Chapitre 2
New-Islands, Secteur Blanc.
EMERSON
Ce doit être la troisième couche de poudre que la maquilleuse me met, ignorant mes plaintes. Je ne me maquille jamais, je ne vois pas pourquoi aujourd'hui ferait exception. D'après ma mère, il faut que je sois parfaite car l'Hélice entière sera pendue aux photographies consacrées à la princesse – c'est-à-dire moi – dans les articles du journaliste présent spécialement pour l'évènement. Ce n'est pas ma perception de la perfection, mais je dois composer avec.
— Emerson, tes deux robes viennent d'arriver ! annonce ma mère en entrant dans la salle de préparation.
Elle est élégante, comme toujours. Perchée sur ses escarpins dont les talons dépassent probablement les dix centimètres et moulée dans une robe fourreau d'un violet avoisinant le noir, elle a tout d'une femme désirable. Ses cheveux montés en un chignon blond la grandissent encore un peu.
Elle accroche les deux blouses qu'elle tenait dans les mains au grand miroir de la pièce : elle me tanne avec cette histoire de robes depuis maintenant deux semaines. Je n'ai pas eu le droit de les voir et je n'aurai d'ailleurs pas le droit de refuser les deux. Alors je prie pour qu'elles ne soient pas trop trop. Elle ouvre la première, découvrant une longue robe en mousseline rose pâle. Elle me fait penser à une robe de déesse comme celles que j'ai pu voir dans tous ces livres que j'ai dévorés. Ma mère voit probablement ma grimace puisqu'elle lève les yeux au ciel.
— Celle-ci est pourtant la plus soft, râle-t-elle.
Alors ça ne sera pas une partie de plaisir. Je passe le plus clair de ma vie en pantalon cargo ou en tenue d'entraînement. J'aspirais plus à une vie militaire qu'à une vie de princesse, mais puisqu'apparemment je n'ai pas mon mot à dire dans cette affaire, je crois que je vais devoir m'habituer à porter des robes de déesses grecques.
Ma mère ouvre la deuxième blouse et ma mâchoire s'en décroche :
— Putain !
— Emerson, pour la millième fois, surveille ton langage ! Tu dois arrêter de te comporter comme une adolescente capricieuse. Tu vas devenir une femme. Tu comprends l'enjeu, j'espère.
— Saperlipopette, me corrigé-je avec un air insolent.
Elle souffle et sort la robe de sa blouse. Celle-ci est rouge, toute de dentelle et a l'air ultra moulante. Aucune de ces deux robes ne m'attire. J'ai l'impression qu'en les portant pour l'inauguration de cette compétition, c'est comme si mes parents essayaient simplement de vendre mon corps.
— Pourquoi est-ce que ces deux robes sont sacrément sexy ? Dans tous les bouquins que j'ai lus, jamais je n'ai vu une princesse porter un truc du genre. Il y a fort longtemps, dans les contes destinés aux enfants, les princesses portaient des robes bouffantes qui couvraient entièrement leur corps. Peu avant la Catastrophe, il existait encore des princesses. Mais elles étaient modernes ! Elles se contentaient de porter une robe fourreau du même type que la tienne, se coiffaient d'un bibi mignon et saluaient niaisement la foule. Là, c'est une offense envers ma personne, tes deux bouts de tissus.
Elle lève encore les yeux au ciel, on dirait qu'elle a été programmée pour ça aujourd'hui. Elle claque des doigts et l'humanoïde serviteur accourt jusqu'à elle avec un verre d'eau qu'elle lui arrache littéralement des mains. Elle avale son contenu d'une traite.
— Bon sang Emerson, tu me fatigues. Veux-tu cesser les caprices ? Tu viens d'avoir dix-huit ans. Il n'est plus temps de t'amuser. Tu vas travailler auprès de ton père, avoir des responsabilités et diriger une armée.
Un sourire se dessine sur mes lèvres. C'est bien la seule chose qui me ravit.
— Je ne suis pas sûre d'avoir assez de crédibilité pour diriger une armée avec tes robes aguicheuses.
— C'est juste le temps d'une soirée.
Je décide d'abandonner ce combat. Il y en aura d'autres, autant garder mes forces pour les suivants. Je décide d'opter pour la robe grecque.
Je ne me sens pas du tout à l'aise dans ce tissu étriqué par endroits et flottant à d'autres, ni avec tout cet air qui passe entre mes cuisses à chaque pas que je fais. Alors que j'attache mes boucles d'oreilles, mon père arrive dans la pièce, il capte toute mon attention. Il porte dans sa main le cylindre projecteur d'hologrammes. Il s'assoit, alors je fais de même.
— Tu es magnifique, dit-il.
Je souris tristement. Je crois bien que c'est la première fois qu'il me le dit. Il se racle la gorge devant mon silence et pose le projecteur sur la table devant laquelle nous sommes assis.
— Voici les candidats. Tu trouveras leurs photos accompagnées d'une brève présentation et de leurs résultats aux tests.
— Je n'étais pas censée les découvrir lors de l'ouverture du concours ?
— Bien sûr que non. Je te dois la plus totale transparence sur cette compétition. Ton choix sera décisif pour notre avenir à tous. Alors autant que tu prennes le bon. J'ai déjà une petite préférence, ajoute-t-il en me désignant la photographie de l'un des candidats.
Je le contemple un instant. Il est beau, c'est certain, pourtant il ne dégage rien d'autre. Il paraît vide d'âme, mais je me convaincs de ne pas juger ces personnes à leur apparence. Mon père se lève et m'embrasse le front :
— Je te laisse y jeter un œil.
Je le regarde s'en aller et finis par reporter mon attention sur le profil du petit prodige qui a su s'attirer les bonnes grâces de mon paternel. Il s'appelle Quinn et habite dans le Secteur Doré. Ses parents sont propriétaires de plusieurs compagnies influentes. Je fixe un instant son regard bleu qui en serait presque hypnotisant si je ne lui trouvais pas un petit quelque chose d'agaçant. Je parcours les autres profils des doigts, les faisant glisser vers la gauche pour passer au suivant. Certains ne sont pas à mon goût, d'autres paraissent plutôt mignons, mais aucun n'attire réellement mon attention. Peut-être parce que je ne prends pas goût à cette compétition et que me trouver un mari ne figure pas dans mes priorités.
J'ai déjà bouquiné en cachette des romans d'amour qui datent de l'ancien monde. Maman n'aime pas que je lise ce genre d'histoires, elle dit qu'elles me font miroiter des bêtises qui ne sont plus d'actualité en ces temps. Mais moi, j'ai continué de les lire parce qu'elles me font rêver. C'est toujours passionnel, empli d'amour, et je désespère que ça m'arrive un jour. Je me glisse dans la peau de chacune des protagonistes, j'imagine que ce mec super séduisant qui s'est entiché d'elles est mien, je rêve qu'on m'aime et que ce genre d'amour existe toujours.
Mais ce n'est plus la priorité des gens : devenir fort et influent, s'enrichir le plus possible, ou encore simplement survivre. C'est ce qui importe aujourd'hui. Quant à mon père, sa priorité est de maintenir l'équilibre de cet endroit qui autrefois a perdu tout sens et où les gens se sont entretués alors que les éléments s'abattaient sur eux. Ne plus jamais laisser une chose pareille arriver, voilà le but qui nous unit tous. Et ça fait aujourd'hui soixante ans qu'on s'en sort.
Mon doigt glisse sur le dernier profil, celui d'un garçon aux cheveux châtain clair et aux yeux d'un vert presque trop foncé. Il a une mâchoire carrée, une bouche bien dessinée, tout comme les autres traits de son visage. Il est mignon. Son regard n'est pas vide comme celui des autres. Il s'y passe un tas de choses, il semble en colère. Je lis sa fiche descriptive : il vit au Secteur Vert, probablement la raison de sa rage.
Je me suis demandé pourquoi mon père avait fait participer tous les secteurs à cette compétition. J'imaginais plutôt qu'il les pensait indignes de sa fille, sinon, pourquoi ne bougeait-il pas les choses afin de leur offrir une meilleure vie ? Il m'a expliqué que j'aurais ma réponse ce soir.
Je ferme le programme alors qu'Harmony arrive toute guillerette dans la pièce. Elle porte une robe près du corps et sa coiffure est beaucoup trop extravagante à mon goût. Ma sœur d'un an ma cadette a toujours aimé la gloire et les paillettes. À vrai dire, j'aurais préféré qu'elle se retrouve à ma place sur ce futur trône. Je crois qu'elle aurait aussi préféré : vu la manière dont elle me regarde, je ressens une pointe de jalousie.
— L'inauguration va commencer.
Je me lève, vérifie une dernière fois dans le miroir que tout est à sa place, et j'emboîte le pas à Harmony qui se dirige vers les jardins.
C'est le moment fatidique et je n'arrive pas à déterminer ce qui me met le plus de pression : tout l'espoir que mon père a mis dans cette compétition ou les neuf garçons spécialement venus pour moi. Le journaliste, Cliff Anson, le seul membre extérieur qui a le privilège d'assister à cet évènement, est planté dans un coin, un carnet dans une main, un enregistreur dans l'autre, un appareil photo dernier cri pendu à son cou. Il pourra être présent lors des repas ou des activités. Grâce à plusieurs petites caméras dissimulées, il aura l'opportunité d'assister à mes rendez-vous ou à la vie commune des participants. Ainsi, il aura de quoi écrire un article et le distribuer à tout New-Islands. Cet homme n'a rien de discret : d'une carrure longiligne, il est engoncé dans un costard blanc où des fils dorés dessinent des formes abstraites : il me fait penser à une ancienne tapisserie. Ses cheveux noirs sont coiffés en une sorte de banane et son teint paraît plutôt livide. J'ai l'impression que ses cils sont aussi recouverts de fils dorés, mais je ne me trouve pas assez près de lui pour m'avancer sur ce détail.
Mon père prend la parole d'un air jovial :
— Bonsoir, Cliff. Je suis heureux d'inaugurer cette compétition unique et sensationnelle ! Je vous présente ma fille, Emerson Kindell.
Je fais de mon mieux pour retenir tout ce que ma mère m'a dit. Tiens-toi droite, souris et montre à l'Hélice qui est leur future reine. Je ne me sens pas vraiment sûre de ce dernier point dans une robe aussi fantaisiste, mais je donne tout. Mon ventre se tord dans tous les sens, j'angoisse vraiment. Parce que je me rends compte seulement maintenant que cette histoire est sérieuse. Je vais rencontrer neuf prétendants et, parmi l'un d'eux, se trouvera mon futur époux. C'est du délire. Même s'ils ont tous les neuf réussi les tests d'aptitude haut la main, ça ne m'assure pas d'être sur la même longueur d'onde qu'eux. Ce n'est pas dit que mon cœur se mette à battre plus fort en leur présence et que je tombe éperdument amoureuse de l'un d'eux, comme toutes ces protagonistes chanceuses dont j'ai pu lire les aventures et que j'envie. De toute façon, tout le monde se fiche de ce que je peux ressentir. Mais alors, pourquoi organiser une telle compétition ?
— Emerson, souffle mon père. Reprends-toi.
Apparemment, mon angoisse grandit tellement qu'elle me mange même de l'extérieur. Quand je reporte mon attention devant moi, cinq garçons sont déjà plantés en ligne, souriant comme si c'était le plus beau jour de leur vie. Pauvres d'eux. Mon père se met à les énumérer en même temps qu'ils arrivent un à un, je ne l'écoute qu'à moitié.
— Participant de l'Île Dorée, Quinn.
Le brun aux yeux hypnotiques arrive, un air sûr de lui placardé au visage, l'allure élégante et le visage d'un noble. Mais il paraît si mégalo qu'il me donne envie de lui en foutre une sur-le-champ. Il plante ses yeux dans les miens, alors je maintiens son regard, mais je ne sens pas mon cœur s'emballer, comme ces filles dans les livres. Je me fie beaucoup à elles parce que je n'ai fréquenté que peu de garçons dans ma vie, n'ayant pas étudié dans une école publique mais chez moi, avec des enseignants des plus compétents. Mes fréquentations masculines se résument donc à mes professeurs, les quelques militaires chargés de me surveiller – pardon, de veiller sur moi, comme dit maman – et le personnel. Je n'ai donc jamais rencontré ce beau gosse qui fait des sourires craquants pour attirer la fille dans ses filets. Oui, ça aussi c'était un livre génial.
Quand je reviens à moi, je compte huit garçons, il n'en manque plus qu'un. Mon père l'appelle et je ne peux plus le quitter du regard. Celui-ci, il me fait penser à un mystère vivant, que j'aspire à résoudre. Pourquoi fait-il la tête comme ça ? Pourquoi a-t-il ses mains dans les poches, les cheveux en bataille et la démarche traînante ?
D'ailleurs, je ne suis pas la seule à le remarquer, puisque tout le monde semble s'être arrêté de respirer. River – c'est son nom – regarde ses pieds et donne l'impression de vouloir être n'importe où sauf ici. Pourquoi fait-il partie de cette compétition s'il n'en a pas envie ?
Lorsqu'il lève la tête et croise enfin mes prunelles, je me sens rougir. Ses yeux sont assassins – ou alors je me fais des films. Il soutient mon regard et ne sourit toujours pas, il me toise comme si j'avais assassiné toute sa famille. Est-ce qu'il me déteste parce qu'il vient du Secteur Vert alors que moi, je suis issue de la famille qui gouverne l'Hélice ? Je ressens une pointe de culpabilité même si je n'y peux strictement rien.
Je finis par rompre notre contact visuel, reprends un peu de contenance et parcours des yeux la ligne d'hommes qui ont mis leur vie sur pause pour me conquérir. Certains semblent sincèrement heureux d'être là, d'autres ont l'air encore plus angoissés que moi. Je n'arrive cependant pas à décider ce qui me frustre le plus entre le sourire surfait de Quinn et les yeux assassins de River.
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