Chapitre 1

2078, New-Islands, Secteur Vert.

RIVER

Aujourd'hui, il pleut.

Je rentre de mon footing, trempé, mes baskets pleines de boue. En franchissant la porte de notre petite maison qui se casse la gueule de jour en jour, ma mère m'accueille avec un regard lourd. Merde ! La dernière fois qu'elle m'a regardé comme ça, c'était quand elle m'a annoncé que notre voisin venait de décéder d'une grippe mal soignée.

Elle tend la main, dans laquelle se trouve un rectangle de papier blanc. Mon ventre se tord, j'espère sincèrement que ce n'est pas ce que j'imagine. Maman plante son regard dans le mien, répondant à ma question muette. Je récupère l'enveloppe qu'elle me donne : le papier, épais et rugueux sous mes doigts, est cacheté de cire dorée, reliée à un fil blanc.

Le sang qui afflue dans mes veines me donne la rage. J'ai envie de tout casser, de tout détruire. Ma mère s'installe sur la vieille chaise en bois de la cuisine et joint ses mains devant son visage. Des larmes perlent sur ses joues creusées par la fatigue. Je sais bien qu'elle n'est pas totalement triste. Dans cette enveloppe, il y a de l'espoir pour elle.

Mais pour moi, ce sont des conneries.

Je me racle la gorge :

– Si jamais on perdait malencontreusement ce courrier, qu'est-ce qui se passerait ?

Elle me fusille du regard.

– River, n'y pense même pas ! Je parie qu'à partir de maintenant, tu es surveillé.

Je ris amèrement.

– Maman, on est constamment surveillés. Je croise environ une vingtaine de drones par jour ! Sans parler des officiers qui nous gardent à l'œil sans arrêt ! Je veux dire, on pourrait juste enterrer ce courrier et prétendre qu'on ne l'a jamais reçu ?

Elle se lève brusquement et me prend les mains.

– Ouvre-le.

Un regard en biais au courrier posé sur la table me donne envie de cogner dans quelque chose. Un sac de frappe, un mur, un humain, n'importe quoi ferait l'affaire. Je le récupère et l'ouvre, en sortant la feuille de papier immaculée et pliée en trois. Je la déplie et lis à haute voix, pour ma mère :

Cher River Hadley, citoyen de l'Île Verte à New-Islands,

C'est avec grand plaisir que nous vous annonçons, vu vos résultats aux tests auxquels nous vous avons soumis il y a de cela une semaine, que vous êtes sélectionné pour prétendre au titre de Prince de New-Islands.

Vos résultats :

Test Psychologique : 98%

Test d'Intelligence : 90%

Test Physique : 95%

La compétition commençant le 18 juillet 2078, une équipe viendra vous trouver chez vous ce soir.

Félicitations.

Orion Kindell

C'est sur la tête d'Orion Kindell que je veux frapper. Je me laisse tomber sur la chaise libre, prenant ma tête entre mes mains. Des larmes de rage sillonnent ma peau.

Un mois auparavant, New-Islands apprenait que le Roi Orion Kindell organisait une compétition pour trouver un mari à sa fille, Emerson Kindell. Quand j'en ai eu vent, j'ai d'abord ri, parce que tout ceci est ridicule, si l'on met de côté la dimension glauque de cette histoire – puisque je savais pertinemment que même dans l'ancien temps, avant la Catastrophe, les pays les plus civilisés n'exerçaient déjà plus de mariages arrangés. Qu'est-ce qu'ils font de l'amour ? De la magie ? De la première rencontre ? Mais alors quand j'ai appris que tous les hommes ayant dix-huit ans dans l'année étaient obligés d'y participer, je ne riais plus. J'ai mis un certain temps à comprendre ce qui m'arrivait.

Moi, River Hadley, habitant de l'île la plus pauvre de l'Hélice, allais avoir l'honneur – que dis-je, le privilège – de concourir à ce stupide jeu malsain dans le but de me marier à une fille que je ne connais pas et dont le père m'inspire la plus grande haine ?

J'ai évidemment fait ce que tout homme sensé aurait fait. En passant mes tests, j'ai tenté autant que possible de saboter mes résultats. Je devais perdre. Alors, lors des évaluations psychologiques et d'intelligence, j'ai fait tout mon possible pour répondre faux. Mais c'était sans compter cette merde qu'ils nous avaient à tous injectée juste avant. Un Révélateur de mental, comme ils l'appellent. Un sérum qui excite vos neurones et qui vous force inconsciemment à donner le meilleur de vous-même.

Du coup, j'ai essayé de tout foirer sur l'épreuve physique, pour laquelle on ne nous avait rien injecté. La moitié des points était incontrôlable, ils se référaient à la masse corporelle, la taille et le poids. Le reste était basé sur des épreuves physiques en tous genres : course, parcours du combattant, pompes et abdominaux, corde à grimper, natation, combats. J'ai fait de mon mieux pour ne pas donner le meilleur de moi tout en la jouant fine : ils n'allaient pas croire que j'étais complètement nul alors qu'on voit à mon physique que je suis un minimum sportif. Non, j'ai essayé de perdre le plus de points possible au corps à corps : je me suis battu comme une merde. Mais apparemment, pas assez.

Je donne un gros coup dans la table, je suis tellement en colère que je sens à peine mes phalanges souffrir. Ma mère braque ses yeux sur moi, horrifiée. Elle pose une main froide et sèche sur mon avant-bras et m'adresse un doux sourire. Alors j'essaye de me calmer, pour elle.

— River, ce n'est peut-être pas plus mal.

— Maman, tout dans ce programme est absolument dégueulasse.

Elle pleure pour de bon, maintenant.

— Tu auras peut-être la chance de devenir un homme meilleur...

J'attrape son menton et fixe ses yeux :

— Regarde-moi bien, maman. Tu vois l'homme qui se tient en face de toi ? Il n'a pas à devenir meilleur. Tu m'as éduqué de la meilleure manière qui soit, j'ai un cœur et des valeurs. Ce n'est pas sur l'Île Royale que je deviendrai meilleur. Mais bon sang, tu ne te rends pas compte que toute cette mascarade, c'est du vent ? Avec un passif comme le nôtre ?

Elle baisse les yeux suite à ce souvenir que je viens de lui imposer.

— Écoute, j'ai tout sauf envie de faire partie de ce programme. Je n'ai rien à y gagner et toi non plus.

— Si tu gagnes, tu vivras sur l'Île Royale. Tu auras enfin la vie que tu mérites.

— Je ne veux pas de cette vie. Je serai riche, accompagné d'une fille qu'on aura forcée à se marier avec moi, et après ? Ce n'est pas ce que je recherche. Tu sais que c'est malsain, nous ne sommes que des pions. Un habitant de l'Île Verte en guise de prince ? Laisse-moi rire. Je refuse de t'abandonner, maman.

— River, tu n'as pas vraiment le choix, souffle-t-elle.

Je me lève et ouvre la porte de notre maison délabrée.

— Où vas-tu ? crie ma mère.

— Je vais courir !

Cet endroit est tout simplement grandiose. Mais je ne me sens aucunement impressionné. Je suis encadré par une équipe militaire depuis qu'ils sont venus me chercher, comme convenu. J'ai eu deux minutes pour faire mes adieux à ma mère, c'était déchirant. J'ai voulu faire mes bagages, mais les trois molosses en combinaison noire et armés jusqu'aux dents m'ont bien fait comprendre que ce n'était pas nécessaire. Alors j'ai traversé l'île, encadré par ces types, sous les yeux de mes voisins et de toutes ces personnes aussi démunies que moi. Certaines partageaient ma rage, d'autres partageaient l'espoir qui anime ma mère. Mais j'ai bien vu qu'ils avaient tous une chose en commun : la fierté. Ils sont fiers que moi, River Hadley, je représente notre île, la plus démunie de toutes. Alors ils m'ont acclamé et ont scandé mon nom jusqu'à ce que j'aie le cul posé dans ce bateau à moteur et que je m'éloigne de chez moi, toujours encadré par ces types armés.

Cette compétition qui se déroulera à huis clos ne sera suivie que par un journaliste. Toutes les semaines il aura pour mission d'adresser un communiqué relatant la majorité des évènements à tout New-Islands. Chaque île en recevra un exemplaire, qui sera placardé sur les bâtiments administratifs. Chacun pourra ainsi s'informer librement de l'avancée du tournoi.

Pour l'instant, je suis seul et enfermé dans cette pièce vide qui fait bien la taille de ma maison, à attendre que quelqu'un vienne me voir.

On ne m'a rien expliqué. Je ne connais encore ni les règles en vigueur ni la liste des participants, dont le nombre par île est d'ailleurs tenu secret et ne sera révélé que demain, lors de l'ouverture officielle de la compétition.

Je me demande ce qu'Emerson Kindell en pense. Est-ce qu'elle se sent flattée que quelques types se battent pour elle ? Est-ce qu'elle angoisse ? Ou alors, est-ce qu'elle espère que le plus gentil et beau soit aussi le plus riche ? Personnellement, je me tape de ce qu'elle pense. Je ne suis pas là pour la conquérir. Si je n'ai pas pu saboter mes tests, je peux toujours saboter cette compétition. J'espère bien me faire renvoyer chez moi le plus vite possible.

Puisque je suis seul, je me mets à arpenter la pièce dont les murs sont blancs, tout comme le sol et le plafond. De gigantesques spots rendent la salle très lumineuse, j'ai l'impression que toute cette clarté pourrait me rendre dingue. La porte se distingue du reste du mur : une plaque avec un plan dessiné est placardée dessus. C'est celui de New-Islands. Je le connais par cœur, c'est la première chose qu'on apprend assidument à l'école.

Le centre de tout, c'est l'Île Royale, aussi appelée Île Blanche ou Secteur Blanc. Elle regroupe toute la famille royale ainsi qu'une petite base militaire. D'ailleurs, ce sont eux qui font la loi. Le Roi n'est là qu'à titre exécutif. À part ça, il se la coule douce la plupart du temps. Les militaires sont recrutés partout, chacun peut s'enrôler, à condition d'être conscient qu'ils encourent l'abandon de tous leurs proches et qu'ils s'engagent à ne jamais se rétracter. Cette île centrale est entourée par quatre îles, chacune espacée des autres à distance égale. Le tout fait penser à une hélice, c'est du moins ainsi que nous appelons ce regroupement. Nous sommes donc répartis par île selon notre niveau de vie, chacune représentée par une couleur.

Il y a la plus aisée, l'Île Dorée. Tout, là-bas, fait rêver. Ses habitants sont extrêmement riches et possèdent tout à outrance. Après la Catastrophe qui a rasé la quasi-totalité du monde il y a soixante ans, cette île est celle dont la reconstruction a été la plus impressionnante. Ils disposent de hauts bâtiments, de technologies que je peine à comprendre, de téléphones, de créateurs de mode, de maquillage, d'une abondance de nourriture et de métiers géniaux. Certains sont payés à jouer un rôle, le tout étant filmé et retransmis sur la chaîne principale. La folie des grandeurs, quoi.

Moins aisée mais non négligeable, vient ensuite l'Île Bleue. Il paraît que leur civilisation ressemble trait pour trait à celle du passé. Mêmes rues, mêmes technologies, même évolution. C'est comme si la Catastrophe ne les avait pas atteints et que le temps s'était figé. Comme chaque secteur a son utilité afin d'assurer les services dont tout le monde a besoin, les habitants du Secteur Bleu occupent majoritairement des postes dans la compagnie d'électricité et d'hydrologie. Il y a aussi un tas de scientifiques, des commerçants en tous genres, des fabricants d'armes pour la garde ou de textiles.

La troisième île, c'est la Verte. La mienne. Nous sommes pauvres. Notre Secteur est ravagé. Il semblerait que nous ne nous soyons jamais remis de la Catastrophe. Elle a tout détruit mais nous n'avons pas les moyens de reconstruire un semblant de civilisation. Alors nous vivons comme nous le pouvons. Certaines maisons sont viables mais délabrées –comme la mienne – tandis que d'autres personnes ont construit des habitations avec les vestiges du temps d'avant. Pas la peine de préciser que nous n'avons pas d'électricité. En revanche, nous nous occupons de l'agriculture, du traitement de l'eau et de la récolte de bois, afin de maintenir toute l'Hélice en vie.

On peut voir ça comme une pyramide. Nous sommes tout en bas et nous travaillons pour tous les étages plus hauts –autrement dit, tous les autres secteurs. Les habitants du Secteur Bleu travaillent pour ceux gradés plus hauts, mais pas pour nous. Et ainsi de suite.

Les deux seules folies que nous possédons sont une forêt artificielle – seule avancée technologique que nous connaissons – qui a pour but de nous fournir du bois à foison, et une salle commune dans laquelle nous pouvons tous nous réunir pour regarder la télévision. Ces deux endroits sont les seuls dotés d'électricité. Nos conditions de vie sont tellement minables que la plupart des jeunes s'enrôlent dans l'armée au détriment de leur vie de famille pour goûter à un peu de privilèges. Et c'est aussi ce que j'aurais fait si je ne tenais pas tant à ma mère.

Mon regard se pose sur la cinquième île de l'Hélice. L'Île Rouge. Autrement dit, le Secteur des Exécutables. Personne ne sait réellement ce qu'il s'y passe. Bien que nous détenions des connaissances sur les îles Bleue, Dorée et Blanche sans même y avoir mis un seul pied à force de les étudier, nous ne savons rien de ce Secteur Rouge. Chez moi, j'ai pu entendre plusieurs histoires. La version soft pour faire peur aux enfants – et aussi la plus réaliste – nous apprend que là-bas sont regroupées les personnes qui ont manqué au règlement. Elles sont emprisonnées, mises à l'épreuve et même exécutées. Quand on a les oreilles qui traînent, on peut entendre une autre version racontée par les personnes âgées : d'après elles, cette île cacherait un lourd secret. Mais à chaque fois que cette histoire venait sur le tapis, je m'empressais d'enfiler mes baskets et d'aller courir pour me vider la tête de toutes ces conneries.

Tout ce qu'il fallait retenir, c'est qu'on était traités comme des sous-merdes pendant que d'autres se remplissaient tellement la panse qu'ils en roulaient presque par terre.

Mon regard parcourt maintenant la représentation du mur qui entoure l'Hélice et celle du champ de force protecteur et invisible, pensé pour ne laisser passer aucun élément anormal, tel que pendant la Catastrophe.

Notre société entière est obsédée et apeurée par cette Catastrophe. Nos cinq îles sont les vestiges de ce problème planétaire. Tout le reste a été rasé.

J'entends un petit son électronique et la porte coulisse, faisant disparaître la carte de sous mes yeux. Un officier en combinaison noire se tient droit comme un piquet, devant moi.

— Monsieur Hadley ? Vous allez être pris en charge, veuillez me suivre.

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