11. Aide-moi

Je n’ose imaginer ce qu’il doit penser de moi.

— Je suis tellement confuse pour les dégâts. Je vais payer pour tous les travaux, évidemment, affirmé-je.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, il y a les assurances. Et puis cette boutique ne vaut plus grand-chose, de toute façon.
— Vous plaisantez ? Elle est fantastique, au contraire ! Elle respire l’authenticité.
— Une authentique ruine, surtout ! Si ça continue comme ça, je vais devoir mettre la clé sous la porte.
— Vraiment ?

Il passe la main dans sa crinière épaisse et ses cheveux en ressortent encore plus ébouriffés. Cet homme dégage une simplicité naturelle qui le rend attirant d’une manière presque irréelle…

— Je ne vais pas vous ennuyer avec ça, balaie-t-il d’un geste. Au fait, le livre, vous l’avez commencé ?
— Ah oui, le livre.

Je fouille dans le sac à mes pieds et saisis l’objet froissé.

— Je l’ai dévoré, lui avoué-je en le lui tendant. L’intrigue n’a rien de novateur, mais la plume de l’auteur est tout simplement géniale.
— Vous trouvez ?

Je l’observe essuyer nerveusement ses lunettes avant de les ajuster sur son nez. Il ajoute, incertain :
— Merci… C’est moi qui l’ai écrit.
— Vous ? Vous êtes Antoine Vasseur ?
— En personne, me salue-t-il d’un signe de la main.
— Alors, permettez-moi de vous dire que vous avez beaucoup de talent.
— Du talent, certes, mais dont les histoires ne sont pas originales ! me taquine-t-il.

Je regarde mes pieds, gênée :
— Ne faites pas attention à ma remarque, j’ai des goûts assez spéciaux en matière de romance.

Il appuie ses coudes sur les genoux, visiblement intéressé :
— Ah oui ? Dites-moi tout. Je cherche justement l’inspiration pour mon prochain roman.
— Eh bien... j’aime quand c’est plus… épicé, plus sombre.
— Je vois, opine-t-il, l’air mutin.

Je crois bien que c’est lui qui rougit, cette fois.

— Mais cela ne suffit pas, précisé-je. Il faut des enjeux ou un thème fort, de préférence peu exploité. Des personnages atypiques ou un contexte que l’on n’imaginerait pas de prime abord, voire les deux. Et surtout, le plus important c’est que tout doit paraître réel pour le lecteur. Quel que soit votre monde, il doit pouvoir se dessiner sous nos yeux. Et ça, vous le faites avec brio.

Le temps s’arrête une seconde alors qu’il semble boire mes paroles.

— Merci beaucoup pour ces conseils, murmure-t-il si bas que j’ai du mal à entendre. Je vois que j’ai affaire à une professionnelle.
— Une simple amatrice de bonnes œuvres ! Et c’est moi qui vous remercie de ne pas m’avoir enfermée à l’asile.
— Je vous en prie. Mais la prochaine fois que vous voulez passer, téléphonez avant, c’est plus sûr ! s’esclaffe-t-il.
— C’est noté, concédé-je, gagnée à mon tour par l’hilarité.

Une pluie fine clapote sur les trottoirs. La tempête se calme à l’extérieur, tout comme celle qui rugissait à l’intérieur de moi. Je touche mes cheveux et constate que ma coiffure est un désastre. Mon état général est potentiellement pire que je l’imagine.

— Il y a un endroit où je peux me rafraîchir avant de partir ?

Il m’indique un petit escalier en colimaçon dans le coin opposé :
— À l’étage, au bout du couloir.

Les marches craquent et la rampe est branlante, mais je parviens prudemment au premier sans traverser le plancher. Les murs ont l’air si vieux, c’est un miracle que la bâtisse tienne encore debout. Le battant grince, je me retrouve dans une salle de bains des années 70 à la faïence émaillée rose bonbon. Le miroir me renvoie un reflet semblable à son aspect : terni par l’usure. Je sors ma trousse à maquillage de mon sac à main et la pose sur la tablette bancale, efface les coulures de mascara avec un peu d’eau, puis recoiffe mon chignon. Une touche de blush et je me sens déjà mieux.
Je m’apprête à redescendre lorsque mon regard se glisse dans l’entrebâillement d’une porte. J’observe la pièce dont le papier peint, qui a perdu le vif de son bleu, se décolle par endroit. Une odeur de renfermé sature mes sens. Je devine une chambre d’enfant, ou plutôt d'adolescent, avec ses lits superposés et ses posters de rock. Une photo chiffonnée oubliée sous le sommier attise ma curiosité.
J’hésite à entrer.
Ma bonne conscience va en prendre un coup, mais j’ignore pourquoi, cette image délaissée m’interpelle. Je vérifie que le couloir est désert, ramasse le cliché et reconnais aussitôt Antoine, âgé d’une dizaine d’années. Il est entouré d’un petit garçon et d’une fillette, à peu près du même âge. Avec leurs cheveux bruns et leurs sourires identiques, je ne peux que constater qu’il s’agit d’une fratrie. Ils ont dû vivre ici, mais pourquoi tout est à l’abandon ? On dirait presque que la famille a quitté les lieux précipitamment. J’imagine alors une maison hantée par un terrible drame et un courant d’air me glace le sang.
Je lâche le portrait comme s’il me brûlait les doigts et redescends aux côtés d’Antoine qui s’attèle à nettoyer les dégâts que j’ai causés.
Je meurs d’envie de l’interroger sur ma découverte, mais j’ai peur de l’offenser. Après mon arrivée catastrophique, je préfère partir sur une meilleure note.

— Donc vous comptiez vous lancer dans un prochain roman, vous savez sur quoi il va porter ?

Il arrête de balayer les bris de verre pour étudier ma question :
— Pour être honnête, je n’ai pas écrit un seul mot depuis longtemps.
— C’est ça, le fameux syndrome de la page blanche ?
— En quelque sorte. Je passe beaucoup de temps à la boutique, je n’ai plus vraiment l’occasion de m’y plonger. Et j’ai un peu perdu l’inspiration, je le reconnais.
— Je pourrais vous être utile ? commencé-je, alors que son air circonspect me fait regretter ma proposition. Comme je lis beaucoup, je peux peut-être vous conseiller.

Il plisse les yeux derrière ses lunettes et je remarque des petites pattes d’oie à l’orée de ses paupières.

— Qu’est-ce qui vous pousse à vouloir m’aider ? demande-t-il.
— Eh bien, tout d’abord, pour m’excuser d’avoir explosé votre vitrine et ruiné une partie de vos livres. Ensuite, pour vous remercier d’avoir été aussi prévenant avec moi, et pour finir, parce que ça me ferait plaisir.

Il me jauge comme s’il cherchait à évaluer mon degré de sincérité avant de répondre :
— C’est gentil. Je suis très touché, mais…

Et là, je sens l’orgueil masculin poindre à trois kilomètres. “Je suis touché, mais je préfère me débrouiller tout seul.”

— Vous avez l’air suffisamment préoccupée par vos propres problèmes, continue-t-il. Cela ne fait aucun doute que vous êtes sous pression. Je ne veux pas vous importuner avec du travail supplémentaire.

Ça, par contre, je ne l’ai pas vu venir ! Un homme qui s’inquiète pour ma santé, voire qui se soucie de mon existence ? Je me retiens de palper son visage pour être sûre qu’il est réel.

— Ça ne me gêne pas, je vous assure, confirmé-je. Au contraire, ça me changera les idées. Et puis, j’apprécie beaucoup votre plume. J’aimerais vous lire à nouveau et ce serait un honneur de participer à votre prochaine œuvre.
— Vous êtes étonnante. Vous avez terminé le livre en une journée, il y a beaucoup d’éléments discutables sur cette histoire que j’ai publiée sur un coup de tête et dont je n’ai vendu que vingt-quatre exemplaires en trois ans, et pourtant, vous croyez en mon potentiel.
— On n’a pas forcément besoin de temps pour savoir apprécier les bonnes choses...

Mon ton équivoque le laisse dans le doute, tandis que la fin de ma phrase reste en suspens.

— Vous avez raison, conclut-il. Et les meilleures arrivent toujours à point nommé.
— Alors, c’est d’accord ?
— On se donne rendez-vous quand ?

Je suis soulagée qu’il accepte. Pour mon ego — oui, les femmes aussi en ont un — et surtout parce que je me surprends à vouloir le revoir.

— Appelez-moi. Je vous trouverai une place dans mon planning, répliqué-je en lui tendant ma carte. Et envoyez-moi la facture de la vitrine. Je tiens à payer les réparations.

Il me remercie, mais son sourire à cet instant vaut tous les mots du monde.

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