9. Ouvre-toi
— Quel enfoiré ! s’indigne Sandro, après les détails de mon entrevue avec Dimitri. Si je me retenais pas je le…
— Tu le grifferais avec tes ongles manucurés ? me moqué-je, en jouant avec le tofu de ma soupe miso.
— Tu plaisantes ? Tu sais combien ça coûte pour obtenir un tel résultat ?
Il exhibe sa french aussi éclatante que son sourire et je m’esclaffe :
— Je suis censée me morfondre, je te rappelle. Je dois choisir quoi sauver entre ma carrière et mon amour-propre. Tu pourrais compatir.
— Bien sûr. Pardon. Drama girl, saison trois, épisode deux. Alana est confrontée à un dilemme de taille. Décidera-t-elle de coucher avec son pervers narcissique d’ex petit ami pour obtenir une promotion ? Se refusera-t-elle à lui au risque de tout perdre ? La suite juste après une page de publicité.
— J’espère que tu vas t’étouffer avec ton gyoza !
Il me nargue avec son ravioli et je mime de le poignarder avec ma baguette. L’hilarité nous gagne de nouveau, mais le soufflet retombe lorsque mon téléphone sonne.
Je grimace en découvrant le nom de Delmas sur l’écran. Sur le point de décrocher, je repose finalement le portable face retournée.
— Tu vas pas pouvoir esquiver longtemps comme ça.
— Merci de ta clairvoyance, Sandro, mais ça m’aide pas.
Mon patron a un talent fou pour réussir à plomber l’ambiance, même à des milliers de kilomètres. Combiné aux capacités de négociations de Dimitri, le duo fait des ravages sur mon moral. Heureusement, mon ami ne me tient pas rigueur de mes changements d’humeur.
— Tu sais ce que tu vas faire ?
— Sûrement pas céder à son chantage, en tout cas.
— Quitte à perdre ton job ?
— Delmas n’ira pas jusqu’à me virer. Il ne prendra pas le risque de se retrouver au tribunal avant d’occuper son nouveau poste.
— Oui, mais il peut te faire vivre un enfer jusqu’à ce que tu démissionnes. Ça sera pas la première fois qu’un employé craque sous la menace. Sans oublier que tu pourras dire adieu à ta promo.
— Je sais. Je dois trouver une solution, et vite.
— Il nous faut un moyen de pression sur Dim. Un dossier sulfureux, une opération illégale, n’importe quoi qui te mette en position de force.
— Et rentrer dans son jeu ? J’ai pas envie de m’abaisser à ça. J’ai toujours gagné à la loyale, je vais pas changer maintenant.
— Tu pourras lui résister ? En tout cas, le boss va pas te rater.
— Delmas ne m’a jamais posé de problèmes. J’en fais mon affaire.
— C’est pas lui le souci.
— Je sais.
Je lui mentirais si je répondais que je suis capable de repousser Dimitri sans faillir, mais je ne peux pas l’avouer à voix haute. Cela rendrait la situation beaucoup plus concrète qu’elle ne l’est déjà.
— Tu vas t’en sortir sans moi cet aprèm ? Je suis en formation, tu te souviens.
— Ah oui. C’est vrai. Je vais me débrouiller. T’inquiète pas.
— Rendez-vous chez Régis ?
— Non merci. Ce soir, je me couche tôt avec un bon livre.
— D’accord. On se voit demain, alors. Bye, ma chérie.
Il embrasse mon front, ramasse les emballages vides et se dirige vers le couloir, me laissant seule avec ma conscience. Je n’ai pas l’occasion de réfléchir que je reçois un nouvel appel de mon patron. Je ne peux pas l’esquiver davantage :
— Alana, comment s’est passé le rendez-vous, mon p’tit ? Où en est le contrat ?
— Bonjour monsieur. Je m’en occupe. Il y a eu un léger contretemps, car monsieur Lazarev désire modifier quelques clauses et ses exigences sont… compliquées à satisfaire.
Je lui explique la proposition d’investissement de Dimitri sans entrer dans les détails scabreux, espérant que l’ego de Delmas joue en ma faveur et qu’il souhaite gérer lui-même une négociation de cette ampleur, mais l’appât du gain est plus fort et il saute à pieds joints dans le piège du Russe.
— Si un client est prêt à doubler sa contribution pour vos beaux yeux, offrez-les lui sur un plateau d’argent. Je me fous de ce que vous devrez faire pour obtenir sa signature, mais je veux ce contrat avant la fin de la semaine. Ou vous pouvez dire adieu à votre promotion.
Le verdict est sans appel et je connais désormais la date de ma mise à mort. Mon bureau devient soudain trop petit. J’étouffe. J’ai besoin d'air. Je n’ai jamais quitté le travail aussi tôt, mais il m’est insupportable de rester entre ces murs. J’attrape mon sac à main et le livre prêté par le libraire tombe sur la moquette beige. Est-ce un signe ? Je ne réfléchis plus et me précipite à l’extérieur.
Je me retrouve à courir sous la pluie jusqu’à la bouche de métro la plus proche en maudissant Dimitri d’avoir réussi son plan et Delmas de le valider. Une fois de plus, les hommes me manipulent à leur guise telle une vulgaire marionnette, et je les exècre pour ça. Je les hais comme je hais mon père de n’avoir vu en moi qu’un soldat rebelle. Sa chose qu’il fallait mater pour qu’elle obéisse. J’abhorre Dimitri d’avoir cerné cette faille et de s’y être engouffré pour jouer avec mes faiblesses. Je ne supporte plus cette influence patriarcale qui mène la danse et dirige ma vie depuis ma naissance. Et je me déteste de n’être pas assez forte pour la combattre.
Le métro me révulse. Je ne le prends jamais, mais pas le temps d’attendre un taxi. La foule morose, serrée comme du bétail que l’on conduit à l’abattoir, me déprime ; les odeurs d’urine mêlées de transpiration me dégoûtent ; sans compter les milliards de germes invisibles dont je crois percevoir les attaques vicieuses autour de moi, s’étalant sur toutes les surfaces, volant de mains en mains. J’en suis malade !
J’observe les panneaux qui défilent sur les quais pour descendre à Pont Marie avec soulagement. La grisaille apparaît au bout du tunnel, bien décidée à cacher la lumière du soleil, pourtant j’ai le sentiment que cette journée va enfin me sourire. Je traverse la Seine d’un pas plus léger et mes lèvres s’étirent à mesure que la devanture à la peinture bleu roi écaillée de la boutique se rapproche.
Je m’arrête net. Mon visage se décompose lorsque je vois l’écriteau « Fermé le lundi. »
— Non, c’est pas possible ! m’écrié-je à haute voix, alors qu’il recommence à pleuvoir.
Je m’énerve sur la poignée en souhaitant qu’elle cède par magie, frappe à la porte, regarde à l’intérieur, il n’y a pas âme qui vive.
Le mauvais sort s’acharne sur moi. Sûrement le karma d’une dizaine de vies antérieures qui décide de se venger de tous mes méfaits du passé.
Hors de question de laisser le destin gagner. Une colère fulgurante s’empare de moi et prend le contrôle de mon corps. Je toque à nouveau alors que les sanglots affluent dans ma gorge sans parvenir à s’en échapper. Je tambourine frénétiquement jusqu’à ce que toute capacité à raisonner s’écoule dans le caniveau et que Dimitri se matérialise devant moi. Son rictus moqueur me tord l’estomac. Un accès de folie irrépressible me dévore.
— Pourquoi tu me fais ça ?
J’attrape mon sac par la lanière et le jette sur lui de désespoir. L’illusion s’évapore et le coup atterrit contre la vitrine, malmenée depuis des années. Je pousse un cri lorsque le verre explose en mille morceaux. Je me couvre instinctivement le visage avec les bras pour me protéger des éclats qui volent dans tous les sens, puis me pétrifie devant l’hécatombe gisant sous mes yeux.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
Je m’écroule au milieu des débris, mes larmes se mêlant aux gouttes de pluie dans la rue déserte.
Je renonce. Les lois de l’univers sont trop fortes pour moi. Je dirais même que Murphy m’a pris sous son aile : alors que je croyais avoir touché le fond, je constate qu’il y a toujours pire.
Prostrée contre le bois vermoulu du restant de porte, je m’apprête à laisser la providence faire ce qu’elle veut de moi, lorsqu’une voix paniquée se découpe à travers mes sanglots :
— Tout va bien, madame ?
Je relève la tête, enfouie entre mes bras, pour croiser ces petits yeux noisette que je n’espérais plus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top