Semaine 50
10 décembre, je crois que les gens de mon lycée sont... quelque peu extrêmes. Avec les manifestations des Gilets Jaunes dans tout le pays, les lycéens font fonctionner leurs neurones et certains rejoignent le mouvement. Pour le meilleur comme pour le pire. Pour les revendications que je peux entendre, comme pour les fascistes qui brûlent une préfecture. Oui, Faya m'influence salement.
Pour être plus neutre politiquement, les Gilets Jaunes se sont faits pacifiques, tellement que l'on croirait des joueurs d'Undertale. Je plaisante, je plaisante. Faya m'influence vraiment salement.
Alors, les événements du lundi... Je sonne très joyeux, j'ai l'impression, plus joyeux que d'habitude. Ça, c'est parce que Jeanne s'est décidé à me donner ses pilules qui font planer. Je pense qu'elle ne me donne que des sédatifs, et que l'effet euphorisant n'est que le produit de mon cerveau qui pense que c'est un euphorisant. Enfin !
Le bulletin d'information de ce lundi 10 décembre commence maintenant.
La version allégée : un Première a, comment dire ? Pété une durite.
La vraie version : il est arrivé avec un revolver au lycée. Il s'agit de Corentin Mareau, Première L, la classe de Rita, Blandine, Faya et Emmy. J'en profite pour dire qu'Emmy m'en veut, mais je ne comprends pas vraiment pour quoi.
Que je raconte l'histoire. Nous, les S, les lycéens travaillant sérieusement et qui vont avoir un emploi (j'aime titiller les L, j'adore), avions trois heures de trou car la professeure de Physique-Chimie décède en congé maladie. Alors je traînais avec Rita, qui traînait avec Emmy et Faya. Et Enzo traînait avec moi. Et Blandine traînait avec Enzo. Et Louna.
Les ES étaient en cours de Sciences Éco. En passant, Léo est revenu. Et son copain a été acquitté. Comme quoi, parfois, la vie n'est pas une pute. Elle peut être une adorable petite créature.
... Plus j'y pense, plus je me dis que Gabriel et Léo sont les deux les plus susceptibles d'avoir un avenir potable.
Enfin !
Avec nos L préférées, nous étions à fond sur Killer Queen. Emmy était allée récupérer des choses à grignoter au magasin lycéen.
Le petit-ami de Faya s'est incrusté, tout naturellement.
Et Corentin est arrivé dans le foyer des élèves. D'abord, Rita lui a fait signe de se joindre à nous.
Il a sorti une arme. Un revolver. Une arme de policier, elle ressemblait à celle d'Arthur. Il a tiré une fois en l'air, l'impact est toujours au plafond. Il a tiré sur une Seconde qui faisait une crise d'angoisse.
Tout le monde s'est baissé. Charles a soulevé Faya de son fauteuil et l'a caché contre lui sous une des tables de plomb. Rita m'a tiré sous un banc rouge.
J'ai reçu un SMS :
G entendu un cou de feu
Keski se passe ?
Et un autre :
Jarrive
Non, ne bouge pas, reste en sécurité, c'est dangereux
On a entendu des sirènes de police. Les CPE, les pions, les flics sont arrivés. Ils l'ont emmené.
— Retournez en cours ! a aboyé une CPE.
Vers midi, je retrouve Mahia. Elle était terrifiée qu'il me soit arrivé quelque chose. Je l'embrasse, la prend dans mes bras. Tout va bien. Tout va bien...
— Oui, t'es en vie, très bien, mais si vous voulez faire quoique ce soit, les toilettes existent, nous sépare Rita. On peut manger ?
11 décembre, j'ai froid. J'ai très froid. Et je ne veux pas aller au lycée. Arthur ne veut pas me laisser y aller, de toute façon. L'événement a défrayé les chroniques locales, régionales, et même le JT de BFM TV en a parlé. Pour dire !
Mahia a trouvé une bonne excuse pour sécher, ne répond pas au téléphone et moi... Moi, je reste cloîtré dans l'enceinte de la maison.
Tu restes chez toi ?
Ja, mon père veut pas que j'aille au lycée :(
Attends, je descends chez toi
Il est 10 heures, je suis seul, je m'ennuie. Rita aussi est seule et s'ennuie. Bon, il y a la mère de Rita avec Rita, donc mon amie n'est pas seule à proprement parlé. J'ai pris mon vélo, je pédale dans le froid déjà mordant. Ah, la campagne, son hiver glacial, son verglas précoce ! Je tombe une fois, et je fins à pied.
Je toque à la porte, Anne Wagner m'ouvre avec un grand sourire.
— Bonjour Mathis ! Ça faisait longtemps, dis-moi, me lance-t-elle. Comment vas-tu ? Et tes parents ?
— Bonjour madame Wagner, et tout va bien.
Elle me laisse rentrer sans me poser plus de question. Rita lit dans un fauteuil du salon. La Princesse de Clèves. Cela semble l'ennuyer au plus haut point. Elle m'entend approcher, abandonne sa lecture. Une risette radieuse.
— Tu sors de ta tanière ?
— Hé oui, gente dame, réponds-je. Je suis sensé être en contrôle de maths.
— Et moi en dissert. Blandine m'a dit qu'y avait personne en cours.
— Cela ne m'étonne pas.
Rita attrape son carnet de dessin. Je regarde par-dessus son épaule, elle le referme vite. Rougissante.
— Qu'est-ce que tu me caches ?
— Mathis, je...
— Tu as un amoureux, dis-je.
— Je suis amoureuse, mais lui non, soupire-t-elle en baissant les yeux. C'est compliqué. Jamais je...
Elle se tait, ses mots restent bloqués dans sa gorge. Ses cils noirs s'abaissent sur ses joues rubicondes.
— Et la Princesse de Clèves ?
— Oh, si j'pouvais tuer la La Fayette, je le ferai, s'écrie-t-elle. On se fait chier, il se passe rien. Mais honnêtement, c'est toujours moins pire que Flaubert et son Éducation Sentimentale.
Je ris.
— Mais que fais-tu en L, toi ? lancé-je en pouffant.
— J'me demande parfois, aussi.
Et je pense que je pourrais rester une éternité sur ce fauteuil, serré entre Rita et l'accoudoir. Maxime Le Forestier a sa maison bleue, j'ai ce moment, cette sensation, ce calme. J'ai chaud. C'est agréable. Je ne suis pas quelqu'un de très cajolant, mais j'aime ce moment. Cette sensation.
Je crois que je me suis endormi.
Car Jeanne est arrivée, il faisait noir, et madame Wagner nous a tout les deux secoués gentiment. Nous nous sommes regardés, avec Rita. Elle a ri.
12 décembre, c'est calme.
— Mathis, attends.
Mahia serre ma main, me fait signe avec les yeux de ne pas me retourner. La voix tremble, désespérée. Une main m'attrape par le col de la veste.
Gabriel pleure dans mon dos. Je me tourne. Mahia me lâche, elle va s'asseoir vers le totem du lycée, sur un des bancs. Les larmes de Gabriel dessinent des entrelacs sur ses joues grêlées de son.
C'est fou ce que les larmes me rendent poète.
Il me prend dans ses bras, en sanglotant sur mon torse. Je sais qu'il n'est pas allé en cours aujourd'hui. Et il sent l'alcool. Il est bleu comme une huître, à mon avis. Je ne comprends pas vraiment ce qu'il dit... Il parle de Blandine. Je sais qu'il parle de Blandine.
Il est midi, et je vais rater mon bus, mais Gabriel me retient. Il s'en fiche. Il a toute la peine de l'amoureux floué qui se réveille trop tard. Je ne peux rien faire... J'attends qu'il se calme, qu'il me lâche.
Mahia est déjà partie.
— Je suis une merde, pleurniche-t-il.
— Mais non...
Ça ne le rassure pas. Mais au moins, il ne pleure plus.
13 décembre, c'est calme.
14 décembre, c'est trop calme.
15 décembre, je compte mes heures. Plus que deux semaines. Deux semaines... Je vais bientôt mourir. La fin est proche, Mathis, la fin est proche.
16 décembre, qu'est-ce que j'aurais aimé faire ? Avoir mon bac. Oui, j'aurais aimé avoir mon bac. J'aurais aimé aller en boîte, j'aurais aimé m'enivrer jusqu'au coma parce que j'avais mon examen. J'aurais aimé embrasser Mahia devant un maire... Ou rompre dans les larmes, et trouver quelqu'un d'autre plus tard. Voir mes amis se caser, rentrer dans la vie active. Moi aussi, je voudrais un travail. Je voudrais des études, des diplômes, merde des choses normales d'une vie normale !
Je suis devenu quelqu'un de meilleur. C'était le but, non ? Que je devienne meilleur.
J'essaye de me changer les idées devant une vidéo YouTube, comme tous les adolescents glandus de l'humanité. Mais une boule de feu m'embrase de l'intérieur, devant l'angoisse de la mort.
Je pense à mon épitaphe. « Mathis Paillon vivra 16 ans. Au passé. ». Ou « Albert vivra 16 ans. » Va savoir pourquoi, j'ai en affection le prénom Albert. Je me sens profondément désolé que des hommes puissent porter le nom d'Albert.
Léon le chat se roule contre moi. Il ronronne. Que se passe-t-il derrière ces grands yeux gris ? Je souris, il miaule.
— Allez, petit père, allons dormir.
Sa queue bat la mesure. Je le prends contre moi. Quelque part, j'aime les chats.
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