Tu n'étais pas là...

— Tu me l'as si souvent raconté, c'est tout comme.

— Mes souvenirs sont peut-être faux.

— Peut-être.

— Peut-être qu'après toutes ces années, j'ai tant idéalisé Alex qu'elle ne se ressemble plus. Peut-être que ce n'est pas à elle que je pense. Peut-être qu'elle est laide, qu'elle a une voix de crécelle, peut-être que c'est une vraie peste.

— Tu le penses ?

— Non. Bien sûr que non. Alex est magnifique, c'était comme ça et ça l'est toujours.

      Le chant des oiseaux se taisait à mesure que la nuit tombait. Bientôt, il fit complètement noir, et le froid s'installa, les cigales remplacèrent les oiseaux. Nine se blottit plus contre le torse d'Oscar. Elle aurait bien voulu entendre son cœur battre, mais ce n'était pas le cas, alors elle l'inventa. Il battait lentement, presque avec placidité, et de temps en temps, quand Nine respirait un peu fort ou frissonnait, il s'accélérait, pour ralentir à nouveau ensuite.

— Je n'aime pas la nuit, soupira Oscar.

— Je sais. Ne t'inquiète pas, je suis là.

La voix de Nine était chaude.

— Je ne m'inquiète pas. Au contraire, je suis fier et viril, dit Oscar d'une grosse voix.

— Je sais, mon cœur, je sais.

Nine rit, elle se tourna pour faire face à Oscar, et posa ses lèvres froides et fines sur la joue mal rasée de son amour. Sa bouche dévia, Nine et Oscar s'embrassèrent un long moment, juste comme ça, juste pour s'embrasser. Puis Oscar remonta ses mains jusqu'à la poitrine de Nine.

      La chambre était claire, presque éblouissante. Alex était coiffée de deux tresses collées, qui tombaient jusqu'en bas de son dos. Nine la regardait. Elle fouillait dans ses CD pour en trouver un de Johnny Cash, qu'elles écoutaient toujours ensemble. Elle le lança finalement, la LED bleue de la chaîne hi-fi ajouta encore de la lumière. Quand elle se releva, ses tresses étaient passées devant ses épaules.

— Nine ? Qu'est-ce que tu veux faire ?

— Rien, être avec toi me suffit.

— Je t'adore tellement... C'est marrant, j'ai l'impression que tes taches de rousseur ressortent plus aujourd'hui.

Alex avait posé sa main sur la joue de Nine. Alex avait des grandes mains, elle ne les aimait pas, elle les trouvait rustres et pataudes.

— J'ai pris le soleil, hier. Je suis allée à la plage avec mes parents.

— Oh, j'ai envie d'aller à la plage.

— Il n'y a pas de bus, nous sommes dimanche.

— Tu as déjà oublié que j'ai une voiture, maintenant ?

— Non, mais je n'ai pas vraiment confiance en elle.

— Comment ? s'insurgea Alex. Une authentique Lada !

— Justement, peut-être qu'elle est trop authentique.

— Cesse de raconter des sottises, et allons-y !

Alex ne lui laissa pas le choix, elle saisit un short en jean, et en couvrit sa culotte de coton rouge. Elle changea son sweat pour un t-shirt rose, bien trop large pour elle, puis retira ses tresses du col. Elle chaussa ses Converse grises, originellement blanches, attrapa ses clés, et traîna Nine, presque de force, jusqu'à sa sublime Lada verte, sortie tout droit d'un autre temps.

      Elles écoutèrent Queen sur le trajet, Alex dansait en conduisant, et Nine trouvait cela incroyablement sexy. Les lèvres d'Alex remuaient avec les paroles. Des restes de maquillage les coloraient légèrement. Quand elles arrivèrent, après une demi-heure de trajet, elles n'avaient pas échangé un mot mais avaient pourtant parlé des heures durant de toute la joie qu'elles éprouvaient à être ensemble. Elles coururent jusqu'à l'eau, après être passées par les rochers plutôt que par les escaliers pour descendre sur la plage. Elles avaient oublié leurs maillots de bain, bien sûr. Cela ne les empêcha pas de s'amuser au bord de l'eau, de s'éclabousser l'une et l'autre. Puis, quand elles furent tout à fait mouillées, elles se baignèrent totalement, et leurs vêtements collaient à leur peau. Il n'y avait presque personne, sur la plage, à part une famille, là-bas, qui pique-niquait. Quand elles eurent trop froid pour rester dans la mer, elles quittèrent la plage et grimpèrent sur la falaise, Nine à la suite d'Alex, dont les tresses dégoulinaient sur ses jambes, traversées par un mince filet d'eau, qui faisait comme la ligne noir des bas couture. Elles arrivèrent rapidement dans un champ de maïs, qui bordait la route, non loin de l'endroit où la Lada verte était garée, et qui surplombait tellement la plage qu'on ne voyait que la mer. Une roulade de trop, et elles tombaient. Elles étaient presque sûres qu'elles n'avaient pas le droit d'être là, mais tant pis. Alex avait amené sa petite radio portative, elles écoutaient la musique à la mode, en regardant le ciel rosir. Quelques centimètres les séparaient, jusqu'à ce que Nine se tourne et pose sa tête au niveau du cœur d'Alex, qui battait fort, très fort, c'était assourdissant. Alors elle releva la tête, et embrassa les lèvres rouges d'Alex. Elles s'embrassèrent de longues minutes, juste comme ça, juste pour s'embrasser.

      Mais ce ne sont plus les mains d'Alex qui se baladent délicatement sur ses seins.

— Oscar... Merci... murmura Nine.

— Pourquoi ?

— Pour être là pour moi. Pour avoir toujours pris le temps de désinfecter mes plaies, tant celles de mon corps que celles de mon cœur. Et moi, je ne te rends pas tout ça. Moi, je pense à Alex quand on fait l'amour, ou quand on va à la plage. C'est injuste, oh je suis tellement égoïste... Pardonne-moi, Oscar, pardonne-moi je t'en supplie, j'ai trop besoin de toi... Ne pars pas.

Les larmes de Nine faisait couler le sang pourtant séché des griffures laissées sur ses joues par les blés. Le sang tacha sa robe. Le rouge et le bleu devinrent comme le ciel, le soleil se couchait.

— Je ne te quitte pas. J'ai trop besoin de toi aussi, Nine.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top