13. Raconte-moi
[ T’es dispo ce soir ? Il m’est arrivé un truc. Faut que je te raconte. ]
[ Ça c’est ma gossip girl ! T’es déjà rentrée ? ]
[ Oui. Je t’attends chez moi. ]
[ OMG ! L’immeuble de Blue-Tech s’est écroulé pour que tu partes si tôt ? ]
[ Y a eu des dégâts, mais c’était pas au boulot ! ]
[ Suis en route. ]
J’ai bien essayé de commencer un nouveau livre en attendant Sandro, mais les mots ne parviennent pas jusqu’à mon cerveau. J’ai la tête remplie de pensées qui oscillent entre la brutalité de Dimitri et la douceur d’Antoine.
Antoine.
Ses gestes délicats, sa voix suave, son regard tendre. À part avec ceux dont je suis très proche, je ne suis pas du genre tactile, mais cet instant dans ses bras m’a fait oublier tous mes soucis. Un moment de bien-être trop bref qui a pris fin avec regret.
Je fixe toujours la première page de mon roman lorsque Sandro arrive comme une délivrance. Ma confession ne peut plus attendre, et sa curiosité non plus :
— J’ai apporté des provisions au cas où, lance-t-il, en déposant une bouteille de Bordeaux sur le comptoir. J’espère que cette nouvelle vaut le déplacement parce que j’ai annulé un tête-à-tête avec Brad Pitt exprès pour toi.
— Désolée d’avoir gâché ton rendez-vous avec Mr Smith.
— Joe Black, mais il attendra. Et rien ne nous empêche de le mater chez toi.
— J’avoue que fantasmer sur Brad me changerait les idées, mais j’avais plutôt envie d’un marathon lecture ce soir.
— Bien sûr, et pourquoi pas du tricot ? J’ai pas cinquante ans d’âge mental, moi.
— Là, c’est pour une bonne cause. Il faut que je trouve l’inspiration, ou plutôt que je la donne à quelqu’un. C’est un service que je rends.
— Depuis quand tu joues les bons samaritains ?
— Depuis que j’ai rencontré un homme charmant et que j’ai fracassé la vitrine de son magasin avec mon sac à main.
Sandro revêt un air scandalisé et ouvre la bouche, consterné :
— Merde, alors ! Le Gucci n’a rien ? s’indigne-t-il.
— Il n’a pas la moindre égratignure. Le cuir est coriace. Ce qui n’est pas le cas de la porte.
— Ouf ! L’humanité est sauve. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— J’ai découvert une petite librairie à l’autre bout de l’île, samedi. J’y suis allée pour dénicher un nouveau roman, et il y avait cet homme…
Mon ami tapote ses ongles manucurés devant son menton, impatient d’en savoir plus :
— Raconte-moi tout.
— Il n’est pas exceptionnellement beau, ni grand, ni musclé. Il était tout gêné. Le genre gaffeur un peu rêveur. Il m’a fait trop rire. Et crois-moi, j’en avais bien besoin.
— Mmh ! Un intello, on adore ! s’esclaffe-t-il. T’es piquée ?
— Ça change de croiser quelqu’un de gentil, c’est tout.
— Te fous pas de moi. Tu parles de lui avec des étoiles dans les yeux, on dirait la voie lactée !
— T’en fais toujours des tonnes ! vociféré-je. Attends au moins que je te raconte la suite.
— T’as raison. Qu’est-ce qui s’est passé après ? C’était qui ce type ?
— Le libraire. Il m’a demandé ce que je cherchais. Comme on ne trouvait rien qui me convienne, il m’a confié un livre qu’il gardait pour lui en me faisant promettre de le lui rapporter une fois terminé.
Sandro boit mes paroles comme si elles étaient d’évangile. Avec sa moue façon Bridget Jones, j’ai l’impression qu’il est en train de fondre comme une brochette de guimauve au-dessus du feu.
— Oh ma vie ! C’est trop romantique ! On se croirait dans Coup de foudre à Notting Hill. Pourquoi ça m’arrive jamais ce genre de trucs ? Et alors, tu y es retournée ? questionne-t-il, plein d’espoir.
— Tu devrais savoir que je ne manque jamais à une promesse, mon ami. Et puis, ça serait du vol de garder son bouquin.
— T’as raison, c’est ton devoir de citoyenne, conclut-il.
On part tous les deux dans un fou rire digne de deux adolescentes.
— Mais pourquoi défoncer sa porte ?
— Je crois que j’ai craqué. Il y a eu l’entretien avec Dimitri, puis Delmas…
— T’as parlé à Delmas ?
— Oui, il m’a rappelé juste après ton départ.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Que je dois répondre à la moindre exigence de mon client si je veux obtenir ma promotion.
— Quel connard !
— Bref, c’était trop de pression. J’étais au bord du craquage. J’avais besoin de prendre l’air. Et là, je tombe sur le livre. Je suis dans un état second lorsque j’arrive devant la librairie. Quand je suis face à sa porte et que je vois l’écriteau « fermé », ça explose… dans tous les sens du terme.
— Il a dû péter un plomb.
— Même pas. Il a été adorable. C’est pour ça que je souhaite le remercier de sa gentillesse.
— Le remercier ou surtout y retourner ?
— Un peu de soutien, s’il te plaît. Il n’est pas du tout question d’entamer une quelconque relation. C’est vraiment pas le moment de me rajouter des problèmes.
— C’est exactement ce dont tu as besoin, au contraire. Une rencontre normale avec un mec normal. Quoique, il est sûrement un peu bizarre pour ne pas te faire interner après ça !
— C’est peut-être ce que j’aime chez lui.
— Qu’il soit bizarre ?
— Non. Différent. Il était couvert de bienveillance, et compréhensif, et doux…
Sandro rigole bêtement et me toise d’un regard suspicieux, mais n’ajoute rien.
— Pourquoi tu souris comme ça ? questionné-je, en remplissant les verres de vin et un bol de noix de cajou.
— Parce que tu vas en faire qu’une bouchée, de ce petit chat.
— Qu’est-ce que tu racontes ? N’importe quoi.
— Enfin meuf, tu l’imagines avec un fouet ? Je suis sûr qu’il perdrait connaissance devant une paire de menottes. Alors, te suivre dans tes dérives sexuelles ?
— Ce ne sont pas des dérives, j’ai simplement des fantasmes un peu plus poussés que la moyenne. Il n’y a rien de malsain là-dedans.
— Certes. Mais ton libraire, je suis pas convaincu qu’il comprenne.
— Ce n’est pas « mon » libraire. Et je t’ai déjà dit qu’il n’est pas question de relation entre nous. C’était juste une rencontre dépaysante, un moment hors du temps.
— Mouais. Et c’était quoi ce livre ? C’est qui l’auteur ?
— Essaye-moi, de Antoine Vasseur. Ce qui est drôle, c’est que c’est lui qui l’a écrit, mais je n’en savais rien avant de le lui rendre.
— Le cachottier ! Vasseur, ça me dit rien. Il est connu ?
— Il n’est sur aucun réseau. Il a publié seulement deux romans en auto-édition, mais il n’y a quasiment pas de commentaires dessus.
— Eh ben, il a pas dû en vendre des masses ! Et ça raconte quoi, son histoire ?
— Un homme tente de séduire une femme qui ne veut pas de lui parce qu’elle le juge insupportable. Alors il lui propose de « l'essayer » pendant un mois. Ils doivent obéir à une liste de tâches qu’ils se sont fixées. Ça donne lieu à des situations cocasses et c’est vraiment bien écrit. Sa plume est très délicate, même si ça manque parfois d’originalité.
Son téléphone nous interrompt. Sandro vérifie l’écran et souffle :
— Merde ! Plus de batterie. J’te pique ton chargeur.
Il se retire dans ma chambre et j’en profite pour checker le mien. Des nouvelles de Dupontois qui m’informe qu’on rencontre des problèmes au montage. Je traduis : « c’est la merde, débrouille-toi avec Delmas. » Parce que lorsqu’il s’agit de s’attribuer tous les mérites, les hommes débordent d’imagination, mais dès qu’il y a un souci, vers qui se tourne-t-on ?
Encore une semaine qui s’annonce corsée !
Je consulte mes mails et la colère redescend.
Antoine.
Je relis le message plusieurs fois avec cette impression étrange de retourner à l’époque du collège, quand le garçon sur qui je craquais m’envoyait des petits mots en classe pour sortir avec moi.
Bonsoir Alana,
Je vous suis très reconnaissant de vous rendre si disponible pour m’aider.
J’espère que votre journée a fini par s’éclaircir autant que vous avez illuminé la mienne.
La seule chose que je retiens de cet événement, c’est le plaisir d’avoir fait plus ample connaissance avec vous, et je ne mesure pas ma joie à l’idée de vite vous retrouver.
J’attends notre prochaine rencontre avec impatience.
Antoine.
Je m’enfonce dans le dossier du canapé et saisis un coussin pour cacher ce sourire ridicule qui ne me quitte plus. J’ai agi comme une hystérique, tout à l’heure. Même moi je n’aurais pas pris le risque de m’adresser à nouveau la parole, et pourtant, « il attend notre prochaine rencontre avec impatience. » Sandro a peut-être raison, si ça se trouve, c’est lui, le cinglé ? Voilà d’ailleurs mon ami qui revient avec sa démarche flottante, les pieds montés sur ressorts :
— Ma vie, tu ne devineras jamais ce que je te réserve…
Il joue la carte du mystère, mais je connais cet air espiègle par cœur.
— Une soirée privée, j’imagine, rétorqué-je, sans hésiter.
Sa moue, déçue de son effet, me confirme que j’ai vu juste :
— Comment tu sais ?
— Je lis en toi comme dans un livre ouvert, mon amour.
— Oui, mais t’as pas les tenants et les aboutissants.
— Je suis tout ouïe, m’avancé-je avec intérêt.
— Un week-end entier d’extase au manoir de la Cité. Deux jours de fête libertine organisés par monsieur le comte, avec repas raffinés, accompagnés, bien sûr, d’aphrodisiaques à volonté. Et en bonus, un munch le vendredi. Ce qui veut dire qu’il va y avoir du nouveau venu. J’ai trop hâte !
Il frappe dans ses mains et ne cache pas sa joie. Je suis tentée aussi. Le comte met en scène de fameuses soirées très réputées au manoir, et j’y ai vécu des séances mémorables, notamment mon initiation. Seulement…
— Il y a combien de chances pour que Dimitri y soit ?
— Il sera invité, c’est certain. Et il va sauter sur l’occasion pour t’endoctriner, grimace-t-il. Mais t’inquiète pas, je vais monter la garde comme un pitbull.
— Tu crois que ça va suffire ?
— Eh meuf, tu sais pas à qui t’as affaire. Tu connais pas Sandro, le roi du fitness !
Il gonfle son bras tout sec, l’air méchant et j’éclate de rire devant autant de crédibilité.
— T’as du chemin à parcourir avant de postuler comme agent de sécu, mon chat.
— Tout ira bien, le manoir est sous contrôle. Tu ne risques rien, je gère.
— D’accord, mais compte pas sur moi pour le munch. Il est hors de question que je joue la prof pour une bande de mecs libidineux en manque de sensations fortes.
— C’est juste une soirée ouverte aux débutants qui souhaitent en savoir plus. Les vanilles curieux sont pas tous des pervers. On commence tous un jour.
— Je sais ce qu’est un munch, c’est moi qui t’ai emmené à ton premier, je te rappelle. Mais pas cette fois. Une soirée à esquiver Dimitri sera amplement suffisante.
Sandro acquiesce et je ne peux empêcher une pointe d’angoisse de me serrer la gorge avant d’ajouter :
— De toute façon, je vais bien être obligée de me confronter à nouveau à lui.
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