Semaine 42
15 octobre, tout commence bien. Cette semaine commence très bien, même. Tout va parfaitement comme il le faut. Le Cédiv a même pris un blâme pour comportement violent, que demande le peuple ?
— Maé est à l'hôpital, annonce Anton d'une voix désespérée.
Ah. Tout allait trop bien, aujourd'hui.
16 octobre, j'hésite à dire que c'est une bonne journée. D'un côté, le chaos bruissant du lycée en ébullition entre la tentative de suicide de Maé (les effets se dissipent hors de ma classe), le Cédiv qui joue aux agitateurs, les skinheads qui ne sont pas réputés pour être les humains les plus calmes et conciliants du monde, les communistes qui se rajoutent avec leurs autocollants florissant partout sur les murs du bahut, les anarchistes qui s'amusent à mettre un peu plus de bazar dans cette formidable démonstration de l'entropie... Quel était le début de ma phrase, déjà ? Ah oui, ce chaos bruissant a quelque chose de jouissif.
Et d'un autre côté, entre Arthur qui est désespéré donc irritable, Jeanne en colère après moi, Rita qui va vraiment finir par faire la dernière bêtise de sa vie, Gabriel qui pleure encore sa rupture avec Blandine et qui s'est par conséquent brouillé avec Enzo...
— Quelle merde, soupire Léo.
— Tu l'as dit, quelle merde, acquiescé-je.
— Arrêtez de bouger cette putain de table, une S essaye de bosser, se plaint Louna.
Le fil de mon existence semble m'échapper tant le tissu de ma vie est décousu. Il est peut-être temps que je le reprenne en main...
Je devrais parler à Faya. Juste... me réconcilier.
— Quelqu'un va à la soirée, vendredi ? lance un bruit de couloir.
17 octobre, non, on ne discute pas avec le Cédiv. Tous des cons.
18 octobre, Maé est revenu.e. Pâle. Maladif.ve. Mais en vie. Je n'aurais jamais cru voir Anton pleurer avant ce jour-ci. Ils ont une drôle de relation, eux deux. C'est étrange...
— C'est beau, précise Louna.
— Tu tombes juste.
19 octobre, jour de la soirée. Donc personne n'est réellement concentrée. Tout le monde semble énervé. À l'approche des vacances, le monde est toujours en effervescence...
Aujourd'hui, plus que d'habitude.
Le soir, donc, c'est la fête. Qui l'avait organisée ? Je n'en sais rien, et personnellement je m'en fiche. Rita n'est pas venue.
Léo non plus, et Louna idem.
Faya aussi. Dommage, j'aurais presque voulu lui parler.
Ne parlons pas du Cédiv.
Je crois que l'organisateur est un homophobe, transphobe et anti-handicapé. Une personne très recommandable, m'étant aussi sympathique que les parents de Jeanne.
Enfin. Au moins, il n'aime pas le Cédiv, et en cela...
Font acte de présence : Blandine parce que Blandine est une fille aryenne et tout le monde aime les filles aryennes mi-fourbes mi-ingénues, Enzo parce qu'il est indéniablement un garçon charmant (j'ai le droit, j'ai déjà enterré mon hétérosexualité pendant les grandes vacances, Mathis le bisexuel peut trouver un ami au masculin charmant), et Gabriel parce qu'il n'est pas out. Oh, et moi-même, bien sûr. Et beaucoup de Premières, les techniques, et deux-trois en filière professionnelle. Suffisamment de Terminales, aussi. Et quelques Secondes.
Imaginez... Une fête de film américain. Avec piscine, gobelets rouges, alcool, cannabis et copuleurs dans chaque coin de la maison. Vous avez globalement le tableau devant moi, sans la piscine et avec des Frenchies plus ou moins sous ecctasy. La mauvaise musique résonne dans ma cage thoracique. Blandine, très sexy dans une tenue moulante, accepte des verres douteux. Enzo essaie de faire du charme à deux jolies demoiselles de la classe de Chinois de Rita. Gabriel n'est visiblement pas à l'aise.
Moi ?
Une « délicate » demoiselle m'aborde. Délicate entre guillemets, elle me fonce dessus tous poings devant.
Un peu plus fort, et je m'étalais sur le comptoir en renversant tous les gobelets (blancs et en plastique).
— Mathis ?
— En effet, c'est bien mon nom, dis-je. À qui ai-je l'honneur ?
— Tu parles bizarrement.
— Je sais. Mais tu ne réponds pas à ma question.
Elle a l'air déçu. Ses courts cheveux frisés flottent en auréole autour de sa tête. Elle est très peu maquillée, et ses vêtements ne lui vont pas particulièrement, comme si ce n'était pas les siens. Mais... Même si elle n'a pas un physique remarquable, elle a un certain charme.
— Mahia. Moi, c'est Mahia.
— Nous connaissons-nous ?
— Ou-ouais ! 'fin, j'veux dire... Un peu...
Je sens qu'elle se noie. Je lui souris, pour lui faire comprendre qu'elle n'a pas besoin de s'expliquer. Elle rosit légèrement. J'attrape un verre avec un faible volume d'alcool.
— Puis-je te proposer à boire ?
— Ouais, merci ! souffle-t-elle en se saisissant de la boisson.
Elle y porte ses lèvres, et avale cul-sec.
— Tu bois rien ?
— Si je veux avoir des dossiers sur tout le monde, il vaut mieux rester sobre.
— Pas con, sourit-elle. Vraiment pas con.
La musique change pour un tempo plus violent. L'odeur âcre du cannabis se répand un peu partout. Celle de tabac également. Je sors mon paquet, offre une cigarette à Mahia, et lui propose de sortir.
Il fait nuit. D'autres ont eu la même idée, et se bécotent dans le jardin.
— Trouvez-vous une chambre, merde ! braillé-je, à moitié hilare.
Mahia, elle, est morte de rire. Elle a bu un deuxième verre, et se laisse tomber à côté de moi. Elle se calme rapidement, et tire sur sa cigarette un long moment. Son profil se détache du noir de la nuit avec les lumières colorées de la maison. Ses cheveux sont ébouriffés, et j'ai envie d'y mettre mes doigts pour encore plus les emmêler. Mahia a peu de poitrine, un aspect androgyne assez adorable qu'une robe n'arrive pas à féminiser. Elle s'appuie contre moi, et finit par se coucher sur mes jambes. L'intérieur de mon corps me picote quand elle se tourne vers moi, puis sourit.
— T'es mignon, t'sais, murmure-t-elle.
Je sais. Elle a les yeux mi-clos, la bouche légèrement ouverte, les joues rosées. C'est le moment, je sens que c'est le moment.
Je me penche vers elle, puis nos lèvres se rejoignent.
Ce baiser est différent de ceux que j'ai pu expérimenter. Il n'était pas aussi bâclé que ceux que j'ai partagés avec Blandine, pas aussi surprenant que celui de Rita, pas aussi empressé que celui de Mathys. Non. Je ne vole pas, j'ai les deux pieds bien sur Terre. Mais je ne voudrais pas être ailleurs. Mahia a un goût amer, d'alcool et de cigarette. Je sens un chewing-gum à la fraise, mademoiselle ne doit pas aimer la menthe.
Je laisse sa langue entrer dans ma bouche.
C'est étrange, mouillé, inhabituel. Et agréable. Oui, c'est très agréable.
Nous nous séparons. Mahia me jette un regard brillant, et me pousse vers l'arrière. La tête dans l'herbe, je lis dans ses yeux qu'elle a l'intention de retourner dans les nuages. Elle m'embrasse, avec toute la passion qu'elle peut y mettre, celle que l'alcool a désinhibée, celle qu'elle n'arrive plus à refouler.
Il y a du soulagement, aussi, dans ce baiser.
Quand elle me quitte, je me sens... bizarre. Je ne me sens pas seul. Je ne me sens pas vide. Je ne suis pas triste. Je flotte un peu. Une tornade s'est formée dans mon cerveau.
C'est stupide.
Elle se blottit contre moi. La main sur mon épaule, l'autre jouant avec mes lunettes. Sa chaleur réchauffe mon corps de glace.
— On se tire ? lance-t-elle.
— Tes désirs sont des ordres, réponds-je avec un sourire.
Elle se lève, me prend la main pour m'aider à me relever. Mahia a un sourire étrange, un éclair fou dans les yeux, elle veut rire, elle est magnifique. Elle me tire hors du jardin, hors de l'antre des démences adolescentes. Nous sortons dans la rue, sous le réverbère, entendant toujours les pulsations agressives de la musique. Elle me regarde dans les yeux, m'embrasse à nouveau dans une hâte folle.
Elle enfourche un scooter, cherche ses clefs sur elle, tourne le contact.
— Monte, j'te jure que c'est pas un scoot volé. C'est à ma sœur.
Je monte à l'arrière, lui enserre la taille. Elle démarre. Scooter débridé, elle va vite. Très vite. Trop vite. Je ne me sens pas vraiment en sécurité et... Oh, et puis, qu'est-ce que je m'en fiche ! Je vais bientôt mourir, autant en profiter, non ? Je me laisse griser par la vitesse, par les effluves d'alcool, d'essence, de parfum bon marché.
Nous slalomons dangereusement entre les honnêtes citoyens, Mahia braille devant moi en riant. Elle finit par se garer dans un dérapage périlleux. Elle arrête sa machine, elle met le pied à terre et la tête à l'envers dans un grand éclat de rire.
— On va à l'Oasis ? J'connais le videur, il nous laissera passer.
J'acquiesce de la tête, elle me tire là où elle le désire. Elle me fait sauter la file, retrouver devant une armoire à glace en costume trois-pièces gardant farouchement une entrée. Ils se font la bise, Mahia me présente, il nous fait passer.
— C'est le copain de ma sœur, dit-elle. Il me bouffe dans la main, j'te jure.
L'intérieur exigu me fait tourner la tête au rythme de la pulsation d'une bouse musicale infâme. Des t-shirt flashy et des bracelets lumineux rendent l'atmosphère presque irréelle. Les cheveux de Mahia flotte autour de sa tête. Les corps m'affolent, ils se frottent, se serrent, s'éloignent les uns des autres dans une chorégraphie improbable. Le bras de Mahia est contre le mien. Elle danse comme si elle mourrait demain, alors je l'imite. Je l'imite, je veux juste être bien le temps d'une soirée.
Quand elle n'en peut plus, elle me traîne jusqu'au fumoir. Puis dans les toilettes. Elle me plaque contre une porte de cabine, joint sa bouche à la mienne. La lumière bleue se reflète sur ses vêtements, sur sa peau. Elle ouvre la cabine, me pousse à l'intérieur, me fait asseoir sur la cuvette. Elle monte à califourchon sur mes cuisses, entreprend de m'embrasser à nouveau. Elle me rend fou. Son corps chaud contre le mien, sa langue dans ma bouche... Je crois que je vais exploser.
Elle s'arrête, en riant, en sautant une bosse sur mon pantalon.
Je ris aussi, sans trop savoir pourquoi.
Mahia enlève le haut de sa robe, place mes mains sur ses hanches. Elle dégage son buste, pour que je puisse voir son soutien-gorge à peine rempli.
Nos yeux se croisent. Elle m'embrasse, puis se rhabille.
— J'vais pas coucher avec toi, finalement. Pas ici, pas maint'nant.
— Puis-je au moins avoir ton numéro ? articulé-je vexé et les joues rouges.
Elle rit encore, passe sa main dans mes cheveux.
— Bien sûr.
Elle me sourit à nouveau, et m'embrasse.
20 octobre, Mahia m'a ramené chez moi. Je suis rentré si tard, ou si tôt, que personne n'est réveillé.
Je grille une cigarette.
Bon, hé bien... Utilisons ma souplesse légendaire pour rejoindre ma chambre.
J'ai mal au dos rien que d'y penser.
21 octobre, si j'ai réussi à dormir tout le samedi, je n'ai pas cette chance ce dimanche, entre Antoine qui demande « qui est cette fille sur ton téléphone ? » et Jeanne qui me pose un millier de questions gênantes...
Attendez. Antoine fouille dans mon téléphone.
Dommage que ma puce m'en empêche, car il y aurait un fratricide.
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