12. Rêver
Je marque un arrêt devant le morceau de carton serré entre mes doigts.
Alana. Ainsi, la belle inconnue a un nom…
Je referme la porte derrière elle en souriant comme un gosse.
Alana… Ce prénom me fait tellement rêver. Elle me fait rêver.
J’attrape mon téléphone et m’empresse d’appeler mon frère :
— Marc, il faut que tu viennes au magasin de toute urgence. [...] Je sais, mais c’est vraiment important. [...] D’accord, à tout de suite.
Mon frère n’a que trois ans de plus que moi et si nous ne nous ressemblons pas du tout niveau caractère, nous avons toujours été très proches. Il est mon meilleur ami, mon confident, par conséquent, je dois lui raconter cette journée sans plus attendre.
Je m’applique à nettoyer le carnage de la tempête Alana, avec ce sourire béat qui ne me quitte plus. En temps normal, je me serais lamenté sur mon sort en envoyant tout bouler, mais là, il s’agit d’Alana.
Alana…
Son prénom est si mélodieux, si doux à prononcer, si elle. Comme j’aime sentir son A vibrer dans ma pomme d’Adam, le L rouler sous ma langue... Je voudrais en écrire un sonnet que je réciterai sans discontinuer.
Ô divine Alana, incroyable musique,
Votre nom, d’un souffle, s’échappe de mes lèvres
Glisse le long de ma peau, comme l’arbre, la sève,
Et confère à chaque lettre un écho épique.
Voilà que je retombe dans mes travers, à rêver la femme parfaite. L’incorrigible romantique que je suis adore les récits de contes de fées et s’imagine déjà au chapitre final, avant même d’avoir achevé le prologue. Je n’aspire qu’à trouver mon âme sœur pour vivre heureux avec beaucoup d’enfants. Le problème, c’est que mes relations sont vouées à l’échec, et j’ignore pourquoi. Mon frère martèle que c’est parce que je suis trop exigeant, que la princesse charmante n’existe pas. « La réalité, ce n’est pas comme dans un livre. »
Je ne suis pas d’accord, on écrit tous notre propre histoire, bien que l’intrigue de la mienne peine à démarrer.
Alana.
Si notre première rencontre a allumé la mèche, j’étais loin de me douter que la deuxième serait aussi explosive. J’ai d’abord cru voir une femme sûre d’elle que rien ne pouvait atteindre. Aujourd’hui, c’était une personne complètement différente face à moi. Sensible, fragile. Je n’avais qu’une envie, la serrer contre moi pour ne plus jamais la lâcher.
Mon esprit divague sur ses cheveux soyeux et son parfum vanillé, lorsqu’une voix familière me parvient de l’extérieur :
— Bon sang ! Il s’est passé quoi, ici ?
Mon frère pénètre dans la boutique et observe autour de lui, choqué :
— Y a eu un cambriolage ? T’as toujours pas changé le système d’alarme ?
Fidèle à sa langue bien pendue, je ne peux pas en placer une.
— J’espère que t’as payé les assurances, au moins. T’as appelé un menuisier pour les réparations ? Ça va te coûter un bras.
— C’est bon, l’expertise est terminée ?
— Non. Pardon, j’ai oublié Voltaire. Salut mon chien. C’est mon pépère à moi, ça !
Il caresse Volt qui lui fait la fête depuis son entrée, puis daigne enfin s’intéresser à moi :
— Vas-y. Raconte.
— J’ai rencontré une femme fantastique.
— Quel rapport avec la vitrine ?
— C’est elle qui l’a cassée.
Ses yeux, d’un brun identique au mien, cherchent à comprendre la situation.
Il paraît qu’on se ressemble beaucoup physiquement. Nous avons la même carrure, la même chevelure d’ébène incoiffable, la même fossette du côté gauche quand on sourit. S’il avait des lunettes, on nous prendrait sans doute pour des jumeaux. C’est déjà arrivé, d’ailleurs.
— Là, va falloir que tu m’expliques, dit-il, en s’installant dans le sofa, à la place qu’Alana occupait tout à l’heure.
Alana.
Je m’applique à lui raconter chaque détail de notre première rencontre jusqu’à l’événement qui nous a menés ici. Mon frère écoute sans m’interrompre, un café à la main et Voltaire ronflant sur ses genoux.
— Si tu l’avais vue, terminé-je. Elle semblait si perdue.
— Une cinglée, si tu veux mon avis. Et elle compte s’en sortir comme ça ? Elle va assumer les dégâts, j’espère. Tu vas le dire aux darons ?
— Laisse les parents en dehors de ça. Ils n’ont pas besoin d'être au courant. Quant à cette femme, elle va faire bien mieux que rembourser la vitrine.
— Quoi ? Elle va te racheter une boutique ?
— Non, elle va m’aider à travailler sur un prochain roman. Elle trouve que le premier manque de piquant.
— Ça y est, te voilà reparti dans tes rêves de gloire, se lamente-t-il. C’est pas ça qui va payer les réparations.
— Ça n’a aucun rapport avec l’argent ni même la notoriété, Marc. C’est pour moi un besoin vital aussi important que l’oxygène que je respire. Il faut que je partage mon univers aux autres, c’est ma seule utilité sur terre.
— Tu dis n’importe quoi. Tu sais très bien que sans toi, l’affaire aurait coulé depuis longtemps, idem pour la famille, d’ailleurs.
Un lourd silence s’installe dans la pièce lorsqu’il évoque le drame qui a secoué notre foyer pour en fissurer les fondations.
— Écrire, c’est justement ce qui me permet de résister… On doit se retrouver bientôt, lancé-je, pour alléger l’ambiance. Elle m’a donné son numéro. Et oui, elle tient à rembourser les travaux, si c’est ce qui t’inquiète.
Je lui tends la carte qu’elle m’a confiée et il siffle en découvrant son statut professionnel :
— Ben mon vieux ! Directrice financière de Blue-Tech, tu t’embêtes pas !
Ses yeux vairons se dessinent à nouveau dans ma mémoire et l’évidence me foudroie.
— Je pense que c’est elle, soupiré-je. C’est la bonne.
Mon frère se tape le genou, faisant sursauter Voltaire, et s’exclame d’un air désespéré :
— T’es impossible ! Je connais le refrain par cœur. Elle est comme dans tes livres et c'est déjà l’amour fou entre vous, c’est ça ? Tu me fais le coup à chaque fois. Et bien sûr, tu vas me dire qu’avec elle, c’est différent…
— C’est le cas.
— C’est le cas à chaque nouvelle rencontre ! Et honnêtement, ça m'étonnerait qu’une femme de sa catégorie s’intéresse à quelqu'un dans ton genre, sans vouloir bousiller tes rêves.
— Je me fiche qu’elle soit une princesse ou qu’elle habite dans la rue. Je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi je crois qu’elle est potentiellement la femme de ma vie. Ce que j’ai ressenti quand elle a posé les yeux sur moi c’était… indescriptible.
Je m’enfonce dans le canapé, enlace un coussin et retrouve le sourire niais qui m’habite dès que je songe à elle. Mon frère se marre :
— Tu sais que tu me fais penser à mon ex devant un film avec Johnny Depp quand t’es comme ça ?
Je lui jette l’oreiller à la figure et râle :
— Te fous pas de moi.
— Sérieusement, Antoine, la femme de ta vie, ton âme sœur ? T’en fais pas un peu trop ? C’est vrai quoi, dès que tu croises une inconnue, c’est toujours la bonne. Au bout de deux jours, tu fais déjà des plans sur la comète, puis le soufflet retombe aussitôt parce que tu t’es rendu compte qu’elle est loin d’égaler les critères de tes romances. Arrête de rêver, mec ! La femme parfaite n’existe pas.
— Ton cynisme m’effraie. C’est pas parce que tu ne crois pas en l’amour que je dois réagir pareil.
— Comme tu veux. Moi, si je dis ça c’est pour ton bien. Tu devras bien te réveiller, un jour ou l’autre.
Marc descend Voltaire du sofa et se lève avant d’ajouter :
— Je vais acheter des planches pour boucher la porte en attendant que ta fiancée paye les réparations.
Il s’éloigne sous la grisaille et j’efface d’emblée ses paroles de mon esprit de peur qu’elles me contaminent. Mon frère était quelqu’un de positif, avant, mais depuis ce tragique accident, il a perdu sa capacité à s’émerveiller de tout. Je touche la cicatrice sur mes côtes à travers mon sweat et me rappelle que personne n’en est sorti indemne. Ce jour a marqué notre existence d’une pierre noire plutôt que blanche. Ma famille vit avec ses propres démons et résiste à sa façon depuis le drame.
Marc n’en fait pas exception.
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