39. Trouver

Ma vieille Clio n’a plus l’habitude d’avaler autant de kilomètres d’un coup. Même ma conduite est rouillée avec tout ce temps à vivre à la parisienne, mais au bout de cinq heures de route, je vois enfin le panneau Port-des-Barques. Après avoir roulé toute la soirée, le soulagement de pouvoir couper le moteur se fait sentir dans chacun de mes muscles. Je me gare sur le front de mer, encore désert à cette période de l’année, et sors dégourdir mes membres sur la plage. Assis sur un rocher, je contemple la côte scintillante de Fouras, bercé par le roulis des vagues caressant le sable. Seule l’écume est visible par cette nuit sans lune, ajoutant sa part de mystère au romantisme du moment.

Je me remémore la discussion où Alana m’a parlé de son père.
Si elle a dû le suivre aux quatre coins du globe en fonction de ses affectations après le départ de sa mère, elle revenait régulièrement dans sa maison d’enfance lors des permissions. Elle adorait cet endroit empreint de la présence d’une femme dont elle se souvenait à peine. Elle s’y sentait libre, malgré un père autoritaire qui ne tolérait aucun manquement aux règles. En grandissant, elle est devenue plus rebelle face aux ordres. Lorsque les punitions, menaces et autres privations ne fonctionnaient plus, il passait à l’étape supérieure.
Un soir, il l’a surpris en train de faire le mur pour rejoindre son petit ami de l’époque. Imbibé d’alcool — une habitude tenace chez lui — il s’est mis dans une colère monstre et l’a rouée de coups, la laissant presque inconsciente sur le sol de la cuisine. Ce n’était pas la première fois qu’il la battait ainsi, mais cette fameuse nuit, il ne s’est pas arrêté là. L’insultant de tous les noms les plus abjects, désireux de lui montrer comment l’on considère les traînées dans son genre, il a dépassé les limites qu’un père ne devrait jamais franchir, qu’un homme ne devrait jamais franchir.
Au petit matin, meurtrie jusqu’au plus profond de ses entrailles, Alana a quitté le domicile sans un regard en arrière. Elle a rejoint la capitale et n’est jamais retournée sur les lieux de son enfance. Depuis la mort de son père, elle y repense parfois, mais n’en a pas trouvé la force.
Elle est forcément là. Je ne vois aucune alternative.

Me rappeler toutes nos discussions me remplit de mélancolie. Je prends conscience qu’elle a été abandonnée de toutes les façons qui soient. Une mère qui brise son innocence d’enfant. Un père qui détruit sa confiance de jeune fille. Des relations plus toxiques les unes que les autres qui blessent la femme qu’elle est devenue. Et moi… Je suis parti sans lui laisser une chance de s’expliquer. Je ne lui ai donné aucun signe de vie tout ce temps, ne lui ai montré aucun intérêt. Je ne vaux pas mieux qu’eux, en fin de compte.
Elle ne voudra probablement plus me voir, après ça. Comment l’en blâmer ?
Le sommeil me gagne, cerné par tous ces doutes et rongé par la culpabilité. Je rejoins ma voiture pour tenter de me reposer un peu malgré l’étroitesse de mon palace.

Comme prévu, la nuit fut courte. J’ai testé tous les fauteuils de la citadine, mais j’ai dû me rendre à l’évidence alors que le soleil se levait à peine : ma Clio n’était pas le meilleur véhicule pour du camping sauvage.
C’est donc la vision embrumée par un sommeil agité que je me présente à la première brasserie que je croise près du port.
Le tenancier, d’apparence bourrue, s’avère être un gai luron qui accueille ses clients avec toute la ferveur qui l’habite.

— Bien le bonjour, m’sieur ! Z’êtes bien matinal, je viens tout juste d’ouvrir. Que puis-je pour vous ?
— Bonjour, marmonné-je. Un café, s’il vous plaît.
— Eh ! Souriez, mon vieux ! Z’êtes parisien, c’est ça ?

Encore notre réputation qui nous précède.

— Oui, enfin, pardon. C’est surtout que la nuit a été courte.
— Ah ! Je vois, me gratifie-t-il, d’un clin d’œil. Un café bien serré, alors ?
— C’est parfait, merci.

Je m’installe au bar, pendant qu’il active le percolateur. Choix stratégique. Je pourrais peut-être profiter du bagou du bonhomme pour glaner quelques informations. La ville n’est pas très grande et il y a peu de touristes à cette période de l’année. Ce genre de personnage voit défiler du monde.
Deux hommes font leur entrée avant que je ne commence mon interrogatoire et le barman reporte aussitôt son attention sur eux :
— Maurice ! T’es tombé du lit ce matin ?
— C’est jour de pêche, p’tit gars, réplique ledit Maurice. On prend la mer dans dix minutes alors envoie le calva, qu’on réveille tout ça !

Le pêcheur tapote son ventre potelé et s’assoit sur le siège près de moi, son ami à côté, puis s’imagine leur récolte en énumérant les poissons du coin.
Le gérant dépose une tasse fumante devant moi. J’en profite pour le questionner :
— Connaissez-vous une jeune femme qui a grandi ici, près du port ? Alana Perrier.

Il lève la tête vers le plafond, se gratte le menton puis hausse les épaules :
— Ça me dit rien.
— Très jolie. Blonde. Avec un œil marron, un œil bleu ?
— Dis voir, Joseph, ça serait pas la hippie à côté de chez toi ? intervient Maurice.
— La hippie ! m’exclamé-je. Non, ça doit pas être elle.
— Maintenant que t’en parles, rapplique le Joseph. C’est bien ça. La p’tite du général. C’est devenu un sacré brin de femme.
— Oui, son père était dans l’armée. C’est forcément elle.
— Avec des yeux comme ça, on peut pas la manquer.
— Vous pouvez m’indiquer sa maison ?
— Attends, qu’est-ce que tu lui veux, à la p’tite ? s’avance Maurice.
— Aucun mal, je vous assure. C’est… mon amie, hésité-je.

Les trois hommes me jaugent d’un regard inquisiteur avant que l’aubergiste ne tranche :
— Le p’tit gars m’a l’air honnête.

Adresse en main, je me sens comme Sherlock Holmes résolvant une enquête. Si les papis pêcheurs ne se sont pas trompés, je vais revoir Alana dans moins de cinq minutes, son quartier étant à deux pas de mon bivouac.
Je tourne dans sa rue.
Pression artérielle qui augmente.
Un muret de pierres. Une maison aux volets bleus.
Goutte de sueur dans le dos.
Portail ouvert, j’entre.
Mains qui tremblent.
Au bout du terrain, au pied d’un cerisier en fleurs, sa silhouette assise en tailleur.
Cœur qui s’emballe.
J’avale ma salive, avance de quelques pas. Impact dans trois, deux, un…

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