Chapitre 15
Le voyage jusqu'à Reyn se passa bien. Zephir, en tête, n'accorda que deux pauses à son armée de dragons, et Akileha sentait ses ailes s'affaiblir. Tarann et Erewen montaient à présent Arthen et Serendil, pour alléger leur amie. Les dragons volaient vite, et elle peinait à tenir le rythme.
— On arrive bientôt, annonça Arthen en levant un peu son aile pour dévier vers sa fille.
Les uniques bruits qui se faisaient entendre étaient le vent et les claquements des ailes. Presque personne ne parlait, la tête trop pleine de visions de victoire et de détermination.
— Lorsque Zephir vous a tous rassemblés, commença Akileha en changeant complètement de sujet, il a dit qu'à l'époque, elfes et dragons vivaient en harmonie. Pourquoi plus maintenant ?
Un voile de tristesse passa sur le museau orange d'Arthen, et il hésita un peu avant de confier :
— Il y a longtemps, bien avant ta naissance, bien avant la mienne ou celle de Serendil, effectivement, dragons et elfes cohabitaient. Ils vivaient ensemble et partageaient tout. Les dragons sont des créatures très empathiques, et c'était vraiment plaisant pour les elfes de vivre avec eux, car ils s'entraidaient et se comprenaient vraiment. Et puis, la plupart des dragons étaient assez grands pour pouvoir se faire monter par des elfes qui ne possédaient pas de totem très pratique pour se déplacer. Les dragons faisaient peur à tous ceux qui nous cherchaient misère, et nous n'étions jamais dérangés. C'était une époque de paix que j'aurais adoré connaître.
Arthen soupira, se laissant porter par le vent.
— Malheureusement, reprit-il, il y eut un jour qui changea tout. Ce jour, nous ne lui avons pas donné de nom, car nous pensions que le nommer lui donnerait une sorte de hauteur, si tu vois ce que je veux dire. Nous voulions l'enfouir sous terre, non pas l'élever. Ce jour-là, il faisait gris, des nuages avaient envahi le ciel, et le tonnerre grondait. La pluie tambourinait en grosses gouttes sur le sol, et le vent était si fort que personne n'osait sortir. Et puis, un arbre s'est arraché, emportant avec lui les dragons qui y vivaient. Il a roulé, et est tombé dans le ravin. Un autre s'est alors arraché, étant amené au même sort que le précédent. Un à un, les arbres se déracinaient. Mais un point important est à noter : seuls les arbres contenant des dragons subissaient ce sort. Nous avons immédiatement pensé qu'un sorcier, ou une sorcière, avait planifié ce coup. L'ancien Suprême des dragons, lorsque la tempête fut terminée, nous rejeta la faute dessus. Nous nous évertuions à lui dire que ce n'était pas nous, car nous n'avions pas ce pouvoir, que c'était probablement un sorcier malveillant, mais rien n'y faisait. Selon lui, nous devions nous assurer que nos sorciers avaient de bonnes intentions, et dans tous les cas, sorcier ou pas c'était un elfe. C'est ainsi que, furieux, il emmena son peuple dans un endroit secret. Zephir n'était à ce moment qu'un jeune dragon, un peu comme toi, et il ne voulait pas suivre les indications de son Suprême. Il essayait de le convaincre de revenir vers nous, mais il était trop furieux d'avoir perdu tant de camarades. Je t'épargne la suite, qui n'est pas plus glorieuse, jusqu'au jour où Zephir devint lui-même le Suprême après avoir battu l'ancien. Pour atteindre ce grade, chez les dragons, il faut demander le chef actuel en duel.
Arthen s'arrêta un instant de parler, perdu dans ses pensées.
— Et ensuite, demanda doucement Akileha.
— Ensuite, continua Arthen, il essaya de convaincre son peuple de revenir vers nous, mais peu de dragons le voulaient. De plus, ils avaient peur que, fâchés de leur attitude immature, nous ne voulions plus d'eux. C'était en effet le cas de la plupart des elfes à cette époque, d'ailleurs. Enfin bref, Zephir voyait bien qu'il fallait du temps à tout le monde pour se remettre de ce jour funeste, et il ne rabâcha plus cette histoire. Malgré tout, lentement, il mit en place une sorte de reconnexion entre les deux peuples, en commençant par offrir aux métamorphes en dragons qui souhaitaient rejoindre Teranopolis la possibilité de le faire. Il y avait bien sûr des règles à respecter, comme l'interdiction de reprendre forme elfique dans ce royaume. Mais c'était déjà un pas en avant.
Akileha coupa son père, une question effleurant son esprit.
— Éclaire-moi sur un point : comment les métamorphes qui voulaient vivre à Teranopolis pouvaient-ils s'y rendre, puisque c'est un endroit encore aujourd'hui caché ou presque ? Devaient-ils à chaque fois trouver le mogna draconit ?
— Non, c'est plus tard que Zephir est allé trouver un sorcier pour lui expliquer les effets de ce champignon et la façon de l'utiliser, pour qu'il l'inscrive dans un grimoire. Il savait que ce serait utile un jour. Non, pour rejoindre Teranopolis, nous devons nous métamorphoser, puis émettre notre cri du dragon. C'est un cri spécial, un rugissement profond, qui, lorsque nous le lançons, se fait entendre par tous les dragons. Si un elfe à cet animal pour totem mais n'est pas transformé, alors il n'entendra rien, à moins d'être proche du dragon. Ensuite, c'est Zephir lui-même qui se charge de communiquer avec le métamorphe grâce à ce cri, pour lui indiquer le chemin depuis sa position actuelle.
— Complexe, constata Akileha.
Arthen n'eut pas le temps de répondre, ils virent que les dragons devant eux entamaient la descente.
— Ah, nous arrivons à Reyn, observa le roi déchu en amorçant lui aussi la descente. Akileha fit de même tout en restant un peu en retrait. Elle voulait réfléchir quelques minutes à cette histoire que lui avait conté Arthen. Plongée dans ses pensées, elle fit le reste du chemin jusqu'au palais sans remarquer ni les regards ahuris des passants, ou leur peur, ni les cris émerveillés des tout jeunes elfes. Alors, Zephir se posa à l'entrée de la demeure royale, imposant sa prestance à tous ceux qui se tenaient devant. Ils s'écartèrent en vitesse, effrayés, surpris et fascinés à la fois. Tous les autres dragons se posèrent lentement dans la cour, et Zephir se tourna vers son armée.
— On ne vient pas complètement en paix, leur rappela-t-il. Veneris et Usurina devront payer pour avoir caché la vérité à Akileha, et pour lui avoir fait croire qu'ils étaient ses parents.
— Absolument ! confirma Serendil.
Arthen hocha la tête, et les dragons clamèrent en faveur de ce châtiment.
— Pour l'instant, reprit Zephir, rétablissant le silence, faisons comme si, et expliquons-leur la véritable raison de notre venue : la guerre.
Les dragons rugirent, effrayant un peu plus les passants encore présents qui désertèrent sans demander leur reste. Zephir remua alors sa queue bleue et pivota pour s'approcher de la porte du palais. Les gardes ne savaient pas s'ils devaient tirer leur flèches et dresser leur lances, et il se jetaient des coups d'œil interrogatifs. Le Suprême n'y fit pas attention et baissa son cou pour pouvoir regarder les portiers dans les yeux.
— Bonjour, leur souffla-t-il.
— B, bonjour ? bredouilla l'un des gardes, peu sûr.
— Voyez-vous, nous adorerions pouvoir converser avec vos régents, mais nous sommes pour la plupart trop grands pour pouvoir entrer dans ce palais si blanc qu'il en pique mes rétines.
Le ton mi-ironique, mi-sérieux de Zephir déstabilisa les gardes, qui ne répondirent rien.
— Pourriez-vous vous doter d'amabilité, et nous amenez les monarchs, Veneris et Usurina ?
Toujours sans rien répondre, un des gardes ouvrit une porte encastrer dans la grande porte et s'y engouffra en courant, tenant son casque noir sur sa tête. Zephir redressa le cou, marmonnant :
— Et bien voilà, ça n'est pas si compliqué, tout de même. Il recula un peu, et quelques instants plus tard le garde revint en courant, essoufflé, suivi des régents.
— Bonjour, gronda une nouvelle fois Zephir à l'intention des monarchs.
Il tâcha, comme tous les autres dragons, de ne pas montrer sa colère face au mensonge révélé. Les yeux du roi et de la reine passèrent sur chaque dragon présent, s'arrêtant un instant sur Arthen et Serendil, reconnaissant leur forme métamorphosée. Ils prirent très vite un large sourire.
— Bonjour, dragons ! salua Usurina, qu'Akileha croyait être sa mère pendant des jours. Vous voilà enfin, Akileha, Tarann et Erewen vous ont retrouvés !
— Trouvés, corrigea Zephir. Ce sont les premiers.
Sa phrase sonnait comme une réprimande, mais les régents n'en tinrent pas compte.
— Où se trouve notre fille, d'ailleurs, s'interrogea Usurina avec une inquiétude probablement feinte.
— Votre fille ? grogna Zephir avec colère, laissant de grosses volutes de fumée s'échapper de ses naseaux. Quelle fille ? Celle que vous avez essayé de voler à Arthen et Serendil ?
Plus il parlait, plus sa voix se haussait, et plus les régents se sentaient mal à l'aise.
— Akileha, qui a cru à votre mensonge bien rôdé ? Akileha, qui n'avait pas d'autre choix que vous faire confiance, confiance que vous avez détruit lorsque le mensonge a été découvert ? Akileha, que ses véritables parents auraient adoré revoir plus tôt, alors que vous ne leur avez rien fait savoir ?
— Ça n'était pas vraiment le plan, murmura Sranka en grimaçant, laissant pourtant Zephir faire.
— Ils seront quand même obligés d'accepter notre aide, fit remarquer Arthen.
— Certes, acheva la dragonne noir et or en haussant les épaules.
— Et bien elle est là, tonna Zephir en pointant la dragonne rouge de la queue.
Les dragons autour d'elle s'écartèrent un peu afin d'améliorer la visibilité des monarchs, qui ouvrirent des yeux ronds. Ils étaient aussi très perplexe de la réaction de Zephir, et atteint du fait que toutes ces créatures connaissaient la vérité. Arthen et Serendil, furibond, les yeux lançant des éclairs, se rapprochèrent de leur fille, comme pour montrer à Veneris et Usurina qu'elle n'appartenait qu'à eux. Les régents n'essayèrent même pas de s'expliquer ou de se dérober, ils invitèrent immédiatement tous les métamorphes et les petits dragons à entrer dans le palais. Arthen reprit alors sa forme elfique, ce qu'il n'avait pas fait depuis bien longtemps. Un peu déstabilisé au début, il reprit vite son équilibre. Akileha l'observa de la tête aux pieds, surprise de voir enfin à quoi ressemblait son père. Il n'était en aucun cas similaire à Veneris. Ses cheveux longs et ondulés étaient roux, avec une petite tresse qui partait de derrière son oreille gauche. Son œil droit était brun et l'autre plutôt dans les tons jaunes et verts. Une cicatrice le traversait, prenant sa source au-dessus de son sourcil et se terminant sur sa joue. Serendil reprit à son tour forme elfique. Elle non plus n'avait de ressemblance avec Usurina. Ses cheveux bruns aux fines boucles tombaient en cascade sur ses épaules. Son visage au menton anguleux et à la mâchoire fine était pâle, et ses yeux bruns pétillaient.
À son tour, Akileha décida de se métamorphoser, et retrouva avec bonheur ses deux pieds, ses deux bras, et son dos non ailé. Arthen lui fit un clin d'œil, et Serendil lui jeta un regard entendu en souriant en coin. Lentement, tous les dragons métamorphes reprirent leur forme elfique, puis suivirent Arthen, Serendil et Akileha vers les régents. Les autres, trop grands pour entrer dans le palais, élurent provisoirement domicile dans la cour, sous la surveillance du Suprême.
✧✧✧
Pour une énième fois, Akileha se retrouvait autour de la table ronde des séances. Encore une fois, c'était en compagnie des monarchs, d'Erewen, et de Tarann. Mais ce jour-là, il y avait ses parents, ses vrais parents. Et quelques petits dragons aussi, comme le conseiller de Zephir. Tous ainsi attablés, ils déblatéraient sur la meilleure façon d'envoyer les nouvelles troupes. Ils finirent par décider, selon la carte du continent, d'amener la plus grosse garnison de dragons sur la côte ouest, ou les deux plus importantes batailles sévissaient. Akileha irait avec ses parents, Tarann et Erewen là-bas également. Ensuite, ils divisèrent les troupes de dragons pour couvrir tous les combats, et désignèrent de nouveaux messagers parmi l'armée elfique. Ensuite, les monarchs libérèrent leur assistance, les laissant vaquer à leurs occupations. À aucun moment ils n'évoquèrent le mensonge qu'ils avaient exposé à Akileha, et ils ne relevèrent pas les certaines allusions faites par les dragons ou les anciens monarchs.
Arthen, Serendil et leur fille profitèrent alors de ce temps libre pour discuter de tout et de rien, les anciens régents voulant absolument tout connaître de leur fille, si Gorina avait été une bonne tante, si elle avait des amis... Ils voulaient rattraper le temps perdu, même en sachant que c'était impossible.
— Allais-tu à l'école ? demanda Arthen.
— Oui, bien sûr. Dans mon village, c'était une petite école, mais toutes les études y étaient comprises. Je trouve qu'on y apprenait bien, et les cours ne duraient qu'une demi journée. L'après-midi j'allais souvent faire des choses avec mes amis, Vaeria et Nithril.
Repenser soudainement à ses amis de Valarwen fit monter la nostalgie et l'inquiétude dans le cœur de la métamorphe. Elle se questionna alors : reverrait-elle ses amis ? Certes, elle avait déjà participé à une ou deux petites batailles, mais elle savait que celle qui allait venir était bien plus importante, et aussi bien plus dangereuse. Ça serait une sorte de bataille finale, et la victoire reviendrait à l'un ou l'autre des camps. Ses amis pourront-ils la voir triompher, ou devront-ils subir de ne jamais la revoir ?
— Akileha ?
Le ton doux de son père la ramena à la réalité, et elle secoua légèrement la tête, comme pour se débarrasser de ces pensées.
— Ça ne va pas ? lui demanda Serendil.
— Si, enfin, non... Je repensais à mes amis. J'espère qu'ils vont bien, et que nous pourrons nous revoir.
Serendil, attristée, prit la main de sa fille en geste réconfortant, ne sachant pas trop si ça allait servir à quelque chose.
— Nous devrions aller nous coucher, proposa Arthen. Les prochaines semaines risquent d'être éprouvantes, et c'est peut-être bien le dernier soir où nous pourrons nous endormir en paix.
Ces sombres paroles effrayèrent à peine Akileha, qui bâilla de fatigue pour toute réponse. Elle retourna alors à ses appartements, et ses parents décidèrent d'aller passer la nuit dehors vers les autres dragons. Tarann la rejoint assez vite, s'extasiant sur la qualité des armes du palais. Akileha devina qu'elle avait passé la soirée près de la salle d'armes, ou quelque chose comme ça. Elles se mirent toutes deux au lit, se racontant quelques histoires avant de s'endormir sans trop d'efforts.
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