6. Souviens-toi

Je roule sur le dos dans mes draps de soie ivoire et une grimace déforme mon visage avant de se transformer en sourire béat. C’était violent, cette nuit, très violent. Je vais sûrement le regretter par la suite, mais ça valait le coup. J’ai pris un pied d’enfer !

En tenue d’Eve, je traverse mon loft parisien plongé dans l’obscurité jusqu’à la salle de bains. La lumière vive agresse ma rétine avant de dévoiler les marques de nos ébats tumultueux. Une morsure sur l’épaule, des griffures entre les omoplates, un hématome au niveau de la cuisse. Mes doigts caressent les boursouflures encore chaudes sur l’arrondi de ma fesse et le regard ténébreux de mon amant se dessine dans mon esprit.
Dimitri, maître à la fois brutal et attentionné, qui connaît par cœur le moindre de mes fantasmes et sait si bien les réaliser. Si les doms se sont succédés dans mon lit en deux ans, il est le seul à lire aussi clairement mes désirs. Il n’y a qu’entre ses mains expertes que je parviens à exploiter les affres de la souffrance pour y puiser un plaisir incommensurable.

Un frisson me parcourt au contact de la mosaïque ocre de la douche à l’italienne. J’ouvre le robinet et m’inonde de mousse senteur vanille, mon parfum préféré — ce qui est assez ironique, je l’avoue — et me laisse porter par sa douce fragrance. Je ressens souvent une sorte de flottement après ce genre de séance. Une euphorie libérée par toutes ces endorphines qui exacerbe ma sensibilité. Une sensation éprouvée nulle part ailleurs.
Je savoure chaque goutte sur ma peau comme une caresse sur mes plaies et les émotions de la veille refont surface. Mes yeux se remplissent de larmes rapidement mêlées à l’eau ruisselant sur mes joues.
Larmes de bien-être ? Larmes de tristesse ?
Ma seule certitude est que les sanglots ne sont pas prêts de s’arrêter.
Cela arrive parfois, après une séance. Comme le shoot d’une drogue puissante, la descente peut être aussi violente que la montée, et ce malgré toutes les précautions prises une fois le jeu terminé. Dimitri est certes un dom très autoritaire, mais il ne lésine pas sur l’aftercare. Il porte presque plus d’importance aux soins prodigués après les « sévices » qu’à la pratique en elle-même, et c’est tout autant plaisant à vivre. Il s’est appliqué à nettoyer chaque plaie, à crémer la moindre marque, à masser tout muscle endolori, tandis que je me remettais de mes émotions. Malgré cela, j’ai beau maîtriser le subspace, ressasser tous ces souvenirs et déterrer mes sentiments pour lui m’entraînent inexorablement à me retrouver prostrée sur le carrelage de ma douche en pleurant comme un bébé.
Curieusement, cela me fait un bien fou.
C’est peut-être étrange d’un point de vue extérieur, mais ce que j’éprouve en surmontant la souffrance pendant l’acte est incomparable, et c’est avec cet homme que j’ai découvert cette sensation incroyable.

Avant lui, mon quotidien était terne. Je ne savais pas qui j’étais. Fuir mon foyer m’a libéré, mais il m’a également arraché à mes racines fragiles. Je jonglais avec les jobs comme avec les petits copains sans trouver de plaisir ni dans l’un ni dans l’autre, et surtout avec ce sentiment de ne jamais être pleinement accomplie. Puis il y a eu ce séminaire organisé par la compagnie automobile pour laquelle je travaillais à l’époque. J’avais reçu un prix d’honneur pour avoir réalisé les meilleures ventes nationales de l’année. Mon premier succès. Quoi que j’entreprenne dans la vie, lorsque je me lance dans quelque chose, je dois toujours me démener pour atteindre l’excellence, sinon, c’est un échec. Je n’étais donc pas peu fière de mon exploit.
L’héritier de la boîte en personne devait me décerner la prime d’une année de salaire. Le ponte, c’était Dimitri Lazarev. J’avais tout juste vingt-cinq ans et lui presque dix de plus. Il était grand, beau, riche, tout était réuni pour m’en mettre plein les yeux. Jamais je n’aurais pu imaginer que moi, la petite Alana Perrier, originaire du fin fond de la campagne de Vendôme, je finirai dans les bras de l’un des hommes les plus puissants de la planète.
D’autant plus que je ne m’estimais pas tellement, à l’époque. D’accord, je suis « blonde et plutôt bien foutue », comme dirait Sandro, mais je n’assumais pas du tout ma particularité physique, ou du moins, je ne supportais pas la réaction des autres à son égard. Où que j’aille depuis mon enfance, mon regard perturbe. Je peux le comprendre, c’est pour cette raison que ma mère m’a abandonnée — une histoire si improbable qu’elle prêterait presque à rire.
J’ai donc appris à baisser les yeux.

En somme, j’étais trop complexée pour réussir à fixer les étrangers, même si je cachais ce mal-être derrière une fausse assurance. Dimitri a tout changé.
Mes iris discordants ont tapé dans les siens si parfaits, et de ma faiblesse ils sont devenus ma plus grande force. Il m’a courtisée comme le plus galant des hommes dans les comédies romantiques. Je suis bien évidemment tombée éperdument amoureuse de lui, puis il m’a fait découvrir son univers ainsi que l’envers de son décor.
Car Monsieur Lazarev ne se contente pas de dominer le monde des affaires, il veut assujettir chaque être qui l’entoure, asseoir sa suprématie, son pouvoir, à chaque instant. Je l’ai compris très vite.
Nous avons commencé à nous voir plus régulièrement et un jour, il m’a parlé d’une soirée privée assez spéciale à laquelle nous étions conviés. Il m’a offert une robe plus que sexy pour l’occasion en me soutenant de lui faire confiance. Il ne m’a rien dit de plus, si ce n’est d’avoir l’esprit ouvert et qu’à tout moment on pourrait partir.
Intriguée, j’hésitais.

Camouflée sous un long imperméable sombre, je le suis à travers les quartiers chics de Paris jusqu’à l’île de la Cité. Le manoir où se déroule la fête appartient à un ami proche de Dimitri. Nos hôtes, le comte de Brocard et sa splendide femme nous accueillent en grande pompe dans des tenues de cuir assez suggestives, un masque noir sur les yeux. Je questionne mon amant du regard lorsqu’ils m’en proposent un, satiné de broderies. Il noue lui-même le ruban de soie à l’arrière de ma tête, murmurant que tout ira bien, tandis que mon cœur s’emballe.
Il m’entraîne au fond du hall d’où nous parvient une musique langoureuse, puis pousse un lourd rideau de velours rouge, tandis que la maîtresse des lieux annonce, telle madame Loyal :
— Bienvenue dans le monde des délices !

Nous pénétrons dans la pièce et je reste bouche bée. Les murs sombres d’une salle immense, éclairés par des spots aux lumières chaudes, se présentent devant moi, semblables à la scène d’un cabaret des années folles. Mais la folie réside surtout dans son décor. Aménagée de divers recoins aux accessoires de torture plus variés les uns que les autres, des dizaines de couples s’ébattent dans une danse mêlée de chairs et de membres, de coups et de cris.
Je sens la main de Dimitri se resserrer autour de la mienne quand il s’approche de mon oreille :
— Admire seulement, et si c’est trop pour toi, on sort.

Je ne peux que hocher la tête pour acquiescer, mes cordes vocales ayant disparu de mon organisme.
Il me fait avancer jusqu’à un divan libre. Autour de moi, des femmes fouettent des hommes, des hommes ligotent des femmes. Des soupirs, des gémissements, des complaintes. Je viens de passer la porte des Enfers, et j’ai plus l’impression de séjourner au Tartare qu’aux Champs-Élysées. Curieusement, ça ne me déplaît pas.

Mon regard accroche soudain celui d’une rousse, à genoux sur une étrange chaise en bois. Bâillonnée, elle s’agrippe au long dossier pendant qu’une brune tout aussi séduisante joue avec une cravache. De là où je suis, je peux entendre, malgré la musique, l’arme claquer sur son dos, ses fesses, ses cuisses, et à chaque coup, les yeux émeraude de la rouquine se révulsent de plaisir.
Je serre les jambes et remue sur la banquette pour tenter d’éteindre le feu qui allume mon bas-ventre. Dimitri le remarque. Sa main glisse sur mon abdomen, son pouce frôlant ma poitrine au passage. Il se fraye un chemin sous ma jupe et constate l’ardeur qui en découle.

— Tu aimes ce que tu découvres ?

Toujours aphone, je hoche timidement la tête. Il saisit mon menton entre ses doigts et répète :
— Réponds-moi. Est-ce que tu aimes ça ?
— Oui.

Ma voix est étouffée, rauque, méconnaissable. Il ne me lâche pas et continue de me questionner :
— Est-ce que tu veux essayer ?

Son timbre est grave, son air sérieux, et une lueur de désir que je n’avais encore jamais observée naît dans ses iris. Sans plus aucun doute, je rétorque :
— Oui.

Un nouvel horizon s’est ouvert à moi.
Jamais je n’aurai pensé avoir un penchant pour le masochisme, mais ce milieu m’a révélée. Je prenais finalement le contrôle de la souffrance qui avait si souvent bercée mon enfance.
Soumise pendant les séances, directive dans la vie professionnelle. Soumise, pas tout à fait. Car de ce caractère qui me permet de me faire entendre au milieu de tous ces hommes au travail, ressort un côté rebelle face à mes maîtres que je ne peux pas contenir. Cela fait de moi une brat, dans le jargon BDSM, une morveuse. Critère qui ne plaît pas forcément à tous les doms, mais c’est un trait de ma personne avec lequel il faut composer.
J’ai pris conscience qu’une force insoupçonnée sommeillait en moi à ce moment-là. J’étais capable de franchir tous les obstacles, d’enfoncer toutes les portes qui se fermeraient. J’étais enfin devenue la vraie Alana.

Comme tous les dimanches, je rejoins Sandro au Saint-Régis pour notre brunch hebdomadaire. J’appréhende le face à face. On s’est à peine croisé à la soirée, mais j’ai tout de suite compris le message lorsqu’il m’a surprise dans les bras de Dimitri. Si j’en crois le regard qu’il pose sur moi en approchant de la terrasse, je dois m’attendre à une de ces soufflantes dont il a le secret.

— Bonjour, mon cœur, m’avancé-je, tout sourire.
— Fais pas genre, assène-t-il. Elle aura pas tenu longtemps ta résolution ! Tu me déçois.
— Je vois pas de quoi tu parles.
— Ah ouais ?

Sa large main claque ma fesse gauche sans prévenir et une vive brûlure se répand sur toute sa surface. Je serre les dents dans une grimace pour étouffer un cri et Sandro confirme aussitôt ses propos :
— Bien sûr, c’est pas ce que je crois. T’as glissé sur le trottoir, c’est pour ça que t’as le cul en feu ?
— Et toi, alors ?

Je lui renvoie son geste et son timbre qui monte dans des aigus improbables prouve qu’il est dans le même état que moi.

— Moi, je fonce pas tête baissée dans une relation interdite.

Je m’installe à table et me cache derrière le menu comme une petite fille trop coupable pour essayer de se justifier.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Alana ? Hier après-midi, tu reconnais que tu ne dois plus jamais le revoir et le soir tu cours dans ses bras. Je ne te comprends pas.

Désormais, mon rayon de soleil s’est couvert d’un épais manteau nuageux. L’ouragan Sandro se réveille, on est au bord de l’orage. Je dois me défendre avant qu’il n'éclate :
— Je ne me suis pas du tout jetée dans ses bras, je te promets. C’est justement pour éviter une confrontation que je t’ai rejoint au club. J’ignorais qu’il me retrouverait là-bas. J’ai essayé de lui résister, de ne pas céder à son chantage. Et puis, ça a déraillé.
— Évidemment que ça a déraillé, ça déraille toujours entre vous ! Bordel, Alana, depuis que je te connais, vous avez rompu au moins quatre fois et chaque nouvelle tentative a été un désastre pire que le précédent. Tu penses réellement que cette fois, ça va être différent ?
— Ça l’est. La nuit dernière n’était qu’un adieu. Il m’a garanti qu’il signera le contrat demain. Une fois le partenariat validé, je n’aurai plus aucun compte à lui rendre.
— Et tu l’as cru ? Ma pauvre amie, tu es tellement naïve, me snobe-t-il.
— Il est toujours fiable quand il s’agit de business. Il sait qu’il a beaucoup à gagner en investissant. J’ai confiance en lui sur ce coup.
— Moi, j’ai pas plus confiance en lui qu’en toi. Un homme comme lui ne change pas. Et toi, tu n’as plus de limites à ses côtés.
— T’exagères !
— J’étais présent il y a deux ans. J’ai assisté à toute la scène, je te rappelle.
— S’il te plaît, stop !
— Non. Tu vas écouter ce que j’ai à dire. La seule chose qui vous importe quand vous êtes ensemble, c’est la performance, quitte à mépriser les règles. Je vous ai crié d’arrêter, ce soir-là, mais il fallait repousser les barrières, toujours plus. J’ai vraiment cru que j’allais te perdre.

Sa voix se brise dans un sanglot, tout comme mon cœur à l’évocation de l’accident. Je baisse les yeux et accuse le coup. Les images du drame me reviennent en mémoire.
La fête qui bat son plein, l’alcool coulant à flots, le bondage poussé à l’extrême, la beauté du spectacle, une vague d’euphorie jamais égalée. Et puis, plus rien.
Le noir.
Jusqu’à ce que je me réveille dans une chambre d’hôpital, éblouie par les néons.

— Je refuse de le voir te détruire à nouveau et je refuse de te voir mourir sous mes yeux, parce que c’est ce qui arrivera si tu restes avec lui, conclut Sandro. Si t’as l’intention de remettre le couvert, fais comme tu veux, mais je ne serai pas le témoin de vos dérives. Ça m’a coupé l’appétit, tiens.

Il se lève avant d’avoir commandé et s'en va sans se justifier davantage. Je sais qu’il ne changera pas d’avis, mais je tente de le retenir malgré tout :
— Bébé…
— M’appelle pas bébé, s’il te plaît.

Je le regarde s’éloigner, la gorge nouée. Seule avec ma culpabilité, les larmes débordent. Ce qu’il dit est tellement vrai.
Pourquoi cet homme a-t-il autant d’emprise sur moi ? Pourquoi ne puis-je pas me détacher de cette attraction maléfique ?
Je ne m’attendais pas à une réaction aussi virulente de la part de mon ami. Si la météo change toujours très vite sur le baromètre de Sandro, j’ai le pressentiment que, cette fois, le mauvais temps s’installe pour un moment.

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