35. Apprendre
Je dépose un ultime petit four sur un plateau d’argent avec la délicatesse d’un joaillier sertissant un diamant sur une monture d’exception. Tout est fin prêt pour le gala. J’inspecte les lieux et admire le travail d’orfèvre des ouvriers chargés de la rénovation. Si le charme rustique d’autrefois a été conservé, chaque élément en est désormais mis en valeur. Les poutres et boiseries ont été vernies, le plancher ciré, les lustres réparés, les fissures comblées, les espaces réagencés pour une ambiance plus cosy. Le tout mené d’une main de maître par Alana.
Alana qui revient après une courte pause, sublime, dans une robe fourreau bleu pastel, un chignon flou rehaussant son dos nu à la perfection. Elle a juste le temps de valider la mise en place que mon frère fait une entrée remarquée, accompagné de Sandro :
— Mazette ! C’est splendide ! s’exclame Marc. On croirait la boutique toute neuve ! Vous avez fait un super taf. Bravo !
— C’est surtout à Alana que revient le mérite. J’ai simplement obéi aux ordres.
— Faut toujours que tu exagères ! modère-t-elle en se lovant dans mes bras.
— Pas tant que ça, intervient Sandro. T’es ma patronne, je te rappelle. Et on peut dire que tu diriges tes employés avec une certaine poigne.
Alana hausse les épaules, faussement vexée. Elle sait au fond d’elle qu’il a raison, et cela ne la dérange pas le moins du monde. Et moi non plus. J’aime ce petit côté autoritaire, la voir prendre le contrôle des événements. C’est d’ailleurs la première chose à laquelle elle s’affaire. Après avoir vérifié la parfaite position des orchidées qui ornent la pièce, elle passe en revue les extra pour leur prodiguer les dernières instructions. Je l’observe valser entre ses diverses recommandations le sourire aux lèvres, lorsque Sandro me surprend dans ma contemplation :
— T’es sacrément piqué, hein ?
— Surtout, ne le répète à personne, glissé-je avec un clin d’œil complice.
— T’as pas de chance, je suis une vraie commère.
— Ah oui ? Alors, dis-moi, quel genre de détails croustillants Alana pourrait me dissimuler ? taquiné-je.
— Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle t’aime beaucoup, elle aussi. Peu importe son passé. C’est toi son avenir, à présent.
Ses paroles me réchauffent le cœur, car je ne vois plus le futur sans elle, désormais.
— Mais si tu veux du dossier, ajoute-t-il, en me faisant signe de me rapprocher sous la confidence. Elle ronfle quand elle a trop bu !
Alana nous surprend en plein fou rire, mais elle n’a pas le temps de nous en demander la cause, que les premiers convives arrivent déjà.
Mon estomac se noue. Je dois sécher mes paumes humides sur mon jean avant chaque poignée de main. Heureusement que mon binôme de choc assure son rôle à la perfection, car je suis incapable d’aligner plus de trois mots sans bégayer. Les minutes s’égrainent et mes muscles se détendent. J'écoute Alana défendre ma librairie et mon métier avec passion. L’entendre me complimenter ainsi me remplit de fierté et je trouve à mon tour le courage de m’exprimer convenablement pour mettre en avant mon bien. Je commence même à me prendre au jeu des ronds de jambe et autres salamalecs d’usage dans les soirées mondaines. Rassurée par mon engouement, Alana finit par m’abandonner en pleine discussion avec un groupe pour en démarcher d’autres. Si je me débrouille plutôt bien, maîtriser chacun de mes gestes est épuisant.
Je décide de m’enfermer dans la remise pour souffler quelques instants. J’aurais bien crié pour décompresser, mais la pièce n’est pas insonorisée. D’ailleurs, il y en a d’autres qui auraient apprécié ce petit détail.
— Marc ! Qu’est-ce que tu fous dans le noir ? m’écrié-je en surprenant mon frère derrière une pile de cartons lorsque j’appuie sur l’interrupteur.
À peine ai-je terminé ma phrase que Sandro se redresse, essuyant du bout des doigts le coin de ses lèvres dessinées d’un sourire coquin. Marc remonte sa braguette et je roule des yeux.
— Sérieux, les gars, ça peut pas attendre d’être en privé ?
— Pourquoi tu crois qu’on est planqué dans la réserve ? Si ça tenait qu’à nous, on serait resté devant la vitrine ! se défend Sandro.
— Tu devrais mettre un verrou. Ça pourrait servir, ajoute le second.
— Dégagez de là ! Interdit de faire des cochonneries dans ma librairie.
Je les pousse vers la sortie en ignorant leurs plaintes.
— T’es pas drôle.
— On a besoin d’exprimer notre amour.
— Bande d’obsédés ! m’esclaffé-je.
Ils sortent la queue entre les pattes et je ris intérieurement de leur bêtise. Ils se sont bien trouvés ces deux-là ! Je prends quelques instants de plus pour respirer avant de retourner dans la gueule du loup. Les invités gravitent autour du buffet où les petits-fours ont autant de succès que le champagne, mais je ne vois Alana nulle part. Je fais le tour de la boutique. Elle semble s’être évaporée.
J’aperçois finalement sa silhouette s’agiter à travers la vitrine. Elle a dû avoir le besoin pressant de prendre l’air, elle aussi. Je décide de la rejoindre à l’extérieur, mais la surprends en pleine discussion avec un homme de près de deux fois sa taille. Dos à moi, sa carrure cache presque complètement la jeune femme, mais l’échange semble animé. Je m’approche pour en découvrir la teneur. Alana devient livide lorsqu’elle me remarque. L’inconnu se retourne et c’est à mon tour de perdre toutes les couleurs de mon épiderme. Il est là, face à moi. Dimitri. Pourquoi m’a-t-il traqué jusqu’ici ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Et surtout, que veut-il à Alana ?
Son visage se fend d’un sourire narquois et il s’apprête à parler, mais Alana l’en empêche :
— Merci d’être venu, monsieur Lazarev, j’étudie votre proposition et vous conviendrez d’un rendez-vous avec mon assistant.
— Vous vous connaissez ? osé-je.
Alana s’arrête net et Dimitri se retourne pour la toiser :
— Vas-y, Alana, dis-lui à quel point on se connait.
Elle cherche ses mots, mais aucun ne vient. Le Russe en profite pour répondre à sa place, se targuant d’une arrogance sans failles :
— Mieux que toi, apparemment !
Mon attention revient sur Alana qui me fuit du regard. Soudain, le raffut de la ville disparaît. La rue se met à tourner de plus en plus vite. Mon souffle se coupe. Ma vision se voile. Le visage d’Alana s’estompe et se superpose à un second.
L’évidence me frappe.
— Tu es…
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