24. Douter
Qu’est-ce qui m’a pris ? Mais qui fait ça ?
Les trois quarts de la population, dirait mon frère. Peut-être, mais pas moi. Je suis probablement vieux jeu, cependant je n’ai jamais cédé à cette pratique.
Inviter une femme par message. C’est d’un ridicule terriblement banal. Alana vaut tellement mieux qu’un simple SMS.
J’ai demandé à Voltaire de creuser un trou pour m’y enterrer, mais dans sa grande sollicitude, il s’est contenté de lever une oreille en penchant la tête avant de se lécher les testicules. Il la ramènerait moins si je réagissais pareil lorsqu’il quémande ses croquettes !
Après ma rencontre pour le moins hors norme avec Roxane hier soir, mes pensées, hantées par des visions d’instruments de torture sur une plage tropicale, n’ont cessé de retourner vers Alana.
C’est étrange. Bien qu’il ne se soit rien passé de concret avec Roxane, la culpabilité me ronge et la honte de faire face à Alana me dévore de l’intérieur. Malgré cela, le besoin de la voir est encore plus vorace. Autant dire que je n’ai ni les idées suffisamment claires ni le recul nécessaire pour assumer une confrontation avec elle, et pourtant, je lui envoie un SMS.
Un SMS ! Quelle abomination !
Ce n’est pas tant le modus operandi qui me dérange. Le problème, c’est son contenu d’une niaiserie sans bornes :
« Chère Alana,
En ce jour naissant aussi ensoleillé que tes beaux yeux, me ferais-tu l’honneur de m’accompagner pour un café en bord de Seine ? Ce sera l’occasion de discuter de ce projet de rénovation pour la librairie.
Bises.
Antoine. »
« Bises » … Pourquoi pas « cordialement » ?
Et la signature, bien sûr. Ne jamais oublier de signer un texto.
Mon pauvre Antoine !
Je glisse mes doigts dans ma tignasse et j’ai envie de m’arracher les cheveux.
Quel con !
Je n’aime pas la vulgarité, mais là vraiment, quel con !
De toute façon, il est trop tard pour faire machine arrière puisqu’elle a répondu favorablement.
Je vais voir Alana cet après-midi, m’asseoir à une terrasse à ses côtés… et puis quoi ? Que va-t-il se passer ? Je vais lui raconter mes aventures de la veille ? Impossible de prendre un tel risque, et pourtant, je serai incapable de lui cacher.
Et merde ! Quel con !
Heureusement, j’ai sauvé les meubles en prétextant vouloir parler de la boutique. Un éclair de génie qui transforme une proposition de rencard en rendez-vous professionnel. Une mise à distance appréciable quand on voit l’état dans lequel je suis.
J’ai autant de mal à analyser la situation que lorsque j’étais prêt à embrasser Roxane. Et qui sait ce qu’il se serait passé si Thor n’était pas intervenu ?
Ce qui m’effraie le plus, c’est que Roxane avait raison. Ce sentiment de lâcher-prise est incomparable. Si c'était compliqué de me détendre au départ, je me suis laissé envahir par cette vague d’émotions intenses et contradictoires qui se déversait en moi alors que je pressais sa carotide. Ce pouvoir entre mes mains, mon corps qui bouillonne, mon esprit qui chavire, l’expression de son désir se répercutant sur le mien, sa bouche, sa peau, son parfum… Son parfum, semblable à celui d’Alana.
J’avais à la fois l’impression de ne plus être en phase avec la réalité et de profiter à fond de l’instant présent. Malgré l’angoisse qui me tordait l’estomac, je dois reconnaître que cet égarement a éveillé une partie de moi en sommeil depuis des années. Je ne m’étais pas senti aussi vivant depuis longtemps.
Et si c’était ça, la liberté ?
Maintenant je vais devoir faire face à la vérité et affronter le regard envoûtant d’Alana.
Je m’ébroue en espérant oublier ce qu’il vient de se passer, mais force est de constater que la vie n’est pas une ardoise magique. Il ne suffit pas de la secouer pour tout effacer et recommencer à zéro.
J’attrape ma guitare d’un geste brusque et la glisse dans mon dos. Voltaire lève aussitôt la tête avant d’accourir vers moi, tout frétillant.
— On y va, Volt. J’ai besoin d’air.
Assis sur un banc du square Henri Galli, face aux vestiges de la Bastille, je gratouille du Bob Marley sans prêter attention au décor. Le trouble s’immisce dans chacune de mes veines, accélérant mon cœur à chaque battement. Les iris violets captivants se mêlent à ces yeux vairons qui me fascinent et je ne sais plus auxquels me raccrocher. J’ai l’impression de tomber du haut d’une falaise sans parvenir à trouver une prise où me retenir. L’impression que mon être se divise en deux. L’impression que deux personnes investissent mon corps, que deux femmes gouvernent mon âme. Je me vois tiraillé entre elles, incapable de faire un choix. Je perds le contrôle de ma vie.
Encore une fois, j’exagère. Je m’emballe pour des histoires qui n’ont pas encore lieu d’être.
Voltaire se couche près de moi et colle son museau sur ma cuisse pour me rassurer. Je pose ma guitare de l’autre côté et caresse délicatement son oreille caramel.
— Il ne faut pas que je retourne au manoir ce soir. Hein, mon chien ?
Il relève la tête et sort sa langue, me léchant la main au passage.
— T’as raison, Roxane ne m’attirera que des ennuis. Je dois l’oublier et me focaliser sur Alana. Allez, viens. On a rencard dans une heure.
J’ai essayé tout mon dressing avant de trouver une tenue appropriée, et je ne suis toujours pas convaincu du résultat. Alana est tellement chic qu’à dix minutes de mon rendez-vous, je ne suis pas certain qu’un jean délavé et un t-shirt des Rolling Stones soient finalement un bon choix.
Trop tard pour changer d’avis, j’arrive au Saint-Régis et elle est déjà installée. Moi qui espérais être le premier.
Cette brasserie en plein cœur de l’île Saint-Louis réserve une ambiance très lounge. Ce mariage de noir et de bois naturel lui confère un cadre à la fois moderne et bucolique. Tout y est propice à un moment romantique. C’est sans compter sur l’élégance d’Alana qui parfait le décor avec sa robe fleurie couleur lavande.
Assise en terrasse, ses cheveux détachés ondulant dans la brise, la belle est plongée dans un livre qui semble avoir toute son attention. Elle ne m’a pas remarqué, pourtant je discerne déjà les petites ridules qui habillent le coin de ses paupières lorsqu’elle est concentrée.
Elle tourne la tête, je croise ses iris discordants et tout sonne juste.
Sauf le faux pas.
Mes jambes vacillent. Je rate la marche. J’essaie de retrouver l’équilibre. Trop tard. La chaise libre à côté d’elle se renverse puis résonne sur le plancher verni. Voltaire aboie sous la surprise. La table bascule. Quelques gouttes de café s’échappent de la tasse d’Alana. Elle lève un bras pour se protéger du désastre à venir. J’avance un pied, toujours dans une stabilité précaire qui s’amenuise. La gravité m’attire inexorablement vers le sol tandis que je bats des ailes, cherchant en vain une prise salvatrice. Peine perdue. Deux secondes après avoir croisé son regard captivant, me voilà assis sur les genoux de mon rencard, sa boisson chaude s’écoulant sur les miens, brûlant ma cuisse au passage, ma main en appui sur son…
Le choc.
— Pardon. Je suis sincèrement confus.
Je me relève à la hâte, la chaleur de son sein tatouée dans ma paume se répercutant sur mes joues, et tente de réparer les dégâts autour de moi. Alana veut ramasser la chaise, mais je suis plus vif qu’elle.
— Laisse, je m’en occupe. Encore désolé, je ne sais pas ce qui s’est passé, je n’ai pas vu la marche et…
Je suis dépité, désarçonné, désorienté. Le serveur arrive avec un chiffon pour essuyer ma honte. Les clients des tables voisines ont interrompu leurs conversations et me fixent, l’œil moqueur. La capitale s’est arrêtée pour m’observer me ridiculiser.
Alana reprend sa place, sereine.
Je reste debout, penaud.
— Installe-toi, intime-t-elle d’une voix douce. Tu me rends nerveuse. Je le suis déjà assez comme ça.
J’obéis avec un sourire forcé, tandis que l’accident est grossièrement réparé.
— Nerveuse ? Comparé à moi, tu parais absolument détendue.
Son rire illumine la terrasse, la rue, ma journée, ma vie.
J’oublie tout.
Tous les inconvénients qui viennent de se produire, toutes les mésaventures de la veille, cet endroit étrange, Dimitri, Roxane, cette brasserie, maintenant bondée. Il n’y a plus qu’Alana et moi. Seuls au monde. Et Volt qui lèche le café sur mon jean.
— J’ai l’habitude de devoir contrôler mes émotions, mais je reconnais que ton entrée est remarquable.
Mes yeux se posent sur son livre, miraculeusement épargné par le carnage.
— Fracassante, plutôt ! Qu’est-ce que tu lis ?
Elle suit mon regard et ses pommettes se teintent de rose tandis qu’elle fourre l’ouvrage dans son sac.
— Oh, c’est une dark romance qu’un ami m’a prêtée.
— Ça raconte quoi ?
Elle rougit de plus belle et paraît presque plonger dans sa tasse alors qu’elle en avale les dernières gouttes. Je fronce les sourcils devant ce mystère :
— C’est gênant à ce point ? Tes proches ont l’air d’avoir des goûts originaux en ce qui concerne la lecture.
— Ils sont originaux tout court, c’est indéniable !
— Vraiment ! Tu sembles pourtant avoir un quotidien bien rangé, à part ton travail prenant.
— Ne dit-on pas qu’il faut se méfier des apparences ?
— C’est exact. Donc, tu mènes une double vie ? la taquiné-je. Tu es agent secret sous couverture ?
La mine déconfite, cette fois, c’est un malaise pesant qui s’installe. Elle se tourne vers mon chien et le salue d’une caresse avant de reporter son attention sur moi sans oser affronter mon regard :
— Et ton nouveau roman, ça avance ?
— Les pistes que tu m’as fournies m’ont donné pas mal de matière. Je serai ravi d’avoir ton avis sur ce que j’ai déjà écrit.
— Avec grand plaisir. J’ai hâte de replonger dans ton univers.
J’ai hâte de replonger dans ton univers.
Une phrase qui paraît aussi insignifiante que le battement d’ailes d’un papillon, mais qui déclenche un tel tsunami d’émotions en moi que je serai incapable de décrire ce que je ressens.
Ça monte, ça tourne. Ça brûle, ça pique. Ça craque, ça explose. Il faudrait inventer un mot pour cette sensation inédite... tourbouillonner ou épiclater.
— Merci.
Mon vocabulaire s’est envolé.
— Tu souhaitais qu’on se voie pour discuter de ton gala de charité ?
— Le gala... répété-je, sans comprendre.
— Pour financer les rénovations de ta boutique, tu te rappelles ?
— Ah oui ! J’y ai bien réfléchi et si tu penses que ça peut sauver la librairie, je veux bien te suivre, mais j’ai pas mal de questions sur le sujet. Je n’ai jamais participé à ce genre d’événements et je t’avoue que je ne sais pas du tout comment gérer les préparatifs.
— T’inquiète pas pour ça. C’est mon domaine. Je me charge de tout organiser. Tu n’auras qu’à faire ce que je te dis et tout ira bien.
— Tu aimes tout contrôler, à ce que je vois.
— Ça dépend pour quoi…
Je hausse un sourcil, elle pique un fard.
Un signal pour que je prenne les devants ? Je n’ai jamais su décrypter les signaux. Je tente le coup et pose ma main près de la sienne. Nos doigts s’effleurent timidement puis s’entrelacent. On se noie dans le regard de l’autre. Paris cesse d’exister alors que nos visages se rapprochent. Paris disparaît lorsque nos lèvres s’entrouvrent.
Elle les humidifie légèrement. J’avance la tête, la penche à droite pour trouver sa bouche avec maladresse. Elle vire du même côté. Le choc de nos fronts nous sépare en grimaçant. Je frotte la marque de l’impact. Elle rit jaune.
Paris revient en force. Je sombre.
Fluctuat (nec) mergitur.
Je suis maudit !
Cela ne peut être que l’univers qui tente de m’avertir que cette relation est vouée à l’échec. Ou il me punit pour mes excès de la veille ? Toujours est-il que mon rêve éveillé se transforme en un cauchemar dont je ne parviens pas à m’extirper.
Moi qui imaginais ce moment parfait, je ne suis pas près d’en écrire un bouquin.
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