Chapitre 16

L'herbe était humide, le ciel clair et le soleil montait lentement à l'horizon. Il faisait frais, et l'air sentait la nature plus que jamais. Personne n'aurait pu deviner qu'un pareil jour était aussi sombre. Tarann, Erewen, Akileha et ses parents, et la plus grande garnison de dragons étaient en marche pour la bataille de l'ouest, la plus dévastatrice et incontrôlée. Veneris et Usurina n'étaient pas avec cette troupe-ci, probablement pour éviter de devoir reparler de leur mensonge, même s'ils savaient que l'heure viendrait. En tête de l'escadron marchaient donc Arthen et Serendil, parés au combat. La reine déchue portrait un plastron doré fait de fausses écailles de dragons, sur une tunique verte et des pantalons de cuir. Arthen avait revêtu une armure légère, dorée elle aussi. À leur côté pendait dans un fourreau une épée aiguisée, et un arc avec carquois dans leur dos. Tous les soldats derrière eux marchaient, personne n'était à cheval, car cela aurait été trop compliqué, à cause du fleuve. Ce fleuve, ils devraient le traverser pour atteindre la bataille, et y aller à dos de dragons serait bien plus rapide que le contourner par le sud. Pour l'instant, la troupe semblait presque joyeuse. Certains chantonnaient, comme s'ils n'avaient pas conscience que ce combat mènerait peut-être à leur mort. D'autres discutaient comme lors d'un jour ordinaire ou d'une balade entre amis.

— On arrive bientôt au fleuve ? demanda Erewen à Arthen en trottinant pour marcher à leur hauteur.

— Dans une demi-heure environ, confia l'elfe.

— Pourquoi est-ce qu'on ne vole pas dès maintenant ? questionna encore le champignonneur.

— Et bien, expliqua Serendil, c'est d'une part pour ne pas se faire remarquer trop vite, nous voulons garder un maximum l'effet de la surprise, et de l'autre part pour rester grouper. Les ailes écartées, certains dragons sont vraiment immenses, et il serait difficile de rester autant serrés qu'une troupe. Dès que nous aurons traversé le fleuve, selon les cartes des monarchs, nous tomberont sur la bataille. Cela signifie que dans tous les cas nous serons séparés, pour couvrir tout le terrain.

Erewen hocha la tête et ralentit le pas pour attendre ses deux amies qui bavardaient presque gaiement, s'interrogeant quant à la bataille. Elles aussi étaient vêtues comme des soldats. Tarann avait été si fière de son armure dorée qu'elle avait cherché dans tout le palais un peintre pour pouvoir dessiner son portrait. Erewen avait refusé de se vêtir pour la guerre. Il n'était pas un soldat dans l'âme, et préférait aider le peuple autrement que par les armes. Il resterait donc comme convenu sur le bord, sous la surveillance d'un petit dragon nommé Syn. Il trouverait des champignons explosifs, ou avec d'autres effets.

— Tiens, s'interrogea alors Akileha, avons-nous eu des nouvelles de Smälga ?

Tarann ouvrit grands les yeux, se souvenant alors de l'existence de la sorcière qu'elle n'appréciait pas.

— Je n'en sais rien, révéla Erewen en haussant les épaules. Il faudrait demander à Veneris et Usurina, mais ils sont allés sur une autre bataille, plus au sud je crois.

— Mince. Si Smälga s'est échappé si facilement, je crois que je me tâcherais de la brûler d'un jet de flamme, grommela Akileha.

— Et moi donc, renchérit Tarann. Je la ferais frire pour mon dîner.

Erewen éclata de rire, faisant sursauter ses deux amies et les elfes alentour.

— Et tu crois vraiment que c'est bon, la chaire de sorcière ?

Tarann se vexa, mais se reprit vite :

— J'en sais rien, mais je me forcerais à la manger.

— C'est répugnant ! s'horrifia Akileha en se pinçant le nez. Je ne suis pas sûre qu'elle mériterait de se faire griller puis dévorer, tout de même. C'est en partie grâce à elle que nous avons trouvé Teranopolis.

Tarann haussa les épaules, et les elfes poursuivirent le chemin en silence, jusqu'au fleuve. Là, tous les elfes qui pouvaient se métamorphoser en dragons le firent, et Arthen et Serendil, chargés de diriger la troupe, leur donnèrent les dernières indications. Dès que le fleuve serait passé, plus de retour en arrière possible, il fallait combattre. Et battre.

— À mon signal ! clama Arthen en se positionnant face à la berge.

L'eau lui léchait les pattes, et lentement, tous les autres dragons s'installèrent derrière lui. Les elfes qui ne se métamorphosaient pas en dragon devenaient des cavaliers, assis sur le dos des créatures. Akileha avait tenu à porter Tarann, et Erewen montait Serendil. Arthen leva la queue en un geste de retenue pour sa troupe, puis l'abaissa en rugissant un cri de guerre. Il s'élança en avant, s'envoler au-dessus de l'eau. Serendil décolla juste après lui, frôlant l'eau, ses écailles blanches reflétant parfaitement le soleil. Très vite, un grand froissement d'ailes se fit entendre, et chacun suivit les régents déchus. Les dragons, multiples tâches couleurs dans le ciel, avancèrent, déterminés, en direction de la berge opposée. Plus ils approchaient, plus ils apercevaient leurs camarades, en fâcheuse posture, et les orcs. Plus ils avançaient, et plus l'envie de vengeance et le désir de vaincre se faisait puissant entre leurs rangs désordonnés. Ils mirent dix minutes à traverser le large fleuve, et une fois de l'autre côté, n'attendirent pas pour fondre sur l'ennemi. Les elfes présents prirent d'abord peur, n'ayant pas encore eu vent de l'arrivée des dragons, mais se ressaisirent vite en voyant leur camarades sur leurs dos. Les orcs furent en revanche plus surpris. Ne s'attendant pas à un renfort si imposant, il y avait manifestement bien des choses qu'ils ignoraient de Dilaulen, comme la survie de cette espèce.

Le combat qui s'ensuivit fut un carnage. Les elfes tiraient des flèches puissantes et précises depuis le dos des dragons, qui carbonisaient un peu tout sur leur passage, verdure comprise. Certains soldats étaient à terre, enfonçant leurs épées dans les corps épais des orcs, qui balançaient leur haches de manière presque puérile, essayant de toucher leurs ennemis.

— Je vais me poser, gronda Akileha à l'intention de Tarann. Tu pourras descendre te battre à l'épée, comme ça.

— D'accord, acquiesça la jeune elfe, nerveuse d'entamer l'atterrissage.

Elle ne parvenait toujours pas à se faire aux vols à dos de dragons, même si elle avait maintenant cessé d'hurler de terreur lorsqu'Akileha prenait de la hauteur. Elle n'était encore certainement pas prête pour les descentes en piqués, mais Akileha était persuadée que ça s'améliorerait, et qu'elle finirait par apprécier les balades volantes.

— Accroche-toi, ajouta la dragonne en entamant l'atterrissage.

— Qu'est-ce que tu crois que je fais depuis le début ?! cria Tarann en agrippant tout de même un peu plus fort les cornes de son amie qui ne répondit rien, concentrée.

Lorsque la dragonne atterrit, Tarann sauta de son dos avec un soupir de soulagement et la remercia pour l'avoir ramené à terre entière. Ensuite, elle se jeta dans la mêlée avec un cri guerrier, toupie folle de cheveux rouges qui ravageaient chaque orc sur son passage. Akileha la regarda un instant avant de sentir une morsure sur son flanc. Elle remarque que c'était en fait une hache, mais que ses écailles étaient si épaisses qu'elle ne sentait que peu le tranchant de l'arme sous sa peau. L'orc qui la tenait enfoncée, lorsqu'il vit sa tête nullement atteinte par la douleur et son air vif qui signifiait qu'il allait finir en pâté, la retira pour fuir loin avec un cri surpris. Akileha le rattrapa pourtant d'un bond, et il hurla de terreur. Elle mit son museau à sa hauteur pour le regarder avec interrogation.

— Je ne pensais pas que les orcs étaient aussi peureux, lui gronda-t-elle en souriant.

Elle l'attrapa par son armure avec sa griffe, riant presque de le voir si pitoyable, et le balança au loin. Il atterrit dans un arbre, sans trop de douleur apparemment, mais la dragonne jugea mauvaise l'idée d'aller l'achever. Ça lui ferait perdre son temps. Au lieu de ça, elle sauta dans la mêlée à son tour, essayant comme elle pouvait de se battre. Avec cette nouvelle apparence et corpulence, elle peinait un peu au début, mais s'habitua vite, comme toujours. Vive comme l'éclair, elle assénait coup sur coup à l'ennemi, sans relâche. Sa vision était comme floutée, elle avait l'impression de se retrouver dans un autre monde. Les bruits autour d'elle étaient taris. D'habitude, la bataille n'était pas son point fort, mais sa nouvelle apparence semblait influencer ses états d'esprits. Probablement que Gorina lui en avait parlé. Gorina parlait beaucoup. Elle ne pouvait pas se souvenir de tout ce qu'elle disait. Gorina. Ça lui faisait drôle de repenser à sa tante. Elle aperçut ses parents, ayant repris leur forme elfique, venir se battre à ses côtés pour la protéger et la surveiller. Gorina. C'était elle, en un sens, sa vraie mère. Elle l'avait élevée et lui avait tout appris. Gorina.
Soudain, sa vue floue et son ouïe teintée redevinrent normales, comme si un mur de verre venait d'éclater, laissant ses débris tomber au sol. Mais le phénomène inverse se produisit : sa vue s'accentua, lui permettant d'observer des détails qui lui étaient jusque-là inconnus, et elle entendit même les cris guerriers des elfes bien plus loins.
Et le cri de Tarann.
Elle se figea. Elle avait entendu Tarann hurler. Ce n'était pas un cri de rage. C'était un cri de douleur, un râle.
Tout se mit à tourbillonner autour de la dragonne.

— Akileha !

Le cri de sa mère ne lui parvint que faiblement, elle était à présent comme dans une bulle.

— Akileha !

Son père se démenait pour la protéger de l'attaque des orcs, qui la voyaient comme proie parfaite, immobile au milieu du champ de bataille.

Alors, tout ralentit. Elle vit un orc fondre sur elle, la gueule ouverte en un cri, de la bave giclant de sa lèvre inférieure. Sa hache brandie, sa peau verte couverte d'une armure renforcée. Pour l'instant en l'air, ralenti dans son saut.
Et puis, ses parents. Arthen, à sa gauche, l'épée tout juste ressortie du corps d'un ennemi, les yeux écarquillés, impressionné par la taille de l'orc qui se précipitait sur sa fille. À sa droite, Serendil, apeurée elle aussi par l'orc, son épée pointant déjà vers lui.
Alors Akileha n'entendit plus qu'un bourdonnement insignifiant, voyant toujours la scène au ralenti. Les battements de son cœur devinrent plus forts, comme un tambour lointain qui se rapprochait lentement. Même lui semblait être plus lent. Puis, comme quelque instants plus tôt avec sa vue et son ouïe, tout accéléra, reprit sa vitesse normale. Le coup de l'orc fut paré par Serendil, et Akileha se vit alors redevenue une elfe. Sa forme de dragonne avait disparu, et elle était pitoyablement agenouillée dans la boue sèche, des mèches de cheveux devant les yeux.

— Akileha !

Cette fois, le cri puissant de son père sonna comme une alarme pour la jeune elfe. Elle se releva d'un bond, et hurla :

— Tarann ! Il faut aller aider Tarann !

Sans attendre de voir si ses parents avaient entendu, elle fila en direction du cri entendu ce qui lui parut une éternité plus tôt. Elle courait aussi vite qu'elle n'avait jamais couru, le sang battant à ses tempes, le souffle comme infini, les jambes avançant comme si elles glissaient sur la glace. Elle slalomait entre les orcs se battant contre les elfes, évitant les corps au sol. Et là elle la vit. Tarann. Allongée par terre au milieu du chaos, comme la lune au milieu des étoiles. Son épée gisait auprès d'elle, ensanglantée. Akileha se rua sur son amie, se penchant au-dessus de sa tête, essoufflée. Une pluie fine se mit alors à tomber, accompagnant la scène avec brio. Une mèche de ses cheveux rouges lui barrait le front, et Akileha l'écarta fébrilement tout en caressant la tempe de la guerrière. Ses mains tremblaient, ses jambes tremblaient, son corps tremblait. Elle tremblait tout entière. Elle peinait à respirer, affolée, les yeux écarquillés d'effroi.

— Tarann ! tenta-t-elle d'appeler en un souffle rauque qui ne valait pas grand-chose.

Elle la secoua un peu, bêtement, et vit la plaie béante sur son flanc. Le sang en coulait lentement, imprégnant la tunique beige le seul endroit ou l'armure ne la couvrait pas.

— Tarann ! essaya-t-elle plus fort.

Akileha se sentait perdue. Elle avait l'impression d'être dans un livre, où une bataille se finit mal, où le moment tragique termine le chapitre et que tu ne sais pas ce qui va se passer ensuite, que tu meurs d'envie de tourner la page pour le découvrir, mais qu'en même temps tu es tiraillé par le désir de fermer le livre pour tout oublier. Là, impossible de rester assise à lire les lignes suivantes de l'histoire, car seule la réalité la rattraperait. Seule la réalité était là pour lui indiquer la suite, et impossible de quitter cet endroit en oubliant tout. Ce n'était pas un livre.

— Tarann, réponds-moi ! Tarann !

Son cri se fit aiguë, et des larmes roulèrent sur ses joues sales trempées par la pluie.

— Tarann ! hurla-t-elle, au désespoir. Tarann !

Sa voix se déchira, et elle laissa sa tête retomber en avant, les mains appuyées sur le sol mouillé, les genoux enfoncés dans la boue. Elle ne retint plus ses larmes, qui coulèrent à flots, sans relâche. 

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