34. Méfie-toi
— Pourquoi tu lui as rien dit ? C’était l’occasion idéale pour tout lui avouer, peste Sandro.
Si le week-end avec Antoine était idyllique, le retour à la réalité ce lundi est plutôt brutal.
— C’est toi qui n’aurais jamais dû aller aussi loin dans tes insinuations. J’espère pour toi que le sujet Roxane ne ressortira pas sur le tapis. Sinon, notre amitié risque d’en prendre un coup.
J’ai toujours en travers la mauvaise blague de Sandro, bien qu’elle n’ait pas eu de conséquences visibles sur ma relation.
— Tu dramatises pas un peu, là ? se défend-il. C’était juste une boutade. Personne n’a relevé.
— Personne sauf moi. Et je ne trouve pas ça drôle du tout.
Sandro est loin de comprendre ce qui me pousse à garder ma deuxième identité secrète. Voire, à l’enterrer pour de bon. Mes yeux se voilent et il remarque que cela me touche plus que de raison.
— Pourquoi tu le prends si mal ? C’est si grave qu’il apprenne que la femme masquée pour qui il a craqué en soirée est la même que celle qui fait battre son cœur ? Moi, je trouve ça très romantique.
— Et moi, je ne veux pas qu’il pense que je l’ai trahi. Ni que j’aime ce genre de pratiques. Même s’il est ouvert d’esprit, cela changerait complètement l’image qu’il a de moi. Si je le déçois et qu’il me quitte, je ne m’en relèverai pas. Je ne peux pas être abandonnée, pas encore.
La vérité éclate au grand jour. Je refuse de revivre le schéma tracé par ma mère. Je refuse qu’Antoine me voie comme un monstre.
— Oh, ma vie ! compatit mon ami. J’ignorais que l’ombre de ta mère pesait si lourd sur toi.
Une larme coule à l’évocation de cette image :
— Je suis incapable de lui avouer, Sandro. Je ne peux pas. C’est au-dessus de mes forces.
— D’accord, bébé. Je comprends. Je ne ferai plus aucune allusion à Roxane, c’est promis.
Le gala à la librairie est pour samedi. Le principal des travaux du rez-de-chaussée est achevé, la décoration est presque en place, le buffet sera, je l’espère, livré en temps et en heure. Tout s’organise à la perfection.
En totale opposition avec la soirée de lancement des BlueEarings.
Depuis le début, cette campagne est maudite. L’univers entier nous hurle que ce projet est voué à l'échec, et pourtant, tout le monde s’obstine pour qu’il aboutisse. Entre les problèmes techniques, informatiques, une communication bancale, des erreurs de livraison… les signes sont nombreux. Et cette semaine n’est pas épargnée. Après le traiteur, c’est désormais le lieu de réception qui tombe à l’eau. Au sens littéral. Une canalisation a explosé et la salle gît sous vingt centimètres de liquide suspect destiné aux égouts.
Il ne nous reste plus qu’à trouver un nouvel endroit disponible, et quand je dis nous… Le capitaine est évidemment injoignable.
Résultat, branle-bas de combat sur le pont pour garder l’équipage à flots. Une journée en enfer qui ne compte pas s’arrêter là.
Je retourne dans mon bureau après avoir réglé les derniers détails pour demain à l’étage informatique. Mon attention se porte aussitôt sur un énorme bouquet de pivoines roses. Sandro étant déjà parti, c’est sûrement Mylène qui l’aura déposé en mon absence. Je me penche vers les fleurs pour en humer l’arôme. Il n’y a aucune carte, mais je devine tout de suite qu’Antoine me les a envoyées, sans doute pour me remercier pour la énième fois de mon aide.
— Elles te plaisent ?
Le timbre de voix acéré s’enfonce dans mon dos comme un poignard. J’en ai le souffle coupé. Je n’ose me retourner, mortifiée que cette hallucination prenne vie devant moi.
— Ce sont tes préférées.
Je sens sa présence tout près, cernée par son parfum. La température de la pièce est en chute libre et mes poils se hérissent sur mes bras.
— Qu’est-ce que tu fais là ? suffoqué-je.
— Je suis venu te demander pardon pour l’autre fois.
— Je ne veux ni de tes fleurs ni de tes excuses. Je ne veux plus rien de toi, Dimitri. Seulement que tu disparaisses.
J’ai articulé ces mots avec le plus de froideur possible, sans lever la tête de mon bureau. Il s’approche jusqu’à ce que son torse effleure mon dos. Le contact, similaire à un électrochoc, me fait bondir à l’autre bout de la pièce.
— Ne me touche pas, ordonné-je. Je t’interdis de poser tes sales pattes sur moi. Tu as perdu tous tes droits à partir du moment où tu as piétiné mon consentement.
— J’ai dépassé les bornes. J’étais saoul. Tu me rends tellement fou. Je n’ai pas su me contrôler.
— C’est bien le problème, Dim.
— Laisse-moi une chance de me rattraper. Samedi soir, je t’invite au restaurant.
— Je ne suis pas disponible. Et tu n’obtiendras plus rien de moi, je te l’ai dit.
— Tu vois quelqu’un d’autre ?
— Ça ne te regarde pas.
— C’est cet avorton, c’est ça ?
— Ne parle pas de lui comme ça. Tu ne lui arrives pas à la cheville.
— J’en étais sûr ! Blyat ¹ !
Il frappe mon bureau d’un coup sec avec son poing.
— J’étais venu pour te reconquérir, te déclarer ma flamme, et toi, tu fous tout en l’air, hurle-t-il. Pourquoi tu me fais ça ?
Il passe les mains sur son visage et je n’ose plus bouger, de peur de subir le même sort que le mobilier.
— Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. Je te le garantis, menace-t-il avant de tourner les talons.
La porte claque derrière lui et je m’écroule dans mon fauteuil, peinant à retrouver une respiration normale. Mes yeux se posent sur mon agenda ouvert. Il me semblait pourtant l’avoir rangé. Je le remets dans son tiroir et fixe la fenêtre donnant sur le couloir désert. Je dois vite fuir cet endroit avant que Dimitri ne revienne à l’assaut.
***
Cette dure semaine de labeur s’achève enfin. Si je trouvais ce genre d’émulation très stimulante à une époque, j’éprouve de moins en moins de plaisir à gérer cette pression. Le travail m’épuise, sans compter les menaces de Dimitri qui planent, telle l’épée de Damoclès, au-dessus de ma tête.
Il m’a promis qu’il ne s’arrêterait pas là, et Dimitri tient toujours ses promesses. Plus l’attente est longue, plus la riposte fera mal. J’en suis convaincue.
J’arrive à la librairie en début d’après-midi et Antoine est déjà sur le pied de guerre pour peaufiner les détails.
Même s’il ignore tout de mon échange avec Dim, il a remarqué mon trouble de ces derniers jours. J’ai mis ça sur la surcharge de travail et le stress de la soirée, mais il n’est pas dupe. J’ai peur qu’il soit le dommage collatéral de la vengeance de mon ex et je sais qu’Antoine sent mon mal-être, malgré mes efforts pour ne rien laisser transparaître.
— Tu devrais rentrer te détendre un peu avant de te préparer, me conseille-t-il, alors que je me sers un énième café. Il n’y a plus rien à faire à part attendre le traiteur. Je devrais m’en sortir.
— Tu es sûr ?
Il m’enlace et dépose un baiser fugace sur mes lèvres avant de répondre :
— Je t’ai déjà remercié pour tout ce que tu fais pour moi ?
— Au moins un millier de fois !
— Alors ça ne fera qu’une de plus ! Tout est parfait, grâce à toi. Va te reposer. Je vais gérer le reste. J’ai besoin de toi en forme, ce soir. Il me faut un maître-nageur expérimenté pour plonger dans ces eaux hostiles sans me faire bouffer par les requins et autres piranhas !
Je rigole pour faire bonne figure, mais les rides d’inquiétude qui dessinent mon visage depuis lundi ne peuvent que justifier sa compassion.
Je rentre chez moi la boule au ventre et la poitrine comprimée par une angoisse inconnue.
J’ai un mauvais pressentiment.
¹ Blyat : putain, en russe.
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