2 - Ne pas être malade


Il lui fallut plusieurs minutes pour comprendre où il se trouvait et s'apercevoir qu'il avait rêvé. Depuis qu'il avait emménagé dans ce nouvel appartement, en face de celui de sa grand-mère, il ne cessait de faire des songes étranges.

De son canapé-lit, il tourna la tête et regarda son salon. La pièce, agrémentée d'une table et de trois fauteuils anis au design épuré, signait une architecture résolument minimaliste. Éclairé par de larges baies vitrées, l'appartement surplombait le centre-ville de Baiyin, la capitale des Cinq Continents.

Une pluie incessante s'écrasait sur l'immense carreau dans le son d'un tambour qui sonne le glas. Encore ailleurs, il observait passivement les flaques dégouliner sur la fenêtre et les édifices sinistres qui peuplaient son quartier. En face, la tour Torseck, dans sa robe argentée aux facettes miroitantes, semblait le défier. La hauteur de la tour, la richesse de ses matériaux en « métium » — l'or bleu des Cinq Continents — lui rappelaient brutalement l'insignifiance de son existence. Il remonta son drap à hauteur de menton.

Prisonnier d'une vie bien déterminée, il deviendrait fonctionnaire au service du gouvernement des Cinq Continents. Il en était ainsi depuis des décennies. Faire comme tout le monde, finir ses études, intégrer l'un des ministères d'État et vivre de sa solde à peu près décemment, comme le faisait Mamily, sa grand-mère. Il devait s'en féliciter, seuls les meilleurs élèves et ceux en bonne santé pouvaient œuvrer pour le « C5 ». Les autres, à quelques rares exceptions, travaillaient dans le privé et souvent, survivaient, dans la précarité.

Pourtant, loin de se réjouir, il fuyait chaque instant de sa vie contrôlée pour se plonger dans des jeux ou se glisser dans le confort de rêves colorés auprès de la Dame Amarante. Addiction improbable, la femme, bien plus âgée, le troublait étrangement. Au fond, plus que la Dame, ne recherchait-il pas un regard maternel ?

Du haut de ses dix-huit ans, il repassait en boucle, la mémoire fugace de cette mère en cape noire, qui l'embrassait avec amour et lui murmurait à l'oreille des mots dont il ne se souvenait pas. Et puis le trou. Plus rien.

Aucune image, aucun objet ou document auquel se raccrocher, comme si quelqu'un s'était évertué à faire disparaître toutes les traces de ses premières années. « Amnésie sélective », lui avait dit Mamily « ton cerveau annihile l'insupportable ». Il restait donc là, agrippé à ce vide, l'âme désespérée, à traquer le passé et redouter l'avenir, étouffé de regrets, suffoqué de solitude parce que dépouillé de l'essence qui l'avait engendré.

Avec obstination, il cherchait les attaches de son identité. Ainsi, il avait postulé à l'unité de limiers du C5, les détectives d'élite, dans le souhait d'enquêter davantage sur ses origines. En attendant, il s'accrochait désespérément à la Dame Amarante et se plaisait à croire que le visage de sa mère ressemblait à celui de la femme. Bloqué dans un passé incertain, il cherchait dans ses songes, le signe intangible d'un futur sensé.

Mais pourquoi parlait-elle de façon si énigmatique ? Qu'était-ce donc que l'eau d'Édesse ? Et cette sève blanche qu'évoquait la Dame ?

Toujours allongé dans son lit, les pensées perdues dans l'imaginaire, la voix artificielle reprit :

— Alagan, plus que vingt-cinq minutes avant ton cours.

Cette fois, il sursauta, tiré de sa rêverie. Dans un élan de rage, il attrapa son ballon de basket-ball et le balança dans le haut-parleur en étouffant un juron. Ses cheveux noirs, à peine en bataille sur le traversin, laissaient apparaître un éclat de diamant discrètement incrusté derrière son oreille droite. Identifiant implanté à tout citoyen du C5, l'« init » permettait de se projeter dans la matrice, la réalité virtuelle du cyberespace. Ce bijou de connectivité, concentré de nanotechnologies savamment injecté dans un carat de pierre précieuse avait remplacé les moyens de communication traditionnels.

— Vingt minutes, reprit la voix électronique de Shella.

— Bon sang ! Shella, grogna-t-il, quelle rabat-joie tu fais !

L'idée de reprogrammer son interpréteur de commande l'effleura. Shella contrôlait toutes les communications d'Alagan, de son init à sa domotique et son accès à la matrice. Véritable intelligence artificielle, elle gérait les journées d'Alagan, selon ce qu'il avait ordonné. Son regard erra sur ses murs au blanc impeccable et tomba sans réaction sur son tas de vêtements sales. Il préférait laisser traîner ses affaires plutôt que prendre un robot nettoyeur. Il y avait une limite à la technologie et sa vie privée en était une.

Déjà, Shella existait partout, et nulle part à la fois. Mais cette voix artificielle, il s'y était attaché. Comme un animal domestique, la chaleur en moins, Shella veillait sur lui dans le Réseau et dans la matrice. Elle commandait le studio, l'holographe, l'éclairage, les haut-parleurs, la cuisine, la pièce d'eau et chaque recoin de son appartement ultramoderne. Sur le parquet synthétique, des affaires éparses et le ballon de basket humanisaient l'ambiance. Au fond, un coin-kitchenette délimité par un bar fuchsia faisait face à la salle de bain. Finalement, Alagan se coula d'un pas athlétique vers la douche. Même au saut du lit, il avait une prestance et un charisme naturels.

Une fois habillé — chemise blanche col mao et « jean », il lançales nouvelles sur l'holographe. Une coupure publicitaire ventait les mérites d'ungénécolat enrichi en « lactéine » et cacao de synthèse. Sans lâcher des yeux la brune sulfureuse de la bande-annonce, il finit sa tasse. Cœur d'artichaut, il avait eu quelques conquêtes sans lendemain, mais s'en inventait davantage. S'en suivit un flash spécial du gouvernement des Cinq Continents qui expliquait que l'Organisation Terroriste Radicale avait encore causé la disparition de cinquante individus rien que dans la nuit. Selon eux, il existait peu de chances que ces personnes soient retrouvées vivantes. L'information glaça Alagan. Les chiffres augmentaient.

Il restait quelques minutes avant le cours d'histoire-géographie, le temps d'aller chez Mamily. Alagan traversa le palier, plaça sa main sur la poignée et la porte de l'appartement se déverrouilla automatiquement. Le deux pièces de Mamily se trouvait identique au sien hormis la peinture défraîchie et les meubles anciens. Il aperçut sa grand-mère allongée sur le lit, pâle et somnolente.

Madame Tyles était l'une des femmes les plus discrètes de son quartier. D'habitude coquette, peu de cheveux blancs, elle ne paraissait pas son âge, mais aujourd'hui ses traits tirés ne pouvaient plus masquer ses soixante-dix-sept ans. Elle n'avait sans doute pas beaucoup dormi. Lorsque les parents d'Alagan avaient disparu, elle l'avait recueilli, lui avait donné l'identité de son petit-fils ainsi que son patronyme. Il l'avait surnommée Mamily et elle n'avait jamais réussi à le persuader de changer.

— Bonjour, Mamily dit-il en lui tendant un verre de coléade. Ça n'a pas l'air d'aller mieux aujourd'hui, tu ne veux pas que j'appelle un docteur ?

— Non, surtout pas, Alagan, tu es gentil, mais regarde, je serai debout bientôt, répondit-elle en prenant le récipient. N'oublie pas d'arroser ma plante, mon petit.

Sa voix chaude et chantante, héritée de ceux qui un jour, avaient connu les terres du soleil, se faisait plus traînante que d'habitude. Il lui sourit pour la réconforter tandis qu'il allait chercher l'arrosoir.

— Est-ce que ton nouvel appartement te plaît ? Tu vois, tu as dix-huit ans et je t'ai donné ton autonomie, Alagan ! Elle le dévisagea, admirant sa jeunesse, sa mâchoire carrée et son teint basané.

— Tu es un amour, Mamily. Oui, tu n'aurais pas dû. Toutes tes économies y sont passées.

— On n'a pas tous les jours dix-huit ans Alagan. Je pensais qu'il fallait que tu revoies l'appartement dans lequel tu as vécu avec tes parents. Peut-être que cela t'aidera à avoir des souvenirs. Son accent du sud était vraiment moins enjoué que d'habitude.

Il rappela avec bonheur à la petite fête sans prétention qu'avait organisée Mamily pour ses dix-huit ans. Il lui en était très reconnaissant. Elle le connaissait si bien. Après l'avoir élevé et lui avoir donné son nom, elle savait qu'il avait désormais besoin de prendre son envol. L'appartement venait de se libérer et c'était l'occasion unique de lui montrer l'endroit où tout était arrivé, tout en le gardant à côté d'elle. Chère Mamily.

Il abreuvait une plante qui tentait vainement de survivre lorsqu'il vit sa grand-mère se raidir et se pincer les lèvres comme pour masquer une souffrance.

— Toujours ton foie ?

— Je ne peux plus rien avaler... Même la coléade a du mal à descendre..., se plaignit-elle.

Il posa l'arrosoir et se rapprocha pour arranger son oreiller.

— As-tu pris tes comprimés ?

— Oui, oui, tu vas voir ça va aller, dit-elle pour le rassurer, mais elle grimaça de douleur en essayant de se tourner.

Elle força à nouveau son sourire puis le regarda s'affairer à ranger l'appartement. Naïf, il ne mesurait pas la gravité de la situation, mais elle ne pouvait pas décemment lui reprocher son immaturité. Après tout, n'était-ce pas elle, qui avait toujours voulu le préserver ? Alagan était suffisamment torturé de nature. De prime abord, on le prenait pour un être arrogant, mais derrière ce masque hautain se cachait en fin de compte beaucoup de timidité et de tendresse.

Elle regarda l'horloge au plafond puis le sermonna.

— Alagan, ton cours va commencer. Ne te mets pas en retard, le disputa-t-elle.

— Oui, oui, Mamily

Il revint l'embrasser sur la joue et avait déjà atteint le pas de la porte, lorsqu'il ajouta :

— Repose-toi et ne t'inquiète pas !

« Ne pas s'inquiéter », songea-t-il. Mais Mamily était préoccupée. Il se rappelait soudain cette question obsessionnelle qu'elle lui posait constamment : « Tu n'es pas malade ? Hein ? » Il ferma la porte avec précaution pour ne pas la claquer puis rentra chez lui, soucieux. Non. Il ne fallait pas tomber malade.



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