25. Donne-toi

— Organiser un gala de charité en un mois, juste avant la soirée de lancement des BlueEarings ? T’es pas la moitié d’une maso, toi ! s’esclaffe Sandro en me fixant dans le miroir.

Bien que je n’ai pas la tête à sortir, ce soir, mon ami a tenu à respecter son rituel de préparation dans ma salle de bains. Il adore taper dans mes produits de beauté et piocher dans ma garde-robe, pourtant loin d’égaler la sienne. Son minuscule appartement pourrait s’apparenter à un dressing tant il déborde de vêtements et accessoires !

Je n’avais pas encore eu l’occasion de lui annoncer ma nouvelle lubie de venir en aide à Antoine et il n’est pas au bout de ses surprises.

— Heureusement que j’ai un assistant formidable qui ne me laissera pas tomber, minaudé-je.
— J’en étais sûr. C’est toi qui fais de l’esbroufe pour épater ton libraire et c’est moi qui trinque.
— J’y peux rien si je préfère passer du temps sur ses projets plutôt que sur les miens. Delmas et tous les Dupontois de la capitale me ressortent par les yeux, et avec l’arrivée de Dimitri, c’est encore pire. J’ai besoin de changer d’univers. Juste un peu.
— Je comprends, bébé, mais tu croules sous le travail. Comment tu vas tout gérer ? Prune ou cassis ? rétorque-t-il en me tendant deux tubes de rouge à lèvres.
— Donne-moi ça.

J’attrape le deuxième bâtonnet et entreprends de lui peindre une bouche pulpeuse, comme il les aime.

— Je trouverai bien un moyen, assuré-je. Et je sais que je peux compter sur toi.
— Évidemment que tu peux compter sur moi, grommèle-t-il. Je ne lâche pas mes amis, MOI.
— Mon cœur, tu vas pas m’en vouloir éternellement ? C’était trop d’émotions fortes, hier. Je ne peux pas risquer de croiser à nouveau Dimitri au manoir, ce soir. Il m’attend au tournant, c’est certain. Et arrête de bouger si tu veux pas un cul à la place de la bouche !
— Ça sera raccord si je dis de la merde !
— T’es con ! m’esclaffé-je en essayant de m’appliquer pour ne pas déborder.
— Et si Antoine revient pour toi ?
— S’il revient après tout ce qu’il s’est passé hier, c’est moi qui paye nos vacances d’été à Ibiza.
— Pari tenu ! Prépare-toi à faire flamber ta carte, parce que je vais choisir la suite présidentielle du plus grand palace, ma chérie.
— Après tout ce que tu fais pour moi, ça serait un juste retour des choses.
— Sages paroles.

Il observe son look, remet quelques mèches en place sous une perruque dont les cheveux auburn retombent sur ses épaules et ajoute après quelques pauses sexy :
— Tu vas te cloîtrer ici comme une vieille fille avec son chat, alors. Aucun regret ?
— Aucun. Je préfère rester sur mon rencard de cet après-midi pour aujourd’hui.
— Ton rendez-vous foireux, tu veux dire.

Antoine était si nerveux !
Je me suis retenue de nombreuses fois d’éclater de rire devant sa maladresse, mais c’était tellement touchant ! Et flatteur. Je ne crois pas avoir déjà impressionné un homme à ce point. La sensation était grisante. C’était peut-être un date complètement raté, comme le proclame mon ami, cependant, je ne l’échangerais pour rien au monde.

— Comme tu veux. Je suis juste déçu de pas te présenter mon chouchou. J’ai hâte d’avoir ton avis à son sujet.
— Il y aura d’autres occasions.

Je m’affaire à organiser le gala pour Antoine dès que Sandro claque la porte. Une simple liste et quelques recherches, pour l’instant, mais j’aime voir l’événement se dessiner à mesure que j’avance. Établir un projet de rénovation capable d’impressionner les investisseurs, trouver un traiteur de bonne qualité à prix réduit, idem pour la déco, lancer les invitations… ce qui m’amène à la question primordiale : qui parmi mes contacts serait susceptible d’adhérer à la cause de la librairie ?
J’énumère les potentiels donateurs lorsque mon portable vibre sur le comptoir de la cuisine. Six messages reçus et sept appels manqués de Sandro. Il m’a quitté il y a plusieurs heures, mais, plongée dans le travail, je n’ai ni vu le temps passer ni entendu mon téléphone. Mon cœur accélère à mesure que les SMS défilent.

[0 H 19 : T’as bien fait de rester chez toi, le Russe est là]
[0 H 53 : Tu me dois une semaine à Ibiza, ma chérie 🥳
Finalement t’aurais peut-être dû venir 😈]
[1 H 11 : Euh… je crois qui y a embrouille 😱]
[1 H 13 : Purée ! Ils vont se taper dessus]
[1 H 32 : Réponds, bordel. Ils sont plus là.]

Je tente de le rappeler, mais tombe directement sur le répondeur. À tous les coups, il n’a plus de batterie. Sandro n’a jamais de batterie !
J’arpente mon appartement, une Opale excitée jouant avec mes orteils, moi, beaucoup moins dans l’ambiance. Je ne sais que penser de cette histoire. Antoine était présent ? Mon ami me charrie, c’est évident. Pourquoi se serait-il battu avec Dim ? Que s’est-il réellement passé ? Que faire ? Je ne peux pas retourner au manoir sous peine de croiser Dimitri. Encore moins téléphoner à Antoine au risque de dévoiler ma double identité.
J’étouffe dans cet appartement comme dans ma vie devenue plus compliquée à gérer qu’un épisode de soap opera.
Vêtue d’un jogging pilou-pilou rose bonbon, sans maquillage et les cheveux en vrac, je m’apprête à faire ce qui ne m’arrive jamais : sortir débraillée. J’hésite à mettre au moins un peu de blush, mais le soleil n’est pas levé et la nuit tous les chats sont gris. Au moment où j’ouvre la porte, je tombe nez à nez avec Dimitri, prêt à toquer.

— Il est ici ? crache-t-il en entrant sans attendre mon accord.
— Dim ! Qu’est-ce que tu fais là ? De qui tu parles ? Il n’y a personne ici.
— De ton petit ami qui a décidé de mener une vendetta contre moi. C’est qui ce nouveau garde du corps en carton qui me lâche plus ?

Il dégage un puissant parfum de vodka et peine à cacher son ivresse, ce qui a le don de m’énerver. Je le déteste encore plus quand il a bu. Il devient incontrôlable.

— T’as fait quoi à Antoine ?
— T’inquiète pas, je l’ai pas abîmé ton jouet. Même s’il mériterait une correction. T’as de la chance, c’est pas mon genre de mecs.

Son rictus baigné d’arrogance me donne envie de le gifler.

— C’est pas drôle. Il n’a rien à voir dans nos histoires. Laisse-le en dehors de ça.
— Pour ta gouverne, je n’y suis pour rien. C’est lui qui est venu me chercher. Il s’est imaginé que je t’avais séquestrée ou un autre truc tordu.
— Quelle idée ! Les trucs tordus, c’est pas ton genre, ironisé-je. Maintenant, va-t-en. Je préfère que tu restes loin de moi et de tout ce qui se rapporte à ma vie.

Ma remarque ne le déstabilise pas, bien au contraire :
— Tu sais que plus tu me repousses, plus ça m’excite ?

Il fonce sur ma bouche et me vole un baiser au goût d’interdit. Je peine à réagir. Ses lèvres sur les miennes délivrent un poison qui pétrifie mon corps. Il contamine jusqu’à la moindre de mes cellules. Je tente de lutter contre cette toxine qui afflue dans mes veines, mais cette haine que nous nous vouons mutuellement attise les braises de l'enfer dans lequel je suis engluée. Je parviens malgré tout à m’extraire des flammes.

— Dim, t’es complètement saoul.
— Et alors ? Ça change rien à l’effet que tu me fais.

Il prend ma main pour la plaquer contre son entrejambe afin que je mesure ses dires. Je retire mon bras, mais il est plus vif que moi et m’emprisonne entre les siens.

— Arrête ça, Dim. Je ne veux plus de toi, c’est pourtant clair.
— Et moi, j’ai très envie de toi.

Il baisse la fermeture de ma veste, dévoilant mon soutien-gorge, tandis que je me débats :
— Ça suffit ! Lâche-moi.

Je ne connaissais pas la bête sous ce jour. Plus aucune once de désir ne se manifeste. Désormais, seul mon dégoût pour lui persiste. Je parviens à me libérer de son étreinte et lui assène une gifle monumentale. Mon geste aurait dû lui faire retrouver ses esprits, mais je perçois à l’ombre qui traverse son regard que c’est tout l’inverse. Je n’ai pas le temps de voir sa main se lever, uniquement la violence du coup qui s’abat sur moi et me précipite contre le plancher. Des lucioles saturent ma vision, un goût métallique coule dans ma gorge.
Le visage de mon père m’apparaît par flash.

Dimitri pourrait s’arrêter là. Dimitri devrait s’arrêter là. Mais il est allé trop loin pour reculer. Il s’allonge sur moi de tout son poids,  alors que je suis encore sonnée, et fond sur ma poitrine découverte tel un fauve avide de chair fraîche. L’étau se referme. Les poignets bloqués au-dessus de ma tête, mon corps écrasé par le sien, je suis à sa merci, prise au piège.
Des bribes de souvenirs lointains remontent à la surface.
Mes bourreaux.
La voix de mon père qui assure que c’est comme ça qu’une femme doit se comporter. Mon petit ami qui me susurre que c’est de cette façon qu’on montre son amour.
L’histoire se répète.

— Alana, tu me rends dingue, halète-t-il dans mon cou. Je peux pas me passer de ce corps.

Une fois de plus, je suis réduite à une enveloppe vide destinée à assouvir les fantasmes masculins. Une fois de plus, je me dévoue à la cause du plus fort. Une fois de plus, je me soumets, sauf que je ne contrôle pas la folie qui consume cet homme à présent. Son bassin se frotte au mien. Il écarte mes jambes d’un coup de genou pour se plaquer toujours plus fort contre moi. Ses grognements croulent sur ma peau, sa langue roule sur mon sein, mes larmes coulent sur le tapis. Il m’embrasse, me lèche, me mord, possédé par une frénésie incontrolable. Alors que ses doigts glissent sous mon pantalon et s’approchent dangereusement de ma vulve, un mot me vient.
Mon salut.
Si la première fois, la dernière syllabe est restée coincée dans ma gorge alors que je perdais connaissance, peut-être qu’aujourd'hui il l’entendra.

— Licorne, murmuré-je.

Il suspend immédiatement son geste.

— Qu’est-ce que t’as dit ?
— Licorne, articulé-je. Licorne. Li… corne.

Secouée par les sanglots, je ne m’arrête plus de prononcer mon safeword. Jamais je n’avais eu à l’utiliser. Jamais, à part à cette séance où j’ai attendu bien trop longtemps. Ce soir, il a l’effet d’une douche froide sur mon bourreau.
Ses iris retrouvent leur couleur habituelle et l’effarement se lit désormais sur son visage tandis qu’il prend conscience de son acte. Il se relève comme s’il était couché sur un lit de braises et je me recroqueville aussitôt sur moi-même.

— Alana ! Pardon. Je suis désolé.

Il me tend la main. Je sursaute.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Va-t-en !

Il n’insiste plus. Les épaules basses, il rend les armes, tourne les talons et disparaît.
Je reste prostrée sur le tapis. Opale me rejoint, inquiète, mais je ne parviens pas à la rassurer. Fatiguée de ce jeu, fatiguée de devoir tenir tête à chaque mâle qui entre dans ma vie, fatiguée de lutter pour que l’on m’écoute, j’ai simplement envie de m’endormir et de me réveiller dans un monde où rien de tout cela n’existe, où plus aucun homme n’existe.
Sauf un.
Le cerveau rempli de pensées noires alors que je ferme les yeux en serrant Opale contre mon cœur, un seul nom résonne dans mon esprit. Une lumière au bout du tunnel.
Antoine.

Engluée dans le sommeil, un battement régulier me fait ciller. Le tambourinement recommence. Ma paupière se décolle difficilement et je constate que je suis toujours sur le tapis du salon. On frappe encore. Cette fois, je me réveille pour de bon. Mon sang se glace.
Dimitri revient terminer ce qu’il a commencé.
Les coups se font de plus en plus insistants, me forçant à aller voir. Je traverse la cuisine avec les précautions d’un agent secret pour glisser un regard discret dans le judas. Je reste interdite devant cette apparition.

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