22. Défile-toi

Les doigts d’Antoine enserrent toujours mon cou. Il est à quelques millimètres de sceller le baiser que j’ai l'impression d’attendre depuis des lustres, mais tout comme moi, il ne parvient pas à franchir cette distance.

La porte s’ouvre violemment pour laisser entrer un Dimitri furibond :
— C’est donc là que tu te caches ! Viens par-là. J’en ai pas fini avec toi.

Il saisit mon bras et m’entraîne dans un donjon à proximité. L’esprit embué par ce presque baiser, son geste me prend au dépourvu et je le suis sans me débattre.
Un lit à baldaquin trône au centre d’un tapis rouge encadré par des tentures de la même couleur. À ma droite, un homme suspendu par des chaînes attire mon attention. Vêtu uniquement du harnais qui le soutient, il lévite dans un mouvement de balancier hypnotique à presque deux mètres du sol, tandis que son partenaire le cravache, perché sur le matelas. Je suis happée plusieurs secondes par ce spectacle qui se déroule si près de nous avant de m’apercevoir que Dimitri enserre toujours mon bras. Je me défais de son emprise comme si ses doigts brûlaient soudain ma peau et la colère bout en moi :
— Tu lâches jamais l’affaire ?
— Tu sais bien que non.
— Laisse-moi tranquille, Dim. Peu importe les menaces, je ne retomberai pas dans tes filets.
— Tu sais bien que si.
— Je te le répète. Toi et moi, c’est fini. Je ne joue plus.
— Vous n’avez pas encore compris ?

Dimitri fait volte-face, surpris par la voix derrière lui. Je me fige. Antoine se tient devant la brute, prêt à l’affrontement.
David contre Goliath.

— Lorsqu’une femme dit que ça suffit, on s’arrête, continue le libraire.
— Sinon quoi ? grogne le russe en se redressant de toute sa superbe.

J’observe la scène légèrement en retrait en espérant qu’Antoine ne tente pas plus le diable et s’en retourne en vitesse loin d’ici, mais je crains le pire lorsque je remarque son poing se serrer. Je connais les capacités physiques de Dimitri. Il va se faire massacrer. Je n’ose assister à ce qui va s’ensuivre, cependant, je ne peux m’empêcher de détailler chaque action.

— Sinon, je vais devoir vous stopper moi-même, enchérit le libraire.
— J’ai hâte de voir ça !

Antoine amorce son coude en arrière et balance sa droite de toutes ses forces dans l’estomac de Dimitri. Alors que ce dernier contracte à peine ses abdos, le premier accuse le coup :
— Ouch ! Putain, ça fait mal ! s’écrit-il, en secouant sa main dans les airs.
— Si j’avais gagné un dollar à chaque fois que j’ai entendu cette phrase ! s’esclaffe l’autre.

Hilare, il arme son gauche, mais j’interviens dans un sursaut instinctif et lui agrippe le bras en criant :
— Laisse-le tranquille, Dim. Il n’y est pour rien.

Le russe m’envoie valser d’une pichenette et je suis rattrapée in extremis par Antoine qui me redresse avant que je m’écrase au sol. Dimitri nous toise avec dédain :
— Tu préfères ton nouveau joujou, c’est ça ?

Alors que je m’apprête à répondre, Antoine me retient et fait un pas vers son adversaire :
— Vous connaissez la différence entre vous et moi ?
— Difficile de se limiter à une, se moque Dimitri.
— Vous avez peut-être la force, mais moi j’ai le cerveau.

Il achève à peine sa phrase qu’il abaisse le levier près de lui. Les chaînes se déroulent du plafond et l’homme en harnais, toujours suspendu au-dessus de nous, s’écroule sur le Russe.
Sans attendre, Antoine tire ma main et m’entraîne vers le hall :
— Suis-moi, vite ! s’écrit-il.

Je dévale les escaliers du haut de mes dix centimètres de talons en riant comme une enfant. On s’enfuit du manoir avec la mort aux trousses pour finir notre course à bout de souffle dans une ruelle.

— Il est complètement cinglé, ce type, halète-t-il.
— Je me demande lequel de vous deux est le plus fou, le taquiné-je.
— Ce mec est dangereux. Je suis sérieux, Roxane.
— Je sais. Et je te suis reconnaissante d’être intervenu. Encore une fois.

Sa fossette se niche sur sa joue gauche. Je m’imprègne de chaque détail de son portrait et mon rythme cardiaque augmente encore.
Un coup de vent m’arrache un frisson. Antoine le remarque et se défait aussitôt de sa veste.

— Tiens, dit-il, en la déposant sur mes épaules.

Je l’enfile et son parfum aux douces notes épicées m’envahit. Je me sens choyée par cet homme. Mieux, considérée. Un sentiment que je n’avais pas ressenti depuis longtemps naît au creux de mon estomac.

— Merci, prononcé-je enfin.

Cet acte, pourtant si anodin, efface toute mon assurance et je ressemble subitement à une petite fille démunie. Antoine n’arrange rien en me couvant de ses œillades pleines de bienveillance.

— Je peux ? demande-t-il en tirant légèrement sur le bord de mon masque.

Je prends soudain conscience que j’endosse toujours le rôle de mon alter ego. Un malaise s’empare de moi. Je recule en vérifiant que le tissu est en place :
— Je suis désolée. Ce n’est pas possible, bredouillé-je.

La déception se lit dans son regard et je m’en veux, mais contre toute attente, il ose un geste vers moi pour dégager mes cheveux synthétiques de sous le col et frôle ma nuque. Je frissonne à nouveau, mais pas de froid, cette fois.

— D’accord. Alors, tu resteras la mystérieuse Roxane, conclut-il.

Un moteur retentit suivi d’un coup de klaxon et un Sandro en mode drag-queen s’extirpe de la berline, paniqué :
— Bordel, chérie t’étais où ? Je te cherche depuis une heure. Tu réponds pas à ton tél…

Il s’arrête net en apercevant l’homme à mes côtés et le reluque de haut en bas :
— Ah d’accord ! On préfère les sorties sauvages !
— C’est pas ce que tu crois, lancé-je, en me débarrassant de la veste.

Le regard d’Antoine pèse sur moi, mais je n’ose plus lui faire face. La magie a disparu avec l’arrivée de ma bonne fée et j’ai peur que le carrosse redevienne citrouille d’un instant à l’autre. J’esquisse un geste en direction de mon ami. Le libraire me retient :
— Tu vas partir comme ça ?

Je ne peux réfréner un sourire lorsque ses beaux yeux me percutent.

— On se croisera peut-être dans une autre vie !

À peine ai-je terminé ma phrase que je m’engouffre par la portière tenue par Sandro. La voiture s’éloigne et j’observe la silhouette d’Antoine jusqu’à ce qu’elle s’efface dans l’obscurité.

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