10. Consoler
J’avais simplement l’intention de récupérer le chargeur de mon portable, oublié à la boutique, lorsque je tombe sur cette jeune femme paniquée, gisant devant l’entrée au milieu de bris de verre. Je me précipite à son secours, persuadé qu’il s'agit d’une agression. Quelle n’est pas ma surprise à l’instant où je croise ces yeux vairons d’une beauté que nul ne peut égaler.
— Vous ! m’étonné-je. Que s’est-il passé ? Vous n’avez rien ?
Elle accepte la main que je lui tends afin de l’aider à se relever. Sa peau est fraîche et douce à travers les gouttes. J’inspecte la vitrine anéantie, puis détaille la jeune femme de haut en bas. Elle semble indemne malgré son air hagard. Cependant, je préfère être prudent :
— Venez vous mettre à l’abri. Voltaire, ici.
Une tape sur mon torse et le Jack Russell saute dans mes bras pour traverser les vestiges de cet attentat. Il rejoint ensuite son panier tandis que je m’empresse de descendre le store de la porte pour empêcher l’averse d’inonder les étagères de livres. Un rapide examen des lieux me fait penser que rien n’a été volé. Sans doute qu’elle aura surpris les cambrioleurs avant qu’ils ne puissent entreprendre quoi que ce soit. J’espère qu'elle n’a pas été malmenée.
Toujours sous le choc, elle reste plantée dans l’allée sans réagir. Son état m’inquiète. Je l’accompagne vers le vieux canapé au fond de la boutique pour l’inciter à s’asseoir et l’enveloppe d’un plaid duveteux. Débarrassé de mon imperméable dégoulinant, j’allume la bouilloire posée sur un petit placard dont je sors deux mugs dans un silence monacal.
Une fois l’infusion fumante d’arômes fruités servie, je prends place à ses côtés et m’adresse à elle de ma voix la plus douce :
— Vous êtes blessée ?
Le regard absent, l’inconnue semble scanner son corps à l’aide de ses mains, palpe ses bras, ses jambes, grimace une seconde et secoue la tête :
— Je ne crois pas.
— Bien, soufflé-je, rassuré. Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Elle observe autour d’elle, lisse une mèche de cheveux humide derrière son oreille et se lance dans une argumentation approximative :
— Je l’ignore. Je ne comprends pas… j’étais… J’ai eu une semaine difficile et ce week-end c’était pire, et… je comptais vous rendre votre livre, mais c’était fermé… J’ai craqué, je ne sais pas ce qui m’a pris. Mon sac a heurté la vitre avant même que je m’en aperçoive. J’ai tellement honte, je suis désolée.
Elle enfouit son visage sous la couverture pour dissimuler ses larmes et le puzzle de son discours décousu s’assemble dans mon cerveau. C’est elle, l’auteur du méfait ? La criminelle qui a tenté d’entrer par effraction dans ma boutique ? Révélation qui entraîne une myriade de questions. Qu’est-il advenu pour que la douceur qui émane de sa personne se mue en une pareille violence ? Est-ce que je suis assuré pour ce type d’accident ? Elle a mis des briques dans son sac ?
Elle renifle sous sa cachette. Sa détresse m’émeut et je ne peux m’empêcher de tapoter timidement son épaule.
— Ce n’est qu’un peu de verre brisé, rien de grave. C’est donc vous qui avez fait ça ?
— Je suis un monstre.
— Au bout du rouleau, peut-être. Mais un monstre, on n’en est pas encore à ce stade.
Elle sort enfin la tête de son abri de fortune et me fixe, les yeux embués.
— Au bout du rouleau, c’est exactement ça. La pression au travail m’épuise. Mon passé resurgit alors que je pensais l’avoir enterré. J’aurais dû rentrer directement chez moi et rester sous la couette jusqu’à ce que la semaine se termine.
— Journée difficile, en effet. Et vous imaginiez que venir ici aurait pu arranger les choses ?
Elle enroule ses doigts autour du mug et le porte à ses lèvres. Je décompose chacun de ses mouvements gracieux lorsqu’elle sirote la tisane. Même avec le nez qui coule et les yeux bouffis, elle conserve un charme fou.
— J’ai toujours aimé l’ambiance feutrée des librairies. Je crois que j’espérais trouver un peu de réconfort dans cette boutique.
— Je vous comprends. Cet endroit est mon Havre de paix depuis tout petit.
— Vous avez grandi ici ?
— Oui. J’ai constamment vécu au milieu des livres. Mon père a hérité son échoppe de mon grand-père dans les années 80 et il me l’a léguée à son tour à la fin de mes études. Autant dire que cette vieille ruine est une affaire de famille.
Elle se lève pour mieux observer les lieux. Ses phalanges délicates courent sur les poutres qui encadrent le coin détente, puis elle conclut :
— Une ruine qui a beaucoup de charme. Je vous envie, même. Ce doit être féerique de vivre ici.
— Mon histoire est loin d'être un conte de fée.
— La mienne également.
Son regard s’assombrit et sa douleur me serre le cœur. Je me lève à mon tour, retire mes lunettes pleines de gouttelettes, les dépose sur la tablette, puis ouvre les bras dans sa direction.
— On va essayer quelque chose, vous voulez bien ? proposé-je, alors qu’elle hésite. N’ayez crainte, je ne mords pas. C’est juste un instant de réconfort sans arrières pensées entre deux inconnus qui partagent leur détresse. Qu’en dites-vous ?
Elle s’approche tel un oisillon apeuré, se love contre mon torse et je resserre délicatement mon étreinte autour de son corps gracile. Ce parfum de vanille, mêlée à l’humidité de la pluie, libère une fragrance subtile qui envahit mes sens. Ses muscles se relâchent légèrement et je l’encourage à se calmer.
— Voilà. Fermez les yeux et ne pensez plus à rien.
Elle obéit et sa respiration se calque sur la mienne. Les spasmes s’estompent enfin dans sa poitrine, les sanglots se dissipent, les larmes se tarissent. La tête posée sur mon cœur, elle se laisse bercer par ses battements jusqu’à se détendre complètement, si bien que je la croirais endormie.
— Ça va mieux ?
Elle sursaute lorsque ma voix grave résonne dans la pièce. J’ignore combien de temps a duré cette étreinte, et il me coûte de mettre fin à ce moment. Je m’efforce de dérouler les bras de ses épaules et me détache doucement d’elle. Je regrette aussitôt son contact. Son chignon décoiffé, le maquillage coulant au coin de ses yeux rougis, son tailleur humide et froissé... Malgré cela, elle est toujours aussi séduisante, peut-être même plus encore. Le roc inébranlable de la dernière fois montre ses failles, et je n’ai qu’une envie, les explorer. Elle vient de ravager ma boutique, pourtant je l’imagine être la femme de ma vie et je rêve déjà de raconter cette anecdote à nos petits-enfants.
Elle éclate soudain de rire. Le genre de rire, si pur et si léger qu’il vous transporte directement au paradis. Le restant de larmes accroché à ses paupières déborde et elle se tient l’estomac, tordue par les crampes. Sourcils relevés, je demeure bouche bée devant son hilarité, jusqu’à ce qu’elle devienne contagieuse. Son visage s’illumine, ses yeux pétillent, et je remarque cette petite moue craquante qui pince ses lèvres.
Trop craquante.
Mon chien, intrigué, nous rejoint et sautille sur ses pattes arrières pour nous interroger, tandis qu’on reprend place sur le sofa. Elle le caresse et lui explique, une fois calmée :
— Ma réaction était tellement stupide, Voltaire. Ton maître doit me croire folle et il n’a pas tort !
Comme s’il comprenait, le Jack Russell se tourne vers moi et me lèche le bout des doigts.
— Non, Volt, elle n’a rien d’une folle, je te rassure, répliqué-je, en attirant l’animal sur mes genoux. Je pense que c’est juste une femme qui vit un moment difficile et qui avait besoin de se défouler un peu. Mais je reconnais que je suis content de ne pas avoir été à la place de la porte !
Je ponctue ma phrase d’un sourire taquin et la vois rougir en mordant sa lèvre inférieure.
Vraiment très craquante…
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