19. Découvrir

— Bordel, Antoine ! Grouille-toi. On va louper le plus intéressant.
— Je serais plus motivé si tu me disais ce que je suis censé rater, pesté-je en fermant la porte de mon studio.

J’ai eu beau lui poser mille questions, mon frère n’a pas daigné me donner le moindre indice sur notre destination. Pourtant Marc est bien plus connu pour son éloquence que pour sa capacité à garder les secrets. S’il parvient à maintenir le mystère aussi férocement, cela n’augure rien de bon pour moi.

— Tu peux me faire confiance au moins une fois dans ta vie ? s’énerve-t-il, alors qu’on s’assoit sur des strapontins grinçants. Je te promets que cette soirée est tout ce qu’il y a de plus légal. C’est une fête chic et détendue. On va boire une coupe de champagne et discuter tranquillement. Tu auras toutes les réponses une fois sur place. Et crois-moi, je suis certain que tu auras assez de matière pour épicer les mièvreries que tu as l’habitude de pondre.

Il m’envoie un sourire railleur, je riposte par une grimace. Mon frère n’a jamais compris ma passion pour la lecture — activité dénuée de tout intérêt à ses yeux — et encore moins pour l’écriture, mais j’ai fini par ne plus tenir compte de ses sarcasmes. Au fond, il n’a pas complètement tort. J’ai du mal à m’extirper de ce monde en guimauve que je me suis créé et sortir de ma zone de confort serait un bon moyen de m’ouvrir à autre chose.
Où vais-je atterrir ? Là est la question.
Je fixe le tunnel sombre du métro et replonge dans ces yeux vairons qui ont perturbé mon existence ces derniers jours. Je crois que si je fais tout ça, c’est uniquement dans le but d’impressionner Alana. Cette femme excelle dans tout ce qu’elle fait. Elle respire la réussite et la confiance en elle. Tout ce que je n’ai pas.

— On descend là.

Mon frère se lève et je lutte plus à sortir de mes pensées que de la rame bondée. Je le suis à travers les ruelles sinueuses de l’île de la Cité dans un silence monacal. J’ignore pourquoi, j’ai le trac.
Un parc verdoyant s’offre à nous et je distingue à peine l’immense demeure qui se dessine dans l’obscurité. Lorsque les derniers arbres s’écartent, je me retrouve face à un manoir haussmannien de plusieurs étages et je ne peux m’empêcher d’interroger Marc du regard.

— Je t’avais dit que c’était classe, me rassure-t-il, en passant un bras autour de mon épaule. Allez, petit frère, tu vas découvrir le monde de l’autre côté du miroir.
— Tant que tu ne me proposes pas un gâteau qui fait rétrécir !

Il éclate de rire tandis qu’il m’entraîne dans un hall d’entrée magistral.

— Viens, Alice. Suis le lapin blanc au fond du terrier.

Nous sommes directement accueillis par ce qui me semble être le propriétaire des lieux, dans un costume d’apparat clinquant. Sa veste de brocard reflète les pigments de lumière du lustre en cristal, lui donnant une allure majestueuse avec sa canne sculptée. Il nous conduit dans une salle de réception digne des plus grands hôtels puis me remet un dépliant que je regarde à peine tant je suis époustouflé par le faste qui règne ici.
Une trentaine de personnes échangent gaiement dans des tenues des plus suggestives. Parfois masqués, des looks atypiques, des couleurs sombres, une musique langoureuse ; j’ai l’impression d’être convié à une réception au Capitole ¹. Des tentures de velours aux lustres en cristal, mes yeux ne savent plus où se poser dans cette effervescence de luxe où même les petits fours ressemblent à des œuvres d’art. C’est donc ça, le pays des merveilles !
Le champagne semble être le breuvage de prédilection et je ne me fais pas prier pour vider la première coupe que l’on me tend.

— Avions de chasse à trois heures !

Mon frère vire de bord et avance en direction de deux blondes pulpeuses. Leur allure provocante me met de suite mal à l’aise.

— Bonsoir mesdames, ronronne Marc, avec sa voix de tombeur. Vous passez une bonne soirée ?
— On s’ennuie un peu, à vrai dire, répond la première en top blanc très suggestif et mini-short en cuir.
— Vous faites partie du club ? enchaîne-t-il.
— On est des habituées, lance la deuxième dans sa robe moulante avec beaucoup trop de paillettes et de décolleté à mon goût. Et vous ?
— Je suis venu quelques fois, mais mon frère est novice en la matière.

La boule à facette peroxydée s’approche de moi et se fend d’un clin d’œil racoleur :
— Mmmh ! J’adore les vanilles. C’est toi qui corriges ou tu préfères l’inverse ?
— Je… Hein ? Quoi ?
— On peut aussi switcher, enchérit-elle.

Son côté aguicheur est pour le moins sans équivoque, mais pourquoi parle-t-elle de correction ? Elle ne ressemble ni à une prof ni à une élève. Et quel rapport avec la vanille ?
Mon frère éclate de rire devant mon air médusé et apprend aux demoiselles :
— Attendez, les filles, il n’est au courant de rien, j’ai voulu garder la surprise. Allez-y doucement, c’est une âme sensible.
— Je vois, me lance l’entreprenante. Tu ne sais pas où tu mets les pieds, alors ? Intéressant.

Tous ces sous-entendus m’exaspèrent. Mon sang bouillonne.

— Est-ce que tu vas finir par m’expliquer de quoi il retourne ou je m’en vais ?
— Mon cher Antoine, je t’ai invité à un munch, avoue enfin mon frère.

Je le fixe, perplexe. Il continue :
— C’est une soirée spéciale ayant pour but de découvrir l’univers BDSM.

Il articule chaque syllabe puis laisse passer un silence pesant tandis que je tente de recoller les morceaux, mais mon cerveau refuse de fonctionner.

— BDSM, ça ne te dit rien ? reprend-il.
— T’es bien en train de parler de ce que je crois ?

Mes yeux s’écarquillent à mesure que tout prend forme dans mon esprit. Ma main trouve alors le dépliant que notre hôte m’a remis en entrant. Les règles y sont assez explicites, en effet. Si seulement je l’avais consulté plus tôt…
Le rire de mon frère, bientôt rejoint par celui des demoiselles, explose dans mes veines.

— OK. Bye, grogné-je, en rebroussant chemin.
— Antoine, attends.

Marc me retient et essaie de retrouver son sérieux avant de s’excuser :
— Désolé mec, c’est pas pour se moquer. C’était drôle de voir ta tête.
— Et si, au lieu de te marrer, tu m’expliquais ce qui t’as pris de m’emmener dans un club sado-maso ? T’es pas dingue !
— OK, concède-t-il. Juste un peu. Mais c’est pour t’aider que j’ai fait ça. Pour une fois que je m’intéresse à tes bouquins !

Cette fois, c’est moi qui attrape mon frère et l’attire dans un coin isolé avant d’éclater :
— Pour m’aider ? Tu te fous de moi ?
— Je t’ai demandé de rester calme et d’avoir l’esprit ouvert. C’est pas du tout ce que tu crois. Personne ne t’oblige à participer à quoi que ce soit et il n’y a rien de malsain là-dedans. Ce sont simplement des séances de jeux avec des adultes consentants. Le but est de découvrir de nouvelles choses, d’explorer tes limites, et aussi de les repousser. Il n’y a rien qui soit fait sans l’approbation de l’autre.
— Je te garantis que t’as largement dépassé les miennes, de limites, en imaginant que j’accepterai de me plier à ça. Tu ne m’as pas demandé mon avis non plus, d’ailleurs.
— Quel rabat-joie ! Je t’amène pas à une réunion du Ku Klux Klan, non plus ! Je t’ai rien dit parce que je savais que tu ne mettrais jamais les pieds ici, et pourtant, je suis sûr que ça pourrait te décoincer. Maintenant, je suis venu pour m’amuser et je ne vais pas laisser la candeur de Monsieur gâcher ma soirée. À toi de choisir de rester ou de partir. Moi, je compte bien profiter à fond du moment.

Il se retourne en direction des deux jeunes femmes et enroule ses bras autour de leurs hanches.

— Mesdames, ça vous dit que l’on fasse plus ample connaissance ?

Elles gloussent en guise d’acquiescement, puis tous trois s’éloignent en direction d’un canapé. Je reste planté là quelques secondes. Oser m’emmener dans ce genre de soirée, moi qui ne vis que pour le romantisme, les dîners aux chandelles, les balades au clair de lune, les couchers de soleil… Qu’avait-il en tête ?
Résigné à partir, j’aperçois un couple en grande discussion près du bar et les courbes voluptueuses de la jeune femme, moulée dans un pantalon noir et un corset rouge, me happent aussitôt.
Elle s’agite auprès de son partenaire, colosse blond aux allures de Viking, visiblement en pleine dispute. Il la fusille du regard pendant que ses lèvres remuent. Elle tente de s’en aller, mais il lui attrape le poignet.
Je m’élance vers eux sans réfléchir et assène avant qu’ils ne me repèrent :
— Lâchez-la.

Surpris, ils se tournent vers moi dans une même danse. L’homme la libère, se redresse pour me faire face et je mesure alors la taille du mastodonte, ainsi que les problèmes qui vont en découler.
Je m’attends presque à ce que le guerrier nordique m’en colle une, mais au lieu de ça, il se met à rire :
— T’es nouveau, toi. Tu veux peut-être te joindre à nous ?

Je serre les dents en ravalant le flot d’insultes prêt à sortir de ma bouche et tente de rester courtois :
— J’aimerais juste que vous laissiez cette jeune femme tranquille.
— Tiens donc, s’exclame-t-il, le front si près du mien que je peux sentir son haleine de vodka. Et tu comptes faire quoi ?
— Dim, ça suffit.

L’inconnue a prononcé ces mots d’une voix cinglante et mon attention se porte alors sur elle. Ses iris violets m’aspirent aussitôt derrière le masque en dentelle noire qui cache la moitié de son visage. Les cheveux d’ébène encadrant sa figure de poupée et ses lèvres peintes en rouge vif n’en font que plus ressortir son teint de porcelaine. Elle me fixe avec assurance, mais déglutit nerveusement. Je me rappelle soudain dans quel genre d’endroit je suis et je prends conscience que j’ai sûrement interrompu un de leur jeu pervers. Mon regard passe de l’un à l’autre avec la sensation que mon sang cherche à s’échapper de mes membres. Je m’éloigne en bafouillant quelques excuses avant de disparaître au milieu des convives. J’atteins le hall d’entrée et ne suis plus qu’à un mètre de la libération lorsqu’on m’interpelle :
— Attendez, ne partez pas.

Je me retourne sans être certain qu’il s’agit bien de moi. La femme masquée approche d’un pas rapide :
— Je suis désolée pour Dimitri. Ne faites pas attention à lui, ce n’est qu’un rustre sans aucune éducation.
— Ce n’est pas grave. De toute façon, j’allais rentrer. Ce genre d’événements n’est pas pour moi. Pardon de vous avoir importuné, vous et votre… partenaire.

Un parfum vanillé m’enveloppe lorsqu’elle arrive à mon niveau. Le même parfum qu’Alana. Son charisme m’impressionne, sa voix sensuelle me captive. Mon trouble grandit.

— Il n’est pas mon partenaire et vous ne nous avez pas dérangé, au contraire, je vous suis reconnaissante d’être intervenu.
— Alors je vous souhaite de passer une bonne soirée.
— Vous ne voulez pas rester encore un peu ? me rattrape-t-elle, tandis que je m’éloigne. Je vous assure qu’on peut faire de belles trouvailles dans ces soirées. Ou de belles rencontres…

Ses pupilles me fixent et espèrent visiblement une réponse. J’hésite. Je n’ai pas de préjugé, mais… Si, je suis carrément rempli de préjugés. Puis je repense à Marc qui me dit d’avoir l’esprit ouvert. Je passe une main dans mes cheveux et mords l’intérieur de ma joue pendant que je livre bataille avec ma propre conscience.

— On boit juste un verre, propose-t-elle en pressant mon biceps devant ma réticence. Vous pourrez me poser toutes les questions que vous voulez. Ou alors on peut simplement parler de la pluie et du beau temps.

Un sourire lascif étire ses lèvres carmin et je baisse la garde quelques secondes :
— D’accord, cédé-je. Juste un verre.

¹ Capitole : gouvernement de Panem, dans Hunger Games.

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