27. Protéger

Alana pleure sur mon épaule depuis plusieurs minutes. Sa détresse me bouleverse. Hélas, même si elle n’a mis que peu de mots dessus, je me doute de ce qui lui est réellement arrivé. Si je découvre qui lui a fait du mal… Mon poing se serre. Cet aveu silencieux a au moins eu le mérite de me dégriser plus que l’immonde boisson amère qu’elle m’a servie et je profite pleinement de l’instant présent, maintenant que je suis allégé de ma propre confession.

Les soubresauts de son corps menu s’estompent peu à peu entre mes bras. Son visage se détache de mon cou après plusieurs minutes. Je l’encadre de mes mains, mourant d’envie d’aspirer la souffrance qui torture ses traits. Je m’approche au ralenti, lui donnant aisément l’occasion de me repousser, mais elle n’en fait rien et se laisse emporter à la dérive de mon baiser. Si léger, si doux qu’il pourrait s’envoler tant j’ai peur de la briser. Ses paupières s’ouvrent laborieusement alors que je me décroche de sa bouche, sans pour autant m’en éloigner. Je crains soudain que mon acte ne soit précipité compte-tenu de sa vulnérabilité actuelle — et de mon ivresse latente, mais elle me retourne mon geste et je fonds à nouveau sous ses lèvres aussi douces que de l’hydromel fabriqué au sommet du mont Olympe.

— Voilà un premier baiser dans les règles de l’art, murmure-t-elle.

J’aimerais qu’elle se glisse sous ma peau pour ne plus jamais se détacher de moi, qu’elle fusionne avec mes cellules.

Son chat se glisse entre nos jambes en miaulant et mon attention est soudain happée par l’immense bibliothèque qui occupe entièrement le mur du fond. D’un sourire timide, Alana désigne son trésor et m’invite à en explorer le contenu :
— Je t’en prie.

Je suis impressionné par le nombre d’ouvrages de collection qui habillent les étagères, parfois même, des premières éditions tirées à très peu d’exemplaires. Mon excitation doit se ressentir dans toute la pièce puisque je l’entend se justifier :
— J’ai hérité des livres de mon père à sa mort. Je n’ai pas pu tout entreposer ici, mais j’ai tenu à garder ceux qui m’étaient le plus précieux.
— Mes condoléances pour ton père.
— C’était il y a plus de dix ans, et nos relations n’ont jamais été très… cordiales.
— Tu m’en vois désolé.

Je le suis, sincèrement, mais elle se contente de baisser les cils.

— Et quelle est ton œuvre préférée ? changé-je de sujet.

Elle approche en silence, frôlant mon dos lorsqu’elle tend le bras vers une étagère — frissons jusqu’aux orteils — puis dépose au creux de mes mains un livre aux pages cornées. La couverture en carton souple est déchirée en son coin droit et le temps a presque gommé le titre, inscrit à l’encre noire.
Le vieux qui lisait des romans d'amour, de Luis Sepúlveda.

— Mon père me racontait cette histoire chaque soir avant de dormir, explique-t-elle. C’était le seul moment d’affection qu’il m’octroyait, à l’époque. Ma passion pour la lecture date de là et elle a continué de grandir bien après avoir coupé les ponts avec lui.
— Tu as envie de me dire ce qu’il s’est passé entre vous ?
— C’était un militaire de carrière très respecté par ses pairs et obsédé par la discipline. Il avait les moyens de se faire obéir, en particulier de moi.
— Je vois… C’est ce genre de chose qui t’es arrivé ce soir ?

Elle garde le silence.

— Je suis désolé, je ne veux pas être indiscret, encore moins te blesser. Je souhaite juste savoir ce qui se cache derrière ce masque.
— Lorsque mon père me battait, je trouvais refuge dans les bras d’un soldat de la garnison. Il était beau, fort, rassurant. Il m’a promis de me délivrer de son emprise. Le jour où il a dépassé les bornes, je suis partie de la maison. On s’est enfuis tous les deux. Au début, il était très prévenant, trop prévenant. Puis il est devenu possessif, agressif, violent. Et de mon sauveur, il a pris le relais de mon bourreau. Ce n’était pas lui, ce soir. Mais ce n’est que l’enchaînement des hommes qui ont traversé ma vie. À croire que c’est ce que je mérite.

J’ignore comment cette femme arrive à tenir encore debout après tout ce qu’elle a vécu. Elle a un passé tellement chargé de douleur ! Elle m’impressionne d’autant plus.

— J’aimerais tant te prouver que ce n’est pas le cas.

Son regard me fuit, mais sa paume se glisse contre la mienne et elle me demande à voix basse :
— Tu peux dormir avec moi cette nuit ? Je n’ai pas la force de rester seule.
— Tout ce que tu veux.

Elle m’entraîne dans sa chambre, se faufile toute habillée entre les draps et m’invite à la rejoindre. J’approche à pas de loup, par crainte de l’effrayer, puis m’étends auprès d’elle. Fixant le plafond plongé dans l’obscurité, je n’ose esquisser le moindre geste. C’est elle qui fait le premier pas et se love contre moi. J’enroule un bras autour de son épaule. Elle soupire et ses muscles se relâchent peu à peu. Sa respiration s’allonge, devient plus profonde, composant une douce berceuse. Le nez enfoui dans ses cheveux soyeux, je me gorge de leur arôme vanillé et me laisse emporter dans des rêves merveilleux dont seule la lumière du jour parviendra à me tirer, à peine quelques heures plus tard.

La chaleur du soleil sur mon visage m’indique que la matinée est déjà bien avancée. J’ouvre les yeux pour me retrouver dans un immense lit vide, dans une chambre qui l’est tout autant. L’équivalent d’un orchestre symphonique qui martèle mon crâne, la bouche pâteuse, sans parler de mon haleine que je sens de là. J’ai vraiment abusé du whisky ! Je mets un temps avant de me remémorer la teneur des événements de la veille, et lorsque tout me revient, j’hésite entre ressentir la plus grande honte de ma vie ou sa plus grande joie.
Puis je rejoins Alana dans le salon, encore groggy, et je n’ai plus aucun doute. Elle est sublime dans sa robe jaune pâle. Si divine que je me sens soudain l’être le plus chanceux sur Terre d’assister à une telle apparition.
— Bonjour bel ange, lui adressé-je alors qu’elle s’affaire à ranger la cuisine.

Elle me sourit, radieuse, malgré sa blessure camouflée derrière du fond de teint et un rouge à lèvres bordeau.

— Tu as bien dormi ? entonne-t-elle.
— Comme un bébé !
— J’imagine. Tu as ronflé, se moque-t-elle gentiment en se blottissant contre moi.
— Désolé, j’espère que tu as pu te reposer un peu, soufflé-je sur le côté, en espérant camoufler mon haleine fétide. Tu vas mieux ?
— Oui, ça va aller. Merci d’être resté. Je me sens bien dans tes bras.
— Tu m’en vois ravi.
— Tu veux un thé ou autre chose ?
— Non merci, je vais me dépêcher de rentrer. Voltaire doit s’impatienter.

On frappe à la porte. Alana blêmit aussitôt et devient fébrile entre mes doigts.

— Tu attends de la visite ?

Elle demeure muette sous la stupeur. Je m’apprête à ouvrir à sa place lorsqu’une voix passe à travers la cloison :
— Alana, baby ! Tu dors encore ?

Soulagée, la jeune femme se précipite vers la poignée pour laisser entrer un métisse haut en couleurs.

Hello chérie, faut absolument que j’te rac…

Il n’a pas remarqué ma présence, mais sa phrase reste en suspens quand il aperçoit la tumeur sur le visage de son amie.

— Qu’est-ce qui t’es arrivée, ma vie ?

Je rejoins Alana pour la saluer avec tendresse d’un baiser sur le front :
— Je vais vous laisser. Merci pour cette soirée. On se revoit très vite ?

Ses lèvres s’étirent timidement et je m’adresse à son ami qui me fixe, bouche ouverte. Cet air ne m’est pas inconnu.

— Bonjour. On s’est pas déjà croisé ? suspecté-je.

Un échange de regards entre eux et un raclement de gorge nerveux se fait écho :
— Non, sûrement pas, répond-il finalement un rictus crispé sur le visage. Mais on me le dit tout le temps. Sandro, enchanté.
— Antoine, salué-je sans insister, mais peu convaincu. De même. À une prochaine fois, peut-être.

Je passe le palier et Sandro s’esclaffe juste avant que la porte ne claque :
— Là, il va falloir que tu m’expliques !

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