33. Paniquer
— C’est une habitude de traîner, chez toi ? souffle Marc en sortant de la bouche de métro.
— Dis le mec qui met plus d’une heure à choisir une chemise ! Détends-toi. On est pile à l’heure.
J’ai rarement vu mon frère aussi nerveux. Si rencontrer sa petite amie ne représente pas un enjeu important pour ma part, de son côté, l’événement semble de taille.
Nous passons devant le Grand Rex et arrivons enfin aux abords de la brasserie indiquée par Marc lorsque je l’entends marmonner :
— Merde, ils sont déjà là !
Je lève la tête dans la direction où pointe son regard et me fige aussitôt au milieu du trottoir.
— Qu’est-ce qui te prend ? rumine mon frère. On n’a pas le temps de faire du lèche-vitrine.
— Tu… Tu sors avec…
Je suis incapable de terminer ma phrase. Lui ne semble pas gêné le moins du monde.
— Ouais, mon pote ! Désolé, j’aurais dû préciser de qui il s’agissait, mais j’étais curieux de voir ta réaction.
— Attends, tu déconnes !
— Fais pas ta mijorée. Ça fait longtemps mais c’est pas ma première fois, tu sais bien. Allez, viens.
Pas la première fois ?
Il m’entraîne vers la terrasse. Je sens mes articulations se disloquer sous mes pas, mes muscles fondre, ma peau se dissoudre.
Alana.
Cette femme, si chère à mon cœur, dont je tombe un peu plus amoureux chaque jour, me trompe avec mon propre frère. Et Marc semble plus que fier de sa trahison. Me convoque-t-il uniquement dans le but de me prouver qu’il avait raison et qu’elle se joue de mes sentiments ? L’univers entier se déchaîne contre moi.
L’impression d’un condamné à mort.
Je monte les quelques marches de la terrasse comme on avance vers l’échafaud, la seule différence étant que j’ai déjà perdu la tête. J’ai succombé aux affres de la folie à l’instant où j’ai vu cette incroyable jeune femme. Je me suis imaginé monts et merveilles à ses côtés, persuadé qu’elle était la rencontre d’une vie, celle que j’attendais depuis toujours. Une fois encore, je prends conscience que je me suis fourvoyé dans des chimères inspirées des romances naïves qui ont bercé mon existence. Naïves, autant que je le suis d’espérer que la réalité puisse dépasser la fiction.
L’impression de tomber dans un puits sans fond.
Je ne suis plus qu’à deux mètres d’elle, mais elle n’a pas remarqué ma présence. J’ai peut-être le temps de fuir. Ses yeux se plantent dans les miens et en une seconde, tout bascule. La réalité s’obscurcit. Il n’y a plus qu’elle dans la lumière. Ses traits se déforment sous l’incompréhension. Son air hagard m’emplit d’une force nouvelle, celle de la justice. Je respire profondément, serre les poings aussi fort que ma mâchoire et me plante devant elle. Elle a voulu jouer sur deux tableaux, maintenant la vérité doit éclater au grand jour.
— Salut, Alana, craché-je, acerbe.
— Marco ! Mon amour, tu m’as trop manqué !
Je reconnais l’ami que j’ai croisé dans l’appartement d’Alana, sautant dans les bras de mon frère pour l’embrasser goulument. Je reste là, interdit. Je ne comprends plus. Qu’est-il en train de se passer ?
— Antoine, voici Sandro, présente mon frère, très solennel.
— Mais on s’est déjà rencontrés ! s’exclame ledit Sandro. Le monde est petit, dis-moi.
— Vous sortez… ensemble ? bafouillé-je. Enfin, c’est avec lui que…
Mon regard bascule du couple à Alana, mon esprit nageant en pleine confusion.
— Il sait pas que t’es gay ? s’inquiète Sandro.
— Ça fait longtemps qu’il ne m’a pas vu avec un homme. Il a du mal à s’en remettre, je crois, lui explique Marc. Désolé, frangin, mais j’ai jamais parlé d’une femme.
— T’as jamais parlé d’un homme non plus.
— Je plaide coupable. Quand j’ai compris le quiproquo en te parlant du rendez-vous, j’ai pas pu m’empêcher de te laisser dans le flou. T’aurais dû voir ta tête, c’était trop drôle !
— T’es trop cruel, dénonce Sandro. T’aurais pu le préparer, quand même. Ça peut surprendre. J’espère que ça change rien pour toi, termine-t-il à mon intention.
— Oui. Non, bien sûr que ça change rien. Enchanté de faire ta connaissance, Sandro. J’ai juste cru un instant que…
— Que c’était avec moi qu’il sortait.
La voix d’Alana tombe comme un couperet. Un silence morbide glace soudain le climat printanier et recouvre la terrasse d’un givre palpable. Nous éclatons de rire en chœur face à cet imbroglio aussi rocambolesque qu’un vaudeville, avant d’enfin prendre place autour de la table. Si Sandro et mon frère se pelotent sans vergogne sur la banquette, Alana et moi restons sagement assis côte à côte.
— Et donc, tu es la célèbre Alana, je présume, s’incline Marc d’un signe de tête. C’est drôle comme le monde est petit. Antoine ne jure que par toi !
— Vraiment ? s’intéresse-t-elle.
— L’écoute pas. Il exagère toujours.
— N’empêche que t’es tout pâle. J’ai cru que t’allais faire une syncope, me charrie-t-il.
— Avoue que ça peut prêter à confusion. Je m’attendais à voir une femme. Et je vois ma petite amie assise à la table.
— Je suis légèrement vexée que tu aies pu penser que je te trompe avec ton frère, accuse Alana.
Je me sens honteux d’avoir pu imaginer qu’elle ne soit pas honnête avec moi.
— Je suis désolé. Je n’aurais jamais dû douter de toi.
Elle me pardonne aussitôt et les sujets de conversation défilent aussi vite que les minutes. Sandro a l’air super et Marc semble vraiment accro. Son look farfelu, son attitude extravertie, son sens de l’humour espiègle… Autant de qualités qui correspondent en tout point à ce que recherche mon frère chez quelqu’un, tous genres — ou non-genres — confondus. Il ne s’intéresse qu’à l’âme des gens, à ce qu’ils dégagent. Malgré l’insouciance dont il fait preuve, je l’ai toujours admiré pour son ouverture d’esprit et sa liberté de penser. D’autant que sa clairvoyance envers les autres est assez impressionnante. Il cerne souvent très vite la personne en face de lui.
Ce n’est donc pas le comportement de Sandro qui me taraude. Pourtant, quelque chose m’intrigue depuis mon arrivée sans que je parvienne à mettre le doigt dessus.
J’investigue, l’air de rien :
— Donc, comment avez-vous repris contact après tant d’années ?
— Je te l’ai dit. On s’est retrouvé au manoir, à cette fameuse soirée, confie mon frère.
Il m’aura fallu près d’une heure pour démêler le sac de nœuds dans mon esprit, mais la pièce manquante du puzzle trouve enfin sa place et tout s’éclaire.
— Il me semblait bien que je t’avais vu quelque part. Tu étais avec Roxane, c’est bien ça ?
Un échange de regards gênés entre Sandro et Alana me fait tiquer, mais celui-ci reporte aussitôt son attention sur moi :
— Oui, c’est une très bonne amie depuis plusieurs années. Tu veux que je lui passe le bonjour ?
Alana manque de s’étouffer avec son café. Pense-t-elle que je puisse éprouver un quelconque sentiment à l’égard de cette femme ?
— Non c’est inutile, merci. J’espère simplement qu’elle va bien depuis ses mésaventures avec cette espèce d’homme des cavernes.
— Je suis certain qu’elle s'en sort, assure-t-il. Mais tu devrais lui demander en face.
Provocation qui n’est pas du goût d’Alana. Son pied se tend brusquement sous la table heurtant la jambe de son ami face à elle.
— Aïe ! se plaint-il. Eh, ça fait mal !
— Oups ! Pardon. J’ai pas fait exprès.
Les boissons se vident, les discussions se tarissent. Au crépuscule, les couples se séparent, et je retrouve Alana dans l’intimité de sa chambre pour exprimer nos rêves d’amour jusqu’au bout de la nuit.
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