10. Épilogue - Les retrouvailles

Étrange fraicheur qu'Akémi ressentait sur le bout de son nez. Elle avait un petit quelque chose d'humide et d'agréable, une sensation sans doute causée par la différence de température entre l'air extérieur et son corps bien emmitouflé dans sa doudoune. Levant les yeux vers les nuages qui couvraient une grande part d'un ciel azur, il observa les premiers flocons de l'année. Il neigeait, c'était donc ça. Deux enfants, en s'en rendant compte, se jetèrent dans ses pattes et le bousculèrent, bouches ouvertes pour essayer d'en gober un ou deux. Cela le fit sourire, puis lui-même se mit à tirer la langue en gesticulant et rigolant. L'hiver était arrivé d'un seul coup sur Tokyo. Il se sentait bien. Son corps et son esprit étaient apaisés. Les mois s'étaient enchaînés si rapidement... L'automne avait pris la suite d'un été fort agréable. Plusieurs fois, il s'était roulé dans les feuilles jaunes et orangés devant un Akito incrédule et amusé. Leurs échanges de sourires complices avaient fait le ravissement des mégères et autres colporteurs de ragots au sein du lycée français. Ils n'avaient rien eu besoin de dire, tout le monde avait compris.

Leur histoire avait fait un grand pas en avant quelques jours après leur retour d'Okinawa. Les choses avaient pris un samedi après-midi un tournant qui ne pouvait connaître de retour en arrière. L'adolescent aux yeux de chats s'était fait piéger, après s'être jeté de lui-même dans la gueule du loup. C'était la toute première fois qu'Akito l'invitait à la maison pour déjeuner. Cela ressemblait fort à un guet-apens. Akémi avait tout de suite répondit oui à l'appel, comme s'il n'attendait que cela.

Le retour de vacances en lui-même s'était bien passé. Reprenant le même chemin qu'à l'aller, la petite troupe avait rapidement rejoint le sud de Kyushu puis voyagé en voiture jusqu'à chez Ohjiro. Là, Akémi et Cécile étaient restés plus d'une semaine, comme le voulait leur tradition estivale. Ydaï et Akito, eux, avaient dû se résoudre à prendre le Shinkansen en direction de Tokyo. Ils avaient tous deux du temps à passer en famille.

Akémi n'avait pas pleuré, pas même chouiné. La séparation l'énervait, mais il ne pouvait pas y faire grand-chose. Entre lui et celui qu'il aimait, il n'y avait jamais eu alors qu'un baiser et quelques tendresses, rien de réellement sérieux. Même si après leur fameux couché de soleil partagé, Akito ne l'avait pas lâché d'une semelle et s'était habitué à le retenir par la main où qu'il gambadait, les deux adolescents ne s'étaient plus embrassés. C'était comme ça. C'était normal. En partant, le profond râleur avait juste gratifié son petit chat d'une sincère étreinte et d'un bisou sur la joue en lui promettant de réfléchir un peu à ce qu'il voulait vraiment, et de le revoir au plus vite, avant la rentrée. Une semaine plus tard, cinq minutes à peine après qu'il ait quitté Myajima, Akémi recevait déjà une invitation à déjeuner par SMS.

« Y aura des sushis et des câlins. »

Le message avait l'avantage d'être clair. Akémi adorait les sushis, surtout ceux réalisés selon la tradition et pour lesquels le wasabi était directement placé entre le riz et le poisson cru. La promesse d'un tel repas ressemblait presque à un serment d'amour. Alors, après s'être mis sur son trente-et-un en enfilant un jean slim gris, des petites baskets blanches bien lacées et un t-shirt noir de chez Uniclo aux manches trop longues et à la coupe très près du corps, il s'était rendu à l'adresse indiquée en miaulant dans son col tout le long du chemin. Ses sombres cheveux fins lui recouvraient le front, une partie des yeux et la nuque, le rendant encore plus étranges de l'avis des passants. Il s'en fichait. Il avait laissé pousser ses crins exprès car il s'avait qu'Akito adorait les caresser et les écarter pour découvrir la couleur de ses iris.

Arrivé devant la porte, il sonna. Une femme élégante lui ouvrit, la mère de son camarade. Un peu gêné de ne pas tomber sur celui qu'il espérait voir, l'adolescent inclina la tête pour saluer cette présence imprévue dans ses plans. L'adulte lui sourit en retour et l'invita à entrer et à enlever ses chaussures, avant d'appeler son fils en criant en vietnamien. Sortant lentement en baillant de sa chambre en caleçon et t-shirt, la nuque mouillée, Akito se gratta l'arrière du crâne. Son état complétement débraillé avait de quoi faire sourire. Il sortait à peine de la douche, n'avait pas encore eu le temps de finir de s'habiller et semblait encore fatigué, comme s'il venait à peine de se réveiller et de s'extraire de ses draps. Poliment, Akémi le salua en se penchant en avant, les bras le long du corps, ce qui provoqua son énervement sincère :

« Nan mais tu te fous de ma gueule ? Viens m'embrasser, baka ! »

Rouge comme une pivoine, le timide Franco-japonais regarda en direction de la maîtresse des lieux, comme à la recherche d'une autorisation pour faire quelque chose d'aussi inconvenable. Plus amusée que choquée, cette dernière lui fit signe de la tête qu'il pouvait y aller. Elle s'apprêtait d'ailleurs à partir. Son fils lui avait bien fait comprendre que sa présence n'était pas souhaitée, et il n'avait pas fallu bien longtemps à l'adulte pour lui arracher les vers du nez.

N'en pouvant plus d'attendre, Akito se jeta de lui-même sur son visiteur et l'attrapa par les hanches. Une main déjà glissée sous son t-shirt et une autre fermement agrippé à sa nuque, il lui dévora les lèvres avec tout autant de vigueur qu'il l'avait fait sur la plage. Tout d'abord affolé, Akémi gigota avant de fermer les yeux et de se laisser faire, les bras lâches le long du corps. Le chat était fait comme un rat. Il n'était plus qu'une petite souris et l'étreinte d'Akito, sa cage. C'était doux, sucré, euphorisant. L'adolescent se sentit d'un seul coup un peu à l'étroit dans son pantalon. Une telle réaction était légèrement inconvenante. Par réflexe, il recula d'un pas en arrière pour la masquer, ne faisait ainsi que révéler autant sa gêne que son plaisir à travers ses petites joues rose ambré.

Tournant la tête sur le côté, serrant des poings et des dents, il bafouilla qu'il avait faim et que les sushis passaient avant les câlins ! Quoi qu'il en voulait bien aussi, mais qu'il avait un peu honte quand même et surtout un peu peur. Il ne savait pas du tout à quelle sauce Soja il allait être mangé !

« La plus sucrée ! », répondit Akito dans un rire en le tirant vers la salle à manger. « Ma mère est allé faire des courses ce matin pour nous deux. J'ai dû négocier sévère, ça m'a coûté tout mon argent de poche du mois pour qu'elle prenne ce que tu préfères, de la dorade grillée et du Maguro.

Pendant tous le repas, l'hôte ne mangea presque pas, préférant observer avec une tendresse non dissimulée marquée par un sourire presque béat son invité se délecter. Pour le coup, Akémi dut bien l'admettre, il était gâté. Puis vint le moment tant attendu du dessert. Le lycéen aux yeux de chat s'attendait à une bonne glace à la vanille, ce qu'il adorait. Il eut en prime droit à une déclaration qu'Akito déclama en respirant difficilement et en rougissant jusqu'aux oreilles.

« Watashi wa wakashudo o erabimashita »

Manquant de s'étouffer devant cette annonce solennelle et particulièrement impromptue, Akémi postillonna involontairement une partie de la crème glacée qu'il avait en bouche, s'en mettant plein sur les lèvres. Là, s'il voulait fuir, c'était trop tard. Akito venait très clairement de lui faire comprendre qu'il avait fait son choix, et qu'il attendait en retour une réaction toute aussi ferme. Le visage pivoine encore tout barbouillé, Akémi cacha ses mains entre ses cuisses pour en calmer les tremblements puis bredouilla sa réponse :

« Euh... J'veux bien être ton p'tit Kagema, alors... »

Ravis d'avoir obtenu la confirmation de ce qu'il savait déjà, Akito se jeta au cou de son adorable victime, lui serra les joues entre ses doigts bouillants et lui vola à nouveau un baiser, cette fois-ci pétillant de fraicheur et de vanille. Il ne lui fallut que quelques secondes pour arracher le long t-shirt noir du corps de son frêle amant et le plaquer sur le tatami du salon.

« Euh, et ton dessert ? », bafouilla Akémi qui, devant une telle fougue, peinait à garder ses esprits clairs.

Une seule réponse arriva, nette, tranchante et accompagné de nombreux baisers déposés frénétiquement du cou jusqu'au nombril.

« C'est toi mon dessert ! »

À ce moment-là, Akémi se sut complétement fait. Il n'y avait plus ni échappatoire, ni possibilité de reculer. Cela lui convenait parfaitement. Non, mieux, cela le comblait plus qu'il n'aurait jamais pu l'être. Cette relation née sur une plage trouvait enfin sa concrétisation. Akito l'avait choisi, avec tout ce que cela pouvait sous-entendre et signifier. Après des années à se fréquenter, le râleur avait enfin pleinement accepté cette vérité. Et lui, encore tendre enfant dans sa tête, il serait le premier à en profiter. Refusant tout de même que les choses aillent trop loin en l'état, Akémi exigea de pouvoir prendre une douche. Là, sous le jet tiède, il se frotta du mieux qu'il le put, en n'oubliant aucun recoin de sa suave peau bronzée. Puis, en peignoir de coton, les cheveux encore mouillés, il s'avança vers le lit sur lequel Akito l'attendait déjà. Les bras écartés, il s'allongea et laissa son partenaire l'effeuiller. Le Vietnamo-japonais ne se fit pas prier. Enfin, il pouvait le déguster jusqu'à toutes ses extrémités. Plus que sur son intimité qu'il embrassa pourtant longuement, ce fut sur ses doigts, ses cuisses, son cou et ses tétons que le fier adolescent passa le plus de temps. Complétement abandonné à son sort, Akémi piailla à chaque fois que les lèvres touchaient son corps. Ce qu'il préférait, c'était encore la sensation des doigts de son nouvellement petit ami parcourant sa peau. Le sentant s'affairer sur ses flancs, sur son torse et entre ses jambes, il avait l'impression de lui appartenir complétement. Suffisamment pour que, les yeux grands ouverts et remplis de désir, il lui demande l'autorisation de le combler à son tour.

« Attends, comment ça ? »

« Bah, comme ça... »

Incapable d'attendre une véritable réponse, Akémi s'était placé à genoux et avait ouvert la bouche, dans l'espoir qu'on y dépose le petit bonbon qu'il réclamait. Puis, s'appliquant du fond du cœur, il s'amusa à retrouver quelques sensations apaisantes qu'il n'avait connu que sous forme de jeu il y avait de cela de nombreuses années. À l'époque, déjà, à l'abri des regards indiscrets, il avait adoré ce qu'un petit brun avait pu lui accorder. C'était la première et dernière fois qu'il avait laissé ses mains se balader ainsi sur une croupe qui n'était pas la sienne. Cela l'avait marqué. Mais là, adolescent, il ne jouait plus. Il n'y avait plus de place pour les faux semblants. Ce qu'il faisait, il le faisait complétement, avec envie, désir, plaisir et amour. Ce qu'il découvrait, il ne voulait pas le lâcher. Akito avait beau trembler et lui demander de se calmer, rien ne put l'arrêter, si ce ne fut cette apothéose amère et sucrée à la fois qui tapissa son palais.

« Putain, Aké-chan... »

« Tu as aimé ? », demanda le frêle adolescent avec une touchante sincérité.

« J'ai adoré, oui ! », répondit son camarade en se jetant une fois encore sur ses lèvres pour lui voler un baiser.

Des moments comme celui-là, il y en eu plein pendant toute la fin de l'été et l'automne, et même des plus charnels encore. Akémi s'était rapidement senti près. Il voulait tout essayer. Cela s'était passé chez lui, alors que sa sœur et ses parents étaient de sortie. Après une nouvelle délectation qu'il avait refusé de mener à son terme, il s'était simplement retourné sur le lit et avait présenté sa croupe. Akito n'avait pas failli. Le tenant fermement par les hanches puis le serrant de ses bras contre son ventre, le Viertnamo-japonais s'était laissé aller à une étrange douceur ponctuée uniquement de petit cris et râles de plaisir partagé. Lui-même s'étonna d'aimer cela à ce point. C'était même mieux que ce qu'il s'était parfois imaginé faire un jour avec la sœur de celui qui, finalement, s'était offert à lui. Les piaillements sincères de son frêle partenaire l'avaient naturellement guidé. Si à ce moment-là, ni l'un ni l'autre n'eurent forcément ressentit le feu d'un volcan ni un véritable tremblement de terre, les répliques furent nombreuses et rapides. Leur acharnement à s'aimer fut tel qu'au lycée, personne ne put prétendre ignorer l'affaire. Les deux adolescents eurent beau choisir de ne rien officialiser ni afficher sur les réseaux, ils ne se gênèrent pas pour se rapprocher, s'enlacer, s'échanger quelques discrets baisers et parfois même disparaitre le temps d'un déjeuner.

Puis arriva l'automne, les feuilles mortes et quelques étranges nouvelles.

La première fut la naissance du plus étrange couple de l'année : Cécile et Ydaï. Tout le monde s'en trouva surpris, peut-être même les principaux concernés. Après les vacances à Okinawa, ces deux-là avaient continué à se voir. Akémi et Akito trop occupés à se fréquenter en tête à tête, ils s'étaient senti esseulés et avaient décidé de faire un tour ensemble dans un parc d'attraction. Ils s'y étaient beaucoup amusés. En haut de la grande roue, tout avait basculé. Pourquoi pas, après tout ? Ils s'appréciaient, et ce n'était qu'un baiser. La suite ne fut qu'une évolution naturelle qui ne nécessitait pas forcément d'explications.

La seconde, celle qui chamboula réellement Akémi et lui provoqua une bouffée de chaleur, fut liée à un petit message qu'il reçut sur Facebook de manière inopinée. Il était signé du nom d'Aaron et le fit pleurer.

« Coucou Aké-chan. Tu vas bien ? Moi, c'est un peu compliqué en ce moment pour les raisons que j'avais déjà évoqué et que tu sais. Je voulais simplement te tenir au courant : mon père a prévu un déplacement professionnel au Japon, et je lui ai cassé les noix pour qu'il le planifie pendant les fêtes et nous emmène avec lui, moi et mon crétin de petit ami blond. Ce qu'il a accepté, même s'il m'a déjà dit qu'il comptait nous laissez nous débrouiller tout seuls sur place un moment. J'espère de tous cœurs que je pourrais te voir et te câliner. Je te donnerais les détails dès que je les aurai. PS : je te ramènerai des coussins de Lyon, il faut que tu goutes ça, c'est trop bon ! »

Sans même attendre ni se renseigner sur ce qu'était cette étrange friandise verte au chocolat, au curaçao et à la pâte d'amande, Akémi avait couru à travers tout le lycée pour annoncer la nouvelle à Akito. Quand enfin il le trouva, à bout de souffle, il s'appuya sur ses propres genoux pour reprendre ses esprits et, enfin, déclama la nouvelle avec toute son émotion :

« Aaron... Il va venir ! Au Japon ! »

Manquant de s'étrangler, le râleur réagit par la pire des manières, en s'énervant, boudant et faisant une petite crise de jalousie. Aaron ? Qu'elle horreur ! Non heureux d'avoir été la cause de la plus ridicule chasse au trésor de toute l'histoire nippone, il fallait qu'il redébarque dans la vie de son amant au pire moment ! Peiné de cette réaction immature et presque furieux, Akémi répondit par une gifle, quelques larmes et de lourds reniflements.

« Akito-kun no baka ! Sans lui, sans sa chasse au trésor, on ne se serait p'têt jamais embrassés ! »

Forcé de l'admettre, l'adolescent accepta de mettre de l'eau dans son vin. Il y avait des combats qui ne pouvaient être gagnés qu'en acceptant de les perdre.

« Okay, j'abandonne, tu as le droit de le voir et c'est normal, il compte pour toi et vous vous parlez souvent. Mais s'il te plait, pas un mot de notre relation. Je sais que ça te fait chier, mais il ne m'aime pas et il avait des raisons de ne pas m'aimer. Je n'ai pas envie qu'il te fasse la tête où qu'il réagisse aussi connement que moi... »

Rassuré, Akémi soupira de soulagement. Le plus dur était acquis. Pour le reste, il comprenait et partageait l'avis de son petit ami. Jusqu'à présent, presqu'à chaque fois qu'il avait discuté sur le web avec Aaron, il l'avait évoqué sans jamais pouvoir lui expliquer précisément leur situation actuelle, comme si admettre qu'il avait grandi était un mal trop gênant. Même le trésor, il n'avait pu se résigner à avouer qu'il l'avait trouvé. Ce n'était pas le genre de choses qu'il pouvait dire avec un clavier ou un micro. Il avait besoin de voir le brunet pour cela. Le moment où, enfin il lui révélerait son succès était celui qu'il attendait le plus au monde.

Pendant tout le mois de novembre, le frêle adolescent prépara le retour de son vieil ami au pays. Il voulait que celui-ci se passe le mieux possible. Pour cela, il alla même jusqu'à enquiquiner ses parents pour qu'ils se dévouent à les accompagner et leur servir de chauffeur, à lui et aux deux petits Français. Jugeant Cécile assez grande pour rester seule sur Tokyo pendant les fêtes avec son petit ami du moment, ils acceptèrent. Cela faisait plusieurs années qu'ils n'avaient pas vu Aaron et ils admettaient être curieux de voir ce que ce charmant garçon à la peau très blanche était devenu. Visiter Kyoto et d'autres régions avec une bande de jeunes était une manière comme une autre de profiter des vacances.

Le plus dur pour Akémi, peut-être, fut de gérer sa relation avec Akito. Lui qui s'attendait à ce qu'ils passent leur premier Noël ensemble en amoureux, c'était un peu rappé.

« Tu ne m'en veux pas ? Sérieusement, Akito-kun ? »

L'air perdu dans ses pensées, le lycéen préféra regarder la pluie s'écraser sur la chaussée à travers la fenêtre d'une salle de cour plutôt que de s'exprimer à ce sujet. Il mit plusieurs secondes avant d'enfin répondre de manière assez nonchalante, comme prit entre une certaine douleur aigre et une totale résignation.

« Non, ça ira. Fais-ce que tu as à faire, et fais le bien, c'est tout ce que je te demande. Ça me ferait grave chier que tu aies des regrets à cause de moi après... Et ensuite, on passe à autre chose tout les deux, et plus personne n'aura intérêt à nous faire chier. »

Sans même chercher plus d'explications, Akémi hocha la tête. Il avait parfaitement compris ce que son petit ami voulait dire par là. Il se sentait profondément chanceux. Puis l'hiver arriva, et avec elle les premiers flocons. Enfin. Il ne restait que quelques jours avant les fameuses retrouvailles.

À quelques mètres de son juvénile amant, Akito l'observa s'amuser la bouche ouverte à tenter de gober la neige comme un enfant puis, n'en pouvant plu, l'enlaça une dernière fois.

« Dès qu'il sera parti, tu seras à moi, à moi et rien qu'à moi... »

Le lieu de rendez-vous fut fixé à Kyoto, devant le pavillon d'or, un des bâtiments les plus célèbres de l'ancienne capitale. Laissant ses parents derrière lui, Akémi se pressa. Après trois ans et demi de séparation, il allait enfin le revoir. De loin, il scruta tout ce qui pouvait ressembler à un étranger, à la recherche d'une peau blanche et de cheveux noirs. Rapidement, ses yeux se posèrent sur un étrange jeune homme aux mèches jaunes qui observait avec passion le toit doré du pavillon. Akémi le reconnut immédiatement, pour l'avoir souvent vu en photo. Son cœur tambourina dans sa poitrine. Il s'agissait de Kilian, le garçon dont le brunet avait fini par tomber amoureux et avec qui il sortait à présent. Si le blondinet était-là, alors cela voulait forcément dire que le brun qui se trouvait de dos à ses côtés...

« Aaron ? »

Se retournant brusquement à l'appel de son nom, l'adolescent afficha un sourire doux et rouge sur son visage blanc. Malgré son écharpe, ses gants, son bonnet et quelques années en plus depuis leur dernière rencontre, Akémi trouva qu'il n'avait pas du tout changé. Leurs retrouvailles se concrétisèrent par une caresse sur les cheveux puis par une longue étreinte.

« Salut Aké-chan, ça fait plaisir de te voir... »

Se retenant de pleurer, le petit Franco-nippon se frotta les yeux, puis fit plus ample connaissance avec le blondinet qui l'accompagnait. Il était charmant, rigolo et un peu jaloux, tout à fait le profil qu'on lui avait décrit ! Il ne lui fallut que quelques minutes pour l'apprécier. Entre eux deux, il y avait comme une sorte d'amusante rivalité, à qui réussirait le mieux à attendrir Aaron. Il fallait dire aussi que le brunet était plutôt bonne poire à ce niveau-là. Entre son petit ami et le premier garçon pour qui il avait développé des sentiments, son cœur balançait. Il adorait les deux et il ne voulait en blesser aucun ! Du coup, forcément, les concernés ne purent qu'en jouer pour se faire l'un et l'autre gâter et couvrir d'attention.

Cela étant, Akémi s'efforça pour faire du séjour de ses deux invités un souvenir mémorable qu'ils pourraient chérir longtemps. Mis au courant par Aaron de la fascination que Kilian éprouvait pour le Japon, le petit Nippon lui concocta un planning aux petits oignons pour qu'il ne manque rien d'important et puisse rentre chez lui avec des étoiles dans les yeux. La visite de Nara fut le théâtre d'une scène hilarante mettant en scène le blondinet et des daims. Celle d'Osaka le vit se ridiculiser devant des touristes. Celle d'Hiroshima le fit pleurer.

Restant de longues minutes devant le dôme pétrifié, les pieds dans la neige, la petite troupe enchaîna immédiatement avec le musée construit dans une démarche pacifique afin d'expliquer aux nouvelles générations les dégâts que pouvaient faire la guerre. Certains témoignages émurent Kilian. La sensation de fouler un sol dévasté que certains avaient voulu détruire le mettait mal à l'aise, comme s'il n'arrivait pas à réaliser que l'homme soit capable d'autant de violence. Ce jour-là, Akémi se rendit compte qu'il était bien encore un peu amoureux. À quelques pas à peine du couple, il observa silencieusement Aaron réconforter un Kilian sous le choc, assis sur des marches. Loin d'avoir un discours pacifiste caricatural, le brunet s'efforça de lui expliquer avec maturité que cette bombe, aussi ignoble fut-elle, avait eu le mérite de mettre fin à la guerre la plus meurtrière de l'histoire de l'humanité. Les morts étaient des sacrifiés qu'il fallait honorer, et c'était aux prochaines générations d'agir pour que l'homme n'ait plus jamais à en arriver jusqu'à là. Malgré ces paroles douces et remplies de bons sens, Kilian trembla. Lui, faire la paix, il voulait bien, mais le reste de son espèce ? Entre les troubles au proche orient, les dictatures, les attentats qui avaient touché son pays et l'avaient traumatisé et même toutes les horreurs qu'avaient pu vivre le Japon, comme les Tsunamis, tremblements de terre et radiations nucléaires... À cela, se sentent concerné, Akémi s'assit à côté du petit couple et témoigna avec une certaine franchise. Lui, il préférait ne pas y penser. Un membre de sa famille était mort à Kobé, avant même sa naissance. Sa grande tante, qu'il n'avait jamais connue. Elle était partie seule, en voyage, parce que son époux devait s'occuper de leur affaire. Elle n'était jamais revenue. Même s'il ne l'avait jamais connu, Akémi ne put empêcher ses yeux de se brouiller en y pensant. Le geste de tendresse d'Aaron qui lui passa la main dans le dos et lui picora le cou lui fit le plus grand bien et lui rappela des souvenirs de cinquième à même de faire exploser son cœur dans sa poitrine. Oui, il l'aimait encore.

Ce n'était pas une surprise. À Kyoto, déjà, quelques heures après leurs retrouvailles, il s'était fait la réflexion que certaines choses étaient résolument restées telles quelles. Se baladant dans des magasins, Kilian était tombé en admiration devant des reproductions d'estampes, dont certaines étaient chargées d'histoire. Il voulait les mêmes pour accrocher dans sa chambre. Devant le prix prohibitif de ce caprice, Aaron se proposa de l'échanger contre un petit cours d'Histoire.

« En fait, ça a été fait par Hokusai, un mec génial, y a même un film d'animation qui est sorti sur lui, c'est chiant qu'on ne soit pas allé le voir. Bah Hokusai, c'était un artiste complétement taré et super prolifique, pire que Gabriel. Rigole peut-être, mais c'est le papa du manga ! »

« Hein ? C'est pas Tezuka le papa du manga ? », s'étonna le blond, surprit que son petit ami ait le culot d'essayer de lui apprendre quelque chose sur une de ses passions.

« Non ! », rigola le brunet. « Tezuka, c'est le Dieu du manga ou le père du manga moderne si tu veux, mais Hokuzai, c'est le mec qui a inventé le nom ! Ses « Mangas » voulaient dire « esquisses spontanées », il a dû en faire plus d'une dizaine de volumes, je crois, et certaines étaient assez drôles, j'avais vu une expo petit ici. Enfin, c'est surtout pour ses vues du Mont Fuji qu'il est connu... Ah, la culture, quel pied ! Faudrait que t'essaies un jour, tu verras, ça peut te plaire ! »

Observer Aaron parler avec autant de naturelle et de passion avait réveillé quelque chose en Akémi, ce souvenir de ses années passées et perdues où il pouvait l'écouter pendant des heures. Ce sentiment ne fit que grandir jusqu'à Myajima.

Forcément, il aurait été inconvenable pour le petit Nippon de ne pas profiter du séjour de son vieil ami pour enfin le présenter à son grand-oncle Ohjiro ! Après toute l'aide que ce dernier lui avait apporté pour décrypter un certain poème, la rencontre semblait obligatoire. Et puis, pendant que l'adolescent et le vieil homme discutaient, cela laissait un peu de temps à Kilian pour s'amuser avec ses copains les daims. D'ailleurs, cela ne manqua pas. Voulant éviter de se faire grignoter ses vêtements comme à Nara, le blondinet fit le choix de sortir marcher dans la neige au milieu des bêtes en caleçon, les cheveux encore mouillé de son bain. Ce fut un véritable succès : aucun daim ne s'approcha. D'après Kilian, c'était la preuve de son intelligence supérieure, même s'il avait monstrueusement grelotté de froid. D'après son petit ami, c'était plutôt la preuve de l'intelligence supérieure de l'espèce en question, vu que ses représentants avaient préféré fuir plutôt que de s'approcher trop près d'un dangereux fou en slip. D'après Akémi, enfin, c'était tout simplement rigolo, mais il avait déjà la tête ailleurs. Il voulait profiter de l'instant pour enfin discuter avec Aaron. Il voulait enfin lui révéler qu'il avait fini par trouver son trésor. Il n'y arriva pas.

Les sujets qui furent évoqués ce soir-là furent bien différents de ce qu'il avait imaginé. Kilian préférant se réchauffer seul dans le bain après son escapade gelée en extérieur, Aaron en profita pour évoquer ses problèmes familiaux et ses parents. Silencieusement, Akémi l'écouta et recueillit ses larmes et confessions. La vérité le choqua presque. Il l'aimait toujours, il l'aimait encore. Voyant son frêle camarade s'approcher et se coller à son flanc de manière presque outrageuse, le brunet préféra en rigoler, puis lui caressa la tête. Akémi craqua et pleura à son tour. Il était désolé. Non, il y avait autre chose. Ce sentiment de culpabilité n'était pas tourné vers Aaron et Kilian. Le jeune Français s'en était même clairement rendu compte. Depuis longtemps, même. Farfouillant dans ses affaires, il en sortit une clé USB qu'il tendit à son cher ami.

« Au fait, j'ai un cadeau pour toi, de la lecture... »

S'en saisissant, l'adolescent timide sécha ses larmes et l'inséra dans son petit ordinateur portable qu'il trimbalait toujours avec lui. Un seul fichier s'afficha. Il portait comme nom « Chronique de Vojolakta, bonus pour Akémi. ». Particulièrement étonné, le Nippon demanda ce qu'il en était. Aaron répondit par un sourire.

« J't'avais dit que j'écrivais un roman, non, avec Kilian comme héros ? Tu le lis, en plus, on en avait parlé. Bah j'ai décidé de faire une petite nouvelle rien que sur toi. Faut pas lui dire, surtout, il n'est pas au courant. S'il apprenait que j'ai écrit ça entre deux chapitres, il serait un peu jaloux et demanderait à lire. Mais je ne veux pas qu'il y pose ses yeux maintenant. Ça, j'l'ai écrit pour toi, dès que j'ai su que j'allais te revoir... »

Profondément touché par ce geste inattendu, Akémi commença sa lecture. Certains passages étaient drôles, d'autres plus poignants. Il se reconnut naturellement tout de suite sous les trais d'un étrange chat noir à plumes. La description faite de son innocence et de son espièglerie le fit sourire. La nouvelle ne se passait pas en même temps que le roman, c'était une autre histoire, son histoire. Lorsqu'il croisa sa sœur aux détours d'une ligne, il grogna un peu. Le portrait qui en était fait était quand même un peu exagéré ! Lorsqu'il tomba sur Akito, par contre, il se mordit la langue. Satané Aaron... En silence, il lut d'une traite l'ensemble des cinq petits chapitres qui lui étaient destinés. Quand enfin il arriva au point final, son visage s'était transformé en une véritable fontaine. Ses lèvres humides tremblaient. Ses joues irritées servaient de socle à ses émotions. Foutu Aaron... Une seule question lui vint à l'esprit.

« Quand est-ce que tu as deviné ? »

Particulièrement satisfait de son effet, l'adolescent aux cheveux noirs posa sa main sur la tête de son frêle camarade, puis le serra fort contre lui. À l'oreille, il lui expliqua ce qui l'avait mis sur la piste.

« Depuis trois ans et demi, à chaque fois qu'on s'échange des mails ou des messages, tu me parles d'Akito en boucle en bien comme en mal. Ça va, je ne suis pas stupide non plus, je sais très bien comment reconnaître quand mon p'tit Nippon préféré en sucre est amoureux. J'te connais, tu l'étais de moi, j'te rappelle. Bon, après, j'avoue, c'est ta sœur qui a lâché le morceau quand je lui ai demandé si vous sortiez ensemble. Faut dire, j'avais de sérieux doutes depuis cet été, j'avais l'impression que tu me cachais un truc important. J'ai bon, alors ? »

Acquiesçant tant bien que mal, Akémi plongea son nez contre la poitrine de son camarade. C'était donc bien cela, ce qu'il ressentait. C'était ça, le sentiment qui l'avait torturé pendant toute la semaine. La peur de ce qu'Aaron pouvait en penser. Le fait de devoir lutter contre un passé qu'il se reprenait en pleine face. Mes mots doux qu'il avait lus et écoutés venaient de le libérer. Si ses sentiments ne disparaitraient sans doute jamais, il pouvait avancer.

« T'es d'accord, alors ? »

« T'as toute ma bénédiction, idiot. J'suis super heureux pour toi, t'imagines pas à quel point. En plus, Akito, c'est un type bien. J'le détestais car il était trop comme moi, du coup, ça veut forcément dire qu'il est sympa, non ? »

Mélangeant ses rires et ses larmes, Akémi hocha la tête. La discussion se termina là, avec l'entrée fracassante de Kilian qui venait se plaindre qu'on l'ait laissé cuire trop longtemps dans son bain et qu'il ressemblait maintenant à une patate trop bouillie.

Finalement, Akémi n'évoqua pas le trésor ce soir-là, ni aucun autre jour suivant. Il n'en avait pas besoin. L'important n'était pas de dire à Aaron qu'il l'avait trouvé, mais d'accepter ce qu'il avait gagné en le cherchant pendant deux années. Ce qu'il avait vu, ce n'était qu'un bête couché de soleil. Ce qu'il avait vécu, c'était son adolescence. Cela n'avait pas de prix et aucun mot ne pouvait traduire sa gratitude. Seuls restaient sa joie, sa bonne humeur et sa tendresse. Jusqu'à la fin du voyage, il écouta les peurs et craintes du brunet avec estime et attachement. Jusqu'au jour du départ où, prenant son courage à deux mains, il alla échanger quelques mots avec Kilian.

La discussion en tête à tête eut tout l'air d'une confession. Akémi révéla avec une honnêteté totale tous les sentiments qu'il avait pu ressentir pour son camarade au collège, jusqu'à ceux qu'il ressentait toujours. Mais là, il ne désirait qu'une seule chose.

« C'est toi qu'il a choisi, alors c'est à toi de le soutenir, surtout en ce moment... Promets-le... parce que si tu le fais pas, j'te jure, je prends un vol pour la France et j'le récupère... »

Surpris, l'adolescent aux yeux verts écouta et se tut. Ça, c'était son histoire.

Quelques heures plus tard, à quelques pas de la douane, Akémi se retrouva seul une dernière fois avec Aaron. Le lycéen aux yeux de chat en profita pour évoquer leur précédente séparation. Au loin, Kilian lui adressa un signe de tête qui signifiait qu'il faisait exprès de ne pas voir.

« C'est pour ça que je déteste les aéroports, ça me rappelle de mauvais souvenirs. »

« Je sais », répondit calmement le brunet en le prenant dans ses bras.

« Tu m'avais fait un cadeau. Un beau cadeau, même si j'ai mis le temps pour le comprendre. Alors aujourd'hui, c'est à moi de t'en faire un... »

Aaron n'eut ni le temps de répondre, ni de reculer. Akémi fut trop rapide pour lui voler un baiser. Lèvres contre lèvres, souffle contre souffle et yeux fermés, il l'embrassa de toute ses forces et de toute sa fougue avant de se reculer et de s'enfuir sans se retourner, laissant derrière lui un brunet à moitié hagard et à moitié incrédule se passer ses doigts froids sur sa bouche encore chaude.

« À la prochaine Aaron ! J'espère bientôt ! »

Pendant tout le trajet du retour, dans la voiture de ses parents, Akémi pleura en silence le front contre la vitre. Ce qui devait être fait avait été fait. La boucle était bouclée. Il était libre d'avancer.

En arrivant à la maison devant sa porte, une petite surprise transforma ses larmes de peines et de fatigue en larmes de joie. Akito l'attendait, assis sur les marches. Se jetant à son cou dès sa portière ouverte, le petit lycéen l'enlaça, l'embrassa et le remercia, autant pour sa compréhension et son silence ces derniers jours que pour simplement être là.

« Merci Aki-kun... C'était important pour moi... »

« Je sais... », répondit simplement le Vietnamo-japonais dans un souffle de tendresse « D'ailleurs, cet imbécile d'Aaron m'a envoyé un message sur Facebook pour me demander de bien m'occuper de son p'tit trésor, comme si t'étais toujours à lui ! Il m'a même remercié de t'avoir appris à embrasser ! Putain, j'te jure, la prochaine fois qu'il met un pied au Japon, j'le bute ! »

À ces mots, Akémi pouffa, puis le serra dans ses bras. L'air qui s'échappait de sa bouche avait un goût de vanille. Il se sentait bien.

« Baka... Suki desu... »

Fin


Thon

Je choisi la voie des jeunes garçons. Le wakashudo est la tradition japonaise de l'homosexualité pratiquée par les samouraïs jusqu'à la fin du 19ème siècle.

Traditionnellement, dans le wakashudo, nom donné aux jeunes garçons prostitués, réputés pour leur très grand raffinement. Terme aujourd'hui utilisé de manière plus familière pour désigner les personnes homosexuelles.

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