Chapitre 4
EMERSON
Ces trois prochains jours vont être bien remplis. Je suis censée rencontrer individuellement tous ces garçons, alors il a été convenu que je passerai du temps avec l'un de chaque secteur par jour. Dans trois jours, les premières épreuves pourront commencer.
Je trouve cela assez malsain. Je n'arrive pas à ressentir de satisfaction face à neuf hommes là pour moi, dans le but de me conquérir. Je passe en un rien de temps de l'ombre à la lumière et je ne suis pas sûre d'en apprécier la raison. C'est comme si le monde n'avait jamais évolué, en fait. Je sais que les contes de princesses que j'ai lus sont très vieux – même si je n'arrive pas à déterminer à quel point ils le sont. À cette époque déjà, on organisait des mariages aux filles de rois. Et ce n'était pas considéré comme une bonne chose. Je me demande si mes parents ont déjà lu ces bouquins et s'ils se rendent compte de la dimension malsaine de toute cette mascarade. Ces neuf garçons, là spécialement pour moi, veulent gagner le trône ainsi que mon cœur. Mais moi, je ne souhaite rien de tout ça. Je n'espère qu'un amour pur et heureux.
Harmony entre dans ma chambre et s'assied sur mon lit. Elle me sourit pendant quelques secondes, silencieusement.
— Tu as beaucoup de chance, finit-elle par lâcher.
Je ne réponds rien, sentant une autre remarque arriver. Et ça ne manque pas :
— Tu as déjà un petit préféré ?
Si j'ai un préféré ? J'ai à peine été attentive à leur arrivée, ce qui n'a pas manqué de mettre maman en colère. Je l'ai déçue. Déjà.
— Et toi ?
Je voulais seulement la taquiner. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle baisse le regard et qu'elle se mordille la lèvre inférieure.
— Ben... Ils sont tous mignons, avoue-t-elle.
— Tu veux me piquer mes prétendants ? plaisanté-je.
Elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux, se lève et quitte ma chambre comme si je venais de l'insulter. Bizarrement, sa réaction me fait juste sourire. Cette compétition ne m'intéresse pas. Mais apparemment, j'en ai besoin pour prouver à mon père que j'ai grandi et que je ne suis plus une enfant. Quand j'entrevois mon futur, je ne m'imagine pas sourire niaisement aux côtés d'un de ces neufs prétendants. Je n'imagine pas ma vie remplie de robes et de paillettes. Je veux assurer la sécurité de New-Islands et protéger l'Hélice, puisque c'est le rôle d'un roi. Je refuse d'occuper la place de ma mère. Sa vie se résume à s'occuper de l'apparence de cette famille et de cet endroit.
Alors que je contemple ma tenue dans le miroir, mon père déboule dans ma chambre :
— Emerson, nous devons avoir une discussion.
Le ton qu'il emploie ne présage rien de bon.
— Je veux que tu changes ton attitude. Tout de suite.
Je ne chercherai pas à me confronter à lui. Même si je n'approuve pas cette compétition, il reste un roi hors pair et je le respecte.
— Aujourd'hui, tu t'es montrée négative, inattentive et irrespectueuse. Ne veux-tu pas devenir reine ?
— Si, je le veux de tout mon cœur.
Et c'est la vérité.
— Alors qu'est-ce qui te prend ? On t'offre cette opportunité sur un plateau d'argent. Tu es formée à ça depuis toujours, je sais que tu as l'étoffe d'une dirigeante. Tu es si intelligente, maligne, déterminée et combative ! Il ne te manque plus qu'un époux et nous avons fait le maximum pour qu'il te corresponde au mieux ! Ces neuf jeunes hommes qui t'attendent ont été sélectionnés de manière à ce que tu aies le meilleur. Ils ont tous réussi leurs tests haut la main, chacun représente un potentiel dirigeant. Ils sont intelligents, possèdent un mental d'acier et sont faits pour combattre. Qu'est-ce qu'on aurait pu te trouver de mieux, Emerson ?
Je n'ose pas lui dire que les romances que je passe mon temps à lire en secret me font rêver d'une rencontre originale et romantique. Choisir entre neuf types qui ne veulent que moi, c'est presque trop simple. Mon père doit penser que je fais un caprice. Mais il ne doit pas me voir comme une gamine capricieuse, plutôt comme une fille prête à tout pour accéder au trône. Une fois que j'y serai, je ferai ce que je voudrai. J'aurai le droit de choisir d'accompagner les soldats si j'en ai envie.
— Je suis désolée.
— Ne me déçois plus, dit-il d'un air solennel.
Je hoche la tête. Il prend une profonde inspiration :
— As-tu remarqué ce jeune homme à l'attitude désinvolte ?
Je le fixe un instant, ne voyant pas où il veut en venir.
— Celui qui est arrivé les mains dans les poches, en traînant les pieds, ajoute-t-il.
Je réfrène un sourire en y repensant. Ça, c'était vraiment gonflé.
— Je l'ai remarqué.
— Qu'en as-tu pensé ?
Il m'intrigue. Mais ça, il ne doit pas le savoir.
— Son comportement n'est pas acceptable.
— M'autorises-tu à prendre les mesures nécessaires pour le punir, dans ce cas ? demande mon père.
Je le fixe un instant, ébranlée par le fait que pour la première fois, il me demande mon avis.
— Les mesures nécessaires ? questionné-je.
— L'exclure de la compétition et l'envoyer croupir chez les Exécutables.
L'horreur traverse mon corps, j'en ai la chair de poule.
— Non ! m'exclamé-je.
Mon père fronce les sourcils, l'air de ne pas comprendre. Je tente de me redresser et d'avoir l'air convaincant.
— Il n'était peut-être pas dans un bon jour. Je voudrais lui laisser une chance. Je veux quand même le rencontrer en face à face. Si ça se déroule mal, alors tu pourras prendre de telles dispositions.
Son regard ne quitte pas le mien, puis un léger sourire fier se dessine sur ses lèvres.
— D'accord. Et Quinn ? Qu'en penses-tu ?
— Je crains de ne pas pouvoir m'avancer à son sujet pour le moment.
— J'espère que tu l'apprécieras.
Je souris légèrement.
— Je l'espère aussi.
Il quitte la pièce, m'y laissant seule. Je me demande pourquoi il se montre aussi obsédé avec ce Quinn. Comment a-t-il déjà pu lui faire une si forte impression ?
Première rencontre : Bastian, Secteur Vert.
Un blond aux cheveux ras s'installe sur la chaise en face de la mienne ; seule une petite table de marbre nous sépare. Il me sourit poliment mais semble angoissé.
— Bonjour. Je suis Bastian.
— Enchantée.
Je réponds le plus simplement, à vrai dire j'ignore comment me comporter. La petite caméra discrète fixée au plafond et qui clignote en bleu au-dessus de ma tête me stresse. Je sais que je suis épiée, je sais que tout ce que je dis sera enregistré, décortiqué, et écouté par Cliff. New-Islands lui fait confiance, je n'imagine même pas une seule seconde s'il y avait un problème d'interprétation de sa part. Maman m'a pourtant bien formée. C'est au prétendant de mener cette entrevue. Il est censé se vendre et me donner envie de le revoir. Ça me facilite les choses, mais Bastian a l'air timide et j'ai bien peur de ne pas être assez qualifiée pour nous sortir d'une situation gênante.
— Tu es très jolie, reprend-il.
J'ai envie de rire, parce que tout ça paraît peu naturel.
— Merci. Et toi, tu es très élégant.
Il rougit et baisse les yeux. Je crois qu'on ne va pas y arriver. Je compte les secondes qui défilent, nous n'avons que cinq minutes pour nous parler mais je sens que ces minutes vont être les plus longues de ma vie.
— Cette situation est vraiment bizarre, rigole Bastian.
Je le rejoins d'un rire distingué ; ça aussi, maman m'a appris.
— Je pense que je suis censé te sortir le grand jeu, mais la vérité c'est que ce n'est pas dans mes habitudes. Je ne sais pas quoi te dire et cette conversation est bien trop prévue pour être naturelle.
Il rit nerveusement et je ne peux qu'approuver. Je pense que je devrais l'aider un peu :
— D'où viens-tu ?
— Du Secteur Vert.
Je me rends compte que je ne sais quasiment rien de ce secteur. Simplement qu'ils ont particulièrement mal vécu la Catastrophe.
— Et qu'est-ce qui te motive dans cette compétition ?
Il regarde ses mains, sourit, comme perdu dans ses pensées et finit par planter son regard dans le mien :
— Eh bien... j'ai eu d'assez bons résultats à mes tests, alors je me dis que je ne suis peut-être pas si mauvais que ça. J'ai ma place ici, ça me motive.
J'admire la manière dont il a éludé la question. Ce garçon a l'air plutôt malin. Mais je veux ma réponse.
— Choisis un des trois : la richesse, le pouvoir ou l'amour.
— L'amour, lâche-t-il de but en blanc.
— Évidemment...
Je me demandais s'il aurait le cran de répliquer autre chose, mais il allait de soi qu'il choisirait l'amour, c'est pour ça qu'il participe à ce jeu. Je ne suis pas naïve quant à la motivation de chacun, je sais bien qu'ils ne sont pas tous là pour mes beaux yeux. Ou alors je deviens vraiment paranoïaque.
— Est-ce que tu es heureux d'être là, Bastian ?
— Bien sûr.
— Est-ce que tu imagines un futur avec moi ?
— Oui...
— Mais on ne se connaît pas. Alors sur quoi se base ton jugement ?
Il fronce les sourcils, il est vrai que j'y vais un peu fort.
— Tu ne choisis pas l'amour, dis-je. Tu choisis le pouvoir.
Je lui adresse un sourire en coin, comme pour lui signifier que je viens de gagner à notre petit jeu. Il me fixe, alors je fais de même. Physiquement, je dois bien avouer qu'il n'est pas mal du tout. Mais je ne ressens rien de spécial. Dois-je croire au coup de foudre ? Ou est-ce que mes parents ont raison, c'est en passant du temps avec une personne qu'on s'y attache ? Au fur et à mesure de mes entrevues avec Bastian, je tomberai amoureuse de lui, si connexion il y a ?
— Tu vas répondre le plus sincèrement possible à deux questions et ensuite, cette entrevue sera terminée. Es-tu prêt ?
Il hoche la tête, les traits du visage tendus, comme s'il appréhendait mes questions.
— Quand tu vas mal et que tu veux te remonter le moral, qu'est-ce qui te fait rire ?
Bastian semble réfléchir quelques secondes, puis il s'accoude à la table et me sourit :
— Eh bien, dans la salle commune de télévision, nous avons aussi une bibliothèque. Le peu de livres qui s'y trouvent datent d'avant la Catastrophe et sont en piteux état mais, en cherchant bien, certains valent vraiment le détour. Il y a en a un en particulier, que j'ai déjà lu quinze fois. Je ne connais pas son titre parce que la couverture ainsi que les premières pages ont été effacées par l'eau. Mais je peux te dire que c'est une comédie. Les personnages sont hilarants, ils n'ont pas peur du ridicule, et j'ai beau le connaître par cœur, il me procure toujours autant de joie : grâce à lui, je m'évade du quotidien.
Je reste sans voix suite à cet aveu auquel je ne m'attendais pas. Je me suis trompée sur lui, en l'accusant d'être attiré par le pouvoir. En fait, je pense plutôt que Bastian est sensible. J'aime cette anecdote qu'il me raconte. Parce que quelque part, je sens qu'on est liés. Moi aussi, j'aime me plonger dans les livres pour m'échapper du quotidien, bien que le sien soit assurément plus difficile que le mien. J'ai envie de le lui avouer, mais je sais que ce n'est pas ce que mes parents attendent de moi. Ils considèrent la lecture comme une perte de temps.
— Donc tu vois, je ne suis pas attiré par le pouvoir. Je choisis plutôt le bonheur.
— Mais si tu gagnais, tu devrais bien composer avec des responsabilités, telles qu'une prise immédiate de pouvoir, rétorqué-je.
Je n'avais pas envie de dire ça. Mais c'est ce que papa aurait voulu que je dise, je le sais.
— Bonheur et pouvoir peuvent faire paire, contre-attaque-t-il avec un sourire amical.
Qu'y a-t-il à ajouter à cela ?
— Quand tout s'écroule autour de toi et que tu perds toute confiance en toi, qu'est-ce qui te donne du courage ?
Il sourit encore et se pince l'arête du nez.
— Le chocolat.
— Le chocolat ?
— Oui ! Ça peut te paraître ridicule, mais c'est une denrée plutôt rare au Secteur Vert. Alors quand j'en mange un morceau, je me dis que tout n'est pas foutu et que la vie continue.
Je souris, émerveillée par les aveux de ce garçon rêveur. Il est très sympathique mais malheureusement, je crains qu'il n'ait pas le mental pour gouverner. Une alarme résonne, signant la fin de notre entrevue. Alors nous nous levons en même temps et sortons chacun par une porte opposée l'une à l'autre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top