36. Écoute-moi
Il ne termine pas sa phrase. C'est inutile. Il était évident qu’il ferait le lien entre Roxane et moi à la minute où il verrait Dimitri. Cette espèce de pourriture avait tout prévu. Il a certainement fouillé dans mon agenda au bureau et planifié de gâcher le gala, et ma vie, par la même occasion. Maintenant qu’Antoine connaît la vérité, je suis incapable de croiser son regard. Seule sa voix se répercute dans mes entrailles lorsqu’il reprend :
— … Roxane !
Trois syllabes et mon univers s'écroule. Le sol se dérobe sous mes pieds. Je tombe dans un puits sans fond. Dure sera la chute.
— Dis-moi que c’est pas vrai, Alana ! supplie-t-il. Dis-moi que c’est pas toi ?
— Je suis dés…
— Non. Épargne-moi tes excuses. C’est la vérité que je veux entendre. Visiblement c’est un concept qui t’a échappé.
Je le sens bouillir près de moi. Je croise le regard de quelques convives à travers la vitrine et ce n’est ni l’endroit ni le moment pour exploser. J’ose enfin lever la tête dans sa direction pour le raisonner :
— Est-ce qu’on peut en parler quand tout le monde sera parti ? glissé-je discrètement. Ne gâchons pas ta soirée. On a travaillé trop dur pour ça.
— Un peu tard pour y penser, tu crois pas ?
Remplie de remords, je plonge dans ses yeux et ce que j’y perçois me bouleverse. Pire que la déception, c’est de la douleur que je lis en lui. La lame de la trahison plantée en plein cœur.
— Pourquoi tu m’as menti tout ce temps ?
Le ton monte et l’attention de l’assemblée se rive peu à peu sur nous. Dimitri, adossé contre le mur, se régale du spectacle auquel il assiste.
— Antoine, s’il te plaît, soufflé-je.
— T’as raison, concède-t-il. Il vaut mieux s’occuper des invités. Tu devrais retourner à l’intérieur. Je suis sûr que tu t’en sortiras très bien sans moi.
Avant même que je m’en rende compte, il a disparu au coin de la rue. Aussitôt, le vide m’envahit. Je lui cours après, déterminée à ne pas le laisser s’enfuir.
— Antoine ! crié-je, alors qu’il accélère le pas en entendant mes talons se rapprocher. Antoine, arrête-toi !
— Pourquoi ? Hein, pourquoi devrais-je rester ? Tout n’est que mensonge depuis le début. As-tu été sincère au moins une fois avec moi ?
— Bien sûr que j’étais sincère ! assuré-je, les larmes perlant au bout des cils. C’est bien Alana que tu côtoyais chaque jour. Roxane n’est qu’un personnage pour assouvir d’anciens fantasmes. Elle n’est pas importante. Ce n’est pas important.
— Pas important ? C'est un détail insignifiant pour toi ? C’est aussi comme ça que tu qualifie notre relation, de pas importante ? En fait, je ne suis qu’une distraction dans ton quotidien monotone.
Ses mots s’enfoncent comme des pieux dans mes organes vitaux. Ce sont désormais les sanglots qui rythment mes paroles, à mesure que notre relation part en fumée :
— Dis pas ça, c’est faux.
— Ça suffit. Je ne veux plus t’écouter. Je ne veux plus te voir.
— Laisse-moi au moins une chance de t’expliquer.
— J’ai l’impression de ne pas connaître la femme qui est devant moi.
Il passe une main dans ses cheveux et s’en arrache presque une mèche tant il semble livrer une bataille contre lui-même. Il n’a jamais été aussi énervé contre moi. Je crains le pire quand il annonce sa sentence :
— Faut que je redescende. Je dois réfléchir à tout ça. On aura peut-être une discussion plus tard. Pour le moment, j’ai besoin d’être seul.
Ses traits sont méconnaissables, si fermes que je n’ose pas contester sa décision. Je l’observe s’éloigner sans se retourner. Sa silhouette s’efface dans la brume des quais, emportant mon âme, tel Charon au bord du Styx.
Mes larmes sont intarissables, malgré tous les efforts que je mets à les retenir. Ce que je redoutais le plus est en train de se produire à nouveau. Il m’abandonne à mon sort, sans même un regard en arrière. Reniée par ma mère, répudiée par mon père et aujourd’hui rejetée par la personne qui compte le plus pour moi. J’aimerais tout envoyer valser aussi facilement que lui, mais ce gala est la seule chose pour laquelle j’ai encore envie de me battre. Si sauver la librairie d’Antoine est le dernier geste que je peux avoir envers lui, alors je lutterai jusqu’au bout pour que ce projet aboutisse.
Je parviens enfin à étouffer les sanglots dans ma poitrine. Une fois mes larmes effacées dans le reflet d’un rétroviseur, je lisse ma robe, inspire profondément et tombe nez à nez avec Dimitri. Son visage affublé de cet éternel rictus fait soudain bouillir mon sang dans mes veines et toute la rage que j’ai emmagasiné au cours de ma vie jaillit tel un volcan en éruption :
— Encore toi ! Ça te suffit pas d’avoir bousillé ma vie ? Tu veux quoi de plus, Dimitri ? C’est quoi ton but dans tout ça ? Si tu penses, ne serait-ce qu’une minute, que je vais te tomber dans les bras après tout ce que tu m’as fait, t’as vraiment rien compris. Tu me dégoutes, tu me révulses au plus haut point. Je ne veux plus jamais que tu poses les mains sur moi. Je ne veux plus jamais te voir. Disparais. Tu n’existes plus pour moi.
J’ai hurlé si fort que ma voix s’éraille. Il tente un pas vers moi, mais un timbre autoriraire le coupe dans son élan :
— Un problème, madame ? Cet homme vous importune ?
Je me tourne vers l’homme en uniforme et Dimitri répond à ma place :
— Tout va bien, monsieur l’agent. On discute.
— Ce n’est pas à vous que je parle, assène le policier. Madame ?
Si la haine pouvait tuer d’un simple regard, Dimitri agoniserait sur le trottoir et je n’aurai pas la moindre peine pour lui.
— Oui, monsieur. Cet homme m’importune. Dites-lui de me laisser tranquille avant que je porte plainte pour harcèlement.
Je n’attends pas la suite et esquive pendant que Dim est aux prises avec la loi. Que justice soit faite, pour une fois !
Je retourne dans la boutique la tête haute, sans rien laisser paraître de mon trouble. Un sourire sur les lèvres et une voix assurée, personne ne remarque qu’à l’intérieur, le chagrin ravage tout sur son passage. Comme disent les artistes en montant sur scène après avoir essuyé un drame : « the show must go on » !
J’incarne donc mon rôle à la perfection jusqu’à ce que le dernier convive monte dans son taxi.
Seul Sandro n’est pas dupe de ma performance, pourtant digne d’un oscar. Heureusement, il a attendu la fin de la soirée pour me cuisiner, au risque de perdre mon masque et d’être incapable de continuer mon numéro.
— Raconte. Il se passe quoi ? Il est où Antoine ? m’interroge-t-il, alors que je rassemble la vaisselle qui traîne.
— Il est parti.
— Comme ça, sans raison ?
— La raison s’appelle Dimitri. Il s’est pointé pendant que tu batifolais avec Marco. Antoine l’a vu me parler. Il a tout compris. Et il s’est enfui sans me laisser l’occasion de m’expliquer.
Je lui détaille les tenants du conflit en ramassant les déchets comme j’essuie mes échecs, imperméable à toute émotion. J’ai verrouillé mes sentiments à la seconde où je suis retournée dans la librairie et je ne suis pas prête à les libérer. Il m’est plus facile de les ignorer que de les laisser me consumer.
— Dimitri ? Comment il a su pour la soirée ?
Ça m’est complètement égal. Je ne veux plus y penser. Rien qu’entendre son nom me débecte.
Excédée par les événements, par Sandro qui enfonce un peu plus le couteau dans la plaie à chaque question, je jette le sac poubelle au sol et lance avant de sortir :
— T’as qu’à lui demander. Je me fiche du pourquoi du comment. Je me lave les mains de tout ça.
J’ignore les appels de mon ami. J’ignore la fraîcheur qui attaque ma peau, mes talons qui compressent mes orteils, ma robe trop longue qui entrave mes mouvements. Comme Antoine quelques heures auparavant, mon seul objectif est de fuir cet endroit au plus vite. Je cours jusque chez moi. Lorsque la porte s’ouvre enfin, à bout de souffle, je dégrafe ma tenue, la déchire presque pour retrouver mon oxygène, mais il semble avoir disparu de la surface de la Terre.
Je titube en direction de ma chambre la boule au ventre, mais je suis prise d’un vertige au moment où ma main se pose sur la poignée. Je m’agrippe, chancelante, à la commode près de l’entrée et longe le mur jusqu’au lit. Ma cage thoracique se comprime. Ma respiration s’affole. Ma vue se brouille. Je transpire à grosses gouttes alors que je tremble de froid. La nausée me tord l’estomac. Je me précipite dans la salle de bains attenante et me penche au-dessus du lavabo pour recracher le champagne ingurgité plus tôt. Que m’arrive-t-il ? La faucheuse aurait-elle entendu mes prières ? Viendrait-elle me délivrer de mon malheur ? De toute évidence, ce n’est qu’un sale coup de plus que me joue le destin, car à en croire les palpitations de mon cœur, je suis bel et bien en vie. Je me dirige vers le lit dans un état semi-hypnotique pour retrouver mon oreiller et Opale, seuls réconforts qui me confirment que je ne suis pas encore au purgatoire, avant de sombrer dans l’inconscience.
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