Semaine 1
Et voilà. J'ai quinze ans précisément. Les « Bonne année » de la famille et des amis fusent de toute part. Arthur trinque avec Jeanne, Aïcha et Marcus. Les parents d'Arthur me donnent mes cadeaux d'anniversaire : un t-shirt Zelda, un casque audio jaune et quelques livres. J'articule faiblement un « Merci mamie, merci papi », sans vraiment y croire. Ils me disent que je suis un grand garçon, avec beaucoup de fierté dans les yeux. Enfin, c'est son père qui le dit. Sa mère me demande plutôt si j'ai déjà une petite-amie, parce que comprends-tu, la majorité sexuelle, autant en profiter, nos quinze ans ne durent pas toute la vie.
— J'ai bien une fille dans le viseur, mais on ne fait que parler sur Insta' et Facebook, dis-je. Et puis, je ne m'intéresse pas vraiment aux filles, je dois réussir ma scolarité, je n'ai pas le temps de m'encombrer d'une relation amoureuse.
La mère articule un « Ben quand même... », pour manifester qu'elle ne comprend pas ma position. De toute façon, à quoi cela sert d'avoir une petite-amie, puisque je mourrai dans un an, moins une minute sans doute.
Je prends la flûte de champagne de Jeanne, même si Arthur me jette un regard noir. Il est gendarme, Arthur, et n'apprécie pas vraiment mes contraventions à la loi. Mais il connaît mon sort, et Jeanne tout autant. Alors, que voulez-vous qu'il me dise ? Arrête le porno, la cigarette, l'alcool, le cannabis ? D'autant que pour les deux premiers, je plaide coupable, et les preuves se comptent en dizaine. Mais les deux derniers, l'alcool n'est pour moi que ce que celui que l'on boit pour les grandes occasions, et le cannabis... Il s'en doute, mais ne peut le prouver. Ce n'est pas forcément intelligent, ni même recommandable, mais peut-il me le reprocher ?
Ce n'est pas que je suis malade... Ma funeste Saint-Sylvestre ne sera pas triste par ma longue agonie.
Non.
Je suis un condamné.
Un condamné à mort.
Enfin, dans les petits papiers de l'État, je suis désigné comme « le sujet numéro 27 de l'opération Puce Neurale dans l'optique de réhabilitation des criminels dans la société ». Comprendre : j'ai une puce électronique dans ma moelle épinière qui me tuera à la fin de l'année. Mais elle ne fait pas que ça. Si je deviens violent, si mes propos ou mes actes peuvent nuire à autrui, elle me provoque soit :
- 1, une tétanie musculaire, c'est le premier avertissement
- 2, une crise d'épilepsie tonico-clonique, deuxième avertissement
- 3, coma, troisième et dernier avertissement avant la mise à mort par arrêt des fonctions vitales (et de préférence, en me et m'en faisant baver).
Il faut deux jours pour que les avertissements reviennent à zéro. J'ai tout expérimenté, mais je suis incapable de dire à quel point la puce peut me contrôler.
— Mathis, tu es parmi nous ? me lance doucement Jeanne.
— Hm... Pardon m'man, je suis... fatigué. Tu sais, j'ai passé la nuit dernière sur mon DM et...
Merveilleuse fausse excuse. Je baille pour accentuer mon propos. Aïcha me sourit ; elle fait souvent des nuits blanches, elle. Et ses parents lui ont appris la compassion, et surtout à ne pas trop se poser de question. Marcus accepte aussi bêtement. Arthur n'est pas convaincu, mais comme il ne sait pas si son intuition se révèle correcte, il jette un regard interrogatif à Jeanne. Jeanne qui tente depuis des années de comprendre comment je fonctionne, et qui sait qu'il ne vaut mieux pas trop me contrarier.
— Excusez-moi, murmuré-je, je n'ai pas vraiment l'habitude d'enchaîner un si grand nombre d'heures sans sommeil.
— Ah, c'est pas grave mon petiot, lance le père d'Arthur. Va te coucher, c'est pas bon pour les mômes de pas dormir.
Je lui souris. J'aime assez les vieilles personnes, elles vont souvent dans mon sens. J'embrasse ceux que je dois appeler mes grand-parents, puis ma « marraine » et mon « parrain », avant de monter les escaliers.
Le 1er janvier, c'est une habitude, je dors.
Mais pour mon dernier 1er janvier, je peux faire exception, non ? J'attrape mon téléphone portable, un smartphone d'une marque asiatique, et lance Tchaters, une application qui est très bien nommée. Peut-être arriverai-je à trouver quelqu'un parmi mes connaissances pour « profiter de ma majorité sexuelle ».
Tiens, tiens. Une charmante demoiselle est connectée. Je l'ai dans mes contacts sous le nom de Miss Fay, mais elle s'appelle en réalité Fiona Malbert. Cheveux roux clairs, yeux noisettes pétillants, quelques tâches de rousseurs, 85C... Son seul défaut est d'avoir 19 ans.
Salut. Bonne année.
Yo JHLC :D Ça fait plaisir, bonne année !
Alors, dis-moi, tu es seule ce soir ?
Non, je passe la soirée avec mon copain ;)
Merde.
AH. Je ne vais pas te déranger, alors, passe une bonne soirée.
Je suis frustré. J'ai préparé des mouchoirs pour rien. Pourtant, cette fille était toujours prête pour nos moindres délires sexués... Mais je ne pouvais pas prévoir la présence du copain.
Je n'ai pas spécialement envie de traîner sur des sites porno étranges dans des langues slaves pour assouvir mes fantasmes les plus tordus. Tant pis, je dors.
Réveil vers midi, par le ragoût de Jeanne. Il sent mauvais, mais a un goût incroyablement délicieux.
— Bonjour, dis-je. Même si ça n'a pas de sens.
— Tu as faim, Mathis ?
— Pas vraiment, Jeanne.
Arthur est absent. Il l'est souvent, parce qu'il est gendarme. Sa seule hantise est d'être muté à l'autre bout du pays du jour au lendemain. Jeanne soupire.
— On a eu des messages de bonne année de mes surs, et de mon beau-frère. Tu devrais y répondre, dit-elle.
— Je le ferai.
— Avant 14 heures. Au fait... Arthur était vraiment énervé que tu nous ais quitté plus tôt que prévu. Je ne suis personne pour te blâmer mais il fait vraiment des efforts pour que tu te sentes comme dans ta vraie famille.
— Jeanne, tu sais que c'est inutile.
Jeanne est psychiatre. Les gens d'ici sont tristes, d'après ce que j'en entends. C'est elle qui assure mon suivi, et n'aime pas me bourrer de médicaments alors qu'elle devrait sans doute. Elle se donne du mal pour beaucoup de gens qui n'en valent pas la peine. Elle est gentille, si gentille que c'en est écurant.
— Mathis, nous sommes que tu le veuilles ou non tes parents aux yeux de la loi. Et quoi que tu ais fait, quoi que tu puisses faire, nous t'aimons bien plus que tu ne le crois.
— C'est stupide et inutile. À quoi bon s'attacher, puisque vous savez que je vais mourir très bientôt.
— Mathis, soupire-t-elle.
— Je ne vous aime pas, en plus.
— On sait, Mathis, on sait, sourit-elle. Mais nous, on t'aime.
Elle m'embrasse sur le front, et me prend dans ses bras.
2 janvier. Je n'aime pas le 2 janvier, parce que c'est le jour où, chaque année comme si c'était mon rituel, je me dispute avec Arthur. Je n'aime pas particulièrement le pousser à bout, mais après l'effervescence des fêtes de fin d'année il est toujours à cran. Jeanne essaie de calmer le jeu, mais n'y arrive jamais.
3 janvier. Mon téléphone sonne.
Bonne année Mathis !:D:D
... Qui êtes-vous et comment avez-vous mon numéro de téléphone ?
C'est Jannick, Kartoffel.
Ah. Tu aurais dû le souhaiter en allemand, j'aurais de suite su que c'était toi.
4 et 5 janvier, rien.
6 janvier, je m'habille en noir.
— T'es devenu gothique ?
— Non, Arthur. Je porte le deuil de mes vacances, soupiré-je.
— Jeanne, au secours. Il fait des trucs d'ado bizarres.
Jeanne trouve ça très drôle. Elle me caresse la joue et me recoiffe du bout des doigts en souriant. Arthur me fixe avec de la joie au bord des yeux. Je sais qu'il n'y a qu'un seul endroit où il veut être : ici, avec Jeanne... et moi, visiblement. Pourquoi me rajoute-t-il à son tableau idyllique ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas.
— Des pâtes, les gars ? sifflote Jeanne en allant en cuisine.
— Mathis ?
— Seulement si c'est des bolognaises.
Dans ces moments-là, nous ressemblons traits pour traits à une famille parfaitement normale. Peut-être que si j'étais un peu plus roux comme Jeanne, ou si j'avais les yeux verts comme Arthur, j'aurais pu être leur fils. Mais je suis un petit brun aux yeux noisettes, qui n'a aucun caractère physique en commun avec eux.
7 janvier. Ne me réveillez pas.
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