CHAP 57
- Je suis vraiment content de te revoir parmi nous Myrtille.
Jenna ouvrit la bouche mais Georges leva la main pour l'empêcher de parler.
- Ne me demande pas de t'appeler autrement que Myrtille.
Il abaissa la main, avant d'ajouter :
- Je ne le peux tout simplement pas.
Jenna le détailla du regard et remarqua que les yeux du vieil homme brillaient. Elle le trouva subitement si attendrissant qu'elle ressentit de la compassion envers lui.
- Alors, il n'y a que vous que je laisserai continuer de m'appeler ainsi. Parce qu'il est un peu ridicule ce prénom.
- N'importe quoi ! Il est original, pas ridicule, s'il te plaît. Original ET mignon !
- Il est sujet à moquerie, demandez à Vicky et à Nessy ce qu'elles en pensent ! Si elles sont honnêtes, elles vous diront comment elles se sont moquées de moi, la fois où j'ai eu le malheur de le leur dire.
- Je t'en prie Myrtille, passes au-dessus de ces gamineries. Elles peuvent bien ricaner, qu'est-ce que ça peut te faire ?
- C'est agaçant ! Extrêmement agaçant...
- Tsss, il suffit ! Admire plutôt un bel apollon en action, dit-il en reprenant la marche sur le tapis de course.
- C'est quoi un apollon ?
Georges n'eut même pas la force de lui expliquer. Il leva les yeux au ciel et stoppa la machine.
- Seigneur ! Y'à toute une éducation à refaire.
Il dévisagea un instant la jeune femme qui se tenait devant lui et se fut très sérieusement qu'il lui demanda :
- Est-ce que maintenant, j'ai le droit de connaître ton histoire ?
Jenna, surprise par la requête de Georges, fut sans voix un bref moment avant de se reprendre et de lui répondre tout aussi sérieusement que lui :
- Je crois que vous avez assez souffert sur cet engin de la mort, lâcha-t-elle en désignant d'un signe de tête le tapis de course. C'est d'accord, souffla-t-elle résolue. Mais je ne vous ai pas menti quand je vous ai dit que ma vie n'était pas un conte de fée.
- Je pense pouvoir supporter, Myrtille. Tu n'auras pas besoin de me ménager, je peux tout entendre. Et je ne te jugerai pas, tu as ma parole !
Georges cru bon de le préciser et il eut raison. Jenna pouvait tolérer beaucoup de choses, mais pas qu'on juge sa vie, ni qu'on la juge elle. Elle avait fait des erreurs, et elle les avait bien trop chèrement payées.
- Promis ?
- Promis !
Elle acquiesça d'un signe de la tête pour accepter le deal.
- Accompagne-moi à la douche. Ensuite, nous irons nous installer dans la bibliothèque, nous y serons normalement tranquilles.
...
Alors qu'elle s'installait sur un des fauteuils de la bibliothèque, Jenna dut reconnaître que Georges s'était particulièrement bien comporté dans la douche. Il n'y avait point eu de blagues aux goûts douteuses, ni même de vulgarités quelconques. La palme d'or revint tout de même à Monseigneur qui s'était fait étonnamment discret.
Il faut dire que l'heure n'était pas à la plaisanterie et ni Georges, ni Jenna n'avait eu l'esprit enjoués dans la salle de bain. Elle avait réfléchi à ce qu'elle allait bien pouvoir lui raconter, et surtout si elle devait TOUT lui dire. Il prétendait pouvoir tout entendre, mais de cela, elle n'en n'était pas si sûre, tout comme elle doutait de parvenir à raconter certain passage de sa vie. Quant à Georges, il s'était demandé quelles atrocités elle avait subi en plus de celles qu'il connaissait déjà, et si au final, il souhaitait vraiment connaître la vérité sur la vie de sa petite protégée. N'ayant pas trouvé de réponse à cette question, il avait conclu qu'il déciderait le moment voulu si oui ou non, il pousserait Myrtille dans ses retranchements. Tout dépendrait de ce que cette dernière arriverait à supporter. Il savait par expérience que parler de certains passages de sa propre vie n'était pas forcément chose aisée. La preuve en était, l'existence de son premier né avait été cachée aux yeux de sa famille pendant un bon nombre d'années. Si longtemps en fait, qu'il avait été dans l'impossibilité de trouver la force, le courage et la franchise d'avouer cet enfant d'une première union, à sa femme. Elle ne l'avait appris que bien plus tard, alors que ses propres enfants étaient déjà partis de la maison, en découvrant par hasard sur les papiers de l'héritage de son mari, un extrait d'acte de naissance sur lequel était inscrit les civilités, l'année ainsi que le lieu de naissance d'un dénommé Alfred Laroche. Un papier sur lequel était noté une adresse, qui était quant à lui relié par un trombone à l'extrait d'acte de naissance. Expliquer alors à sa femme d'où sortait cet enfant venu de nulle part, ne fut pas simple. Alors oui, Georges comprenait mieux que personne que déterrer le passé lorsqu'on l'avait enfouie bien profond dans les méandres de sa mémoire pouvait avoir des effets dévastateurs sur soi-même, mais pas seulement. L'entourage n'en sortait pas indemne non plus... Mais malgré tout, il espérait qu'elle se confit à lui, car il savait par Jimmy, le blocage dont elle souffrait et qui impactait une bonne partie de son quotidien. S'il pouvait aider à ce qu'elle se libère, ne serait-ce qu'un peut, il en serait fort heureux et il aurait l'impression de servir encore à quelque chose.
Georges servit à Jenna une part de gâteau fait par Rosa, qu'ils avaient emmené avec eux ainsi que deux petites bouteilles d'eau minérale pour accompagner. Jenna prit l'assiette que lui tendit Georges en le remerciant et elle attendit que lui-même se fût aussi servi pour y goûter. Elle savoura la moitié de sa part avant de se lancer dans l'exploration de ses souvenirs d'enfance. Georges, patient, ne l'avait pas bousculé et avait attendu qu'elle se décide à parler d'elle-même.
- Nanou, c'est comme ça que je l'appelais. C'est la dame qui s'est occupée de moi quand j'étais môme, commença-t-elle prudemment. Je ne sais pas si un être plus gentil qu'elle existe sur terre. Elle n'élevait jamais la voix, n'insultait pas, ne tapait pas, ne rabaissait pas, n'humiliait pas... Mais c'était une vieille dame, donc un jour elle est morte. J'avais quatorze ans. Les services sociaux m'ont placée dans un foyer duquel je me suis enfuie deux ans plus tard. J'ai traîné dans la rue, je me nourrissais en chapardant sur les étalages. J'étais assez douée d'ailleurs.
Jenna fit une pause. Un semblant de sourire aux lèvres, elle paraissait revivre ce moment.
- Cette vieille dame qui s'est occupée de toi, t'as t'elle parlé de tes parents ? interrogea Georges, intriguée qu'elle fasse l'impasse sur eux.
- Elle m'a dit qu'ils étaient morts, mais pas de quoi. Je ne sais rien d'eux...
- Et les services sociaux n'ont pas pu te renseigner ?
- Je ne leur ai rien demandé. Je ne les aimais pas. Ils ne m'inspiraient pas confiance.
- Et sur celle que tu appelais Nanou, que sais-tu d'elle ?
- Pas grand-chose. Elle s'appelait Marie-Elisabeth Maridat, elle possédait une petite maison en préfabriqué en périphérie de la ville. Elle se contentait de trois fois rien pour elle, parce qu'elle me donnait tout...
Jenna posa sur Georges ses yeux gagnés par l'émotion.
- C'est la première fois que je parle d'elle, alors excusez-moi si je ne suis pas plus précise, mais c'est pas évident pour moi de faire ressortir ces souvenirs.
- Pourquoi ? Ce sont de bons souvenirs.
- Parce que parler d'elle, c'est comme si je la partageais avec d'autres. Je veux la garder pour moi, à l'abri dans mon cœur et dans ma tête. Je me dis que si personne ne sait qu'elle a existé, alors personne ne pourra jamais lui faire de mal. Je n'aime pas parler d'elle, je ne veux pas qu'on me prenne le peu qu'il me reste d'elle. Ça peut paraître débile, je vous l'accorde...
Georges releva un sourcil.
- Tu ne fais que protéger ce que tu peux encore protéger. C'est loin d'être débile, au contraire. Si l'on suit ton raisonnement, c'est même parfaitement logique !
Jenna poursuivit sur sa rencontre avec Cylian, peu de temps après avoir déserté le foyer.
- C'est lui qui m'a caché dans les premiers temps. Il m'a aussi montré comment survivre dans la rue, les pièges à éviter, les personnes à ne pas fréquenter... Bref, il m'a pris sous sa protection. En faisant cela, je suis devenue "sa propriété", "sa chose". Parce que je lui appartenais, on me laissait tranquille, là était le véritable but de la manœuvre. On s'est mis ensemble bien plus tard, c'était comme une suite logique, naturelle. Puis alors que tout allait bien, que j'étais heureuse même si j'avais rien, j'ai rencontré Gwendal et ses belles paroles, j'en suis bêtement tombée amoureuse. Je l'ai suivi, de mon propre chef, en laissant Cylian et le peu que j'avais. Pour la seconde fois, j'ai tout perdu... Jusqu'à ma liberté, ma dignité, et même mon identité... Lou a été le nom qu'il m'a attribué dès mon arrivé au bordel. C'était bien plus vendeur que Jenna.
Elle ne s'attarda pas sur sa vie au bordel car elle ne jugea pas utile de détailler des journées qui se ressemblaient toutes.
- Elles ont été les pires années de ma vie à l'époque, conclut-elle simplement.
- Comment en es-tu arrivée à devenir danseuse ?
- Grâce à ma morphologie, mon aptitude à enregistrer des consignes et à les reproduire facilement, et aussi grâce à Gwendal qui aux vus de mes progrès, m'a d'office placée dans le top trois des danseuses. N'allez pas croire qu'il me faisait une faveur, il voulait juste ce qu'il y avait de mieux dans son cheptel pour appâter le client et lui faire cracher un max d'argent. C'est quelque chose que l'on a découvert rapidement après. Mais malgré tout, on y a vite trouvé notre intérêt. Passer d'une dizaine de clients minimum par jour à cinq par semaines, on peut dire ce qu'on veux, mais pour nous c'était royal !
Georges l'écoutait raconter des anecdotes plutôt marrantes qu'elle avait vécues avec les filles. Mais il l'avait aussi écouté avec effroi parler du meurtre de Gaby.
- Encore une abomination qui est passée à la trappe et pour laquelle il va s'en tirer, cet enfant de putain ! pesta-t-il d'un air mauvais. Pardon d'être si vulgaire Myrtille, mais je ne trouve rien d'autre pour le qualifier.
Jenna haussa les épaules avec indifférence. Ce n'était pas une impolitesse qui allait l'indigner, elle en avait entendu de tellement pires...
Georges voulut passer à un autre sujet dont Jimmy lui avait parlé et pour lequel il s'inquiétait vraiment.
- Je vais te poser une question Myrtille qui risque de te paraître un peu personnelle, mais je pense qu'il est important d'en parler.
- Au point où j'en suis, un peu plus, un peu moins, quelle différence ?
- Bien, alors voilà ce qui me tracasse. Jimmy à soulevé un problème concernant un blocage, une incapacité qu'il espère ponctuelle à te... comment parler de ça sans te choquer ou te mettre mal à l'aise, parce que ce n'est pas le but...
Jenna comprit ce à quoi il faisait allusion.
- Vous voulez parler de mon incapacité à... m'ouvrir à lui, je suppose ?
- C'est ça. J'aimerais, si tu le permets, te donner mon point de vue sur le sujet.
- Je vous écoute Georges, répondit-elle piquée par la curiosité.
- Mais avant, peux-tu m'expliquer ce qu'il se passe quand arrive le moment fatidique ?
- Je les vois eux, à la place de Jimmy. Je sais qu'ils ne sont pas réels, mais je le réalise qu'après coup. Après avoir sentis leurs mains sur moi, après avoir revécu ce qu'ils m'ont fait... Quoique peut me dire Jimmy pour me rassurer, je ne peux plus avancer. À ce moment là c'est trop tard, c'est foutu, je ne supporte plus qu'il me touche. Je le repousse, alors qu'il ne m'a jamais fait de mal !
Elle essuya les larmes qui s'échappaient de ses yeux et leva un regard si triste vers Georges qu'il en fut bouleversé. Elle appelait à l'aide, un cri silencieux, mais pas moins réel.
- Sachant que toi seule peux régler ton problème et que je ne suis ni psy, ni faiseur de miracles, permets-moi de te rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, c'est moi qui me trouvais à ta place.
Jenna haussa un sourcil en signe d'interrogation.
- Comment ça ?
- Il y a quelques semaines, tu m'as fait tout un foin pour que je me sépare de mon fauteuil roulant, en passant par les menaces, le chantage, je continue ?
- Vous en rajoutez Georges. À vous écouter, je vous ai carrément maltraité, lui dit-elle en souriant.
- On n'est pas loin de la vérité, insista-t-il sur le ton de la plaisanterie. Ce que je veux te dire, c'est que même si c'est différent dans la forme, c'est exactement la même chose dans le fond. La peur que je ressentais m'empêchait d'avancer. Quand j'étais dans la position debout, avec rien pour me tenir à proximité, je me voyais chuter, c'était automatique. J'avais tellement mal vécu la rééducation, que j'ai préféré la sécurité du fauteuil au danger que représentait la position debout, quitte à devenir une charge pour mon entourage. Tu avais raison quand tu m'as dit que j'avais choisi la facilité, c'était tout à fait ça.
- Je l'ai compris très rapidement.
- Même si tes menaces et ton chantage ont été le déclic, ils n'ont cependant pas suffit pour vaincre la peur. Il m'a fallu aussi une tonne de courage et de volonté pour en venir à bout. Et tu sais comment j'ai fait pour les trouver ?
N'en n'ayant aucune idée, Jenna secoua la tête de gauche à droite.
- J'ai occulté la chute. Je l'ai banni de ma mémoire. Elle n'existait plus ! À ce moment là, je me suis posé une seule et unique question : pourquoi avoir peur de quelque chose qui n'existe pas ?
- Qu'est-ce que vous avez fait ensuite ?
- J'ai fait un bond en arrière de quelques années. J'ai repris le cours de ma vie juste avant cette fameuse chute. Pas de chute, pas de peur. C'est d'une logique simple mais d'une efficacité imparable !
Jenna comprit son raisonnement, mais elle n'était pas certaine de réussir le même exploit que Georges. Le traumatisme qui la hantait était bien plus puissant que celui du vieil homme.
- Occulter ce qu'il s'est passé ce soir là. Reprendre le cours de ma vie juste avant...
- C'est l'idée.
Georges observa attentivement Jenna. Il comprenait que trop bien la peur qui la bloquait parce qu'il l'avait vécue pendant plusieurs années. Comment lui faire réaliser que désormais, elle ne risquait plus rien ? Comment lui faire accepter l'idée que tout ce qui régissait sa vie d'avant, non seulement n'existait plus mais qu'en plus, cela ne devait plus l'impacter dans son quotidien ?
- Myrtille, s'adressa-t-il à elle gravement. Écoute-moi bien mon petit. Regarde autour de toi et dis-moi ce que tu vois, la somma-t-il.
- Comment ça, lui demanda-t-elle, ne voyant pas où il voulait en venir.
- Décris-moi simplement ce que tu vois autour de toi.
D'abord hésitante, elle se lança :
- Vous, je vous vois vous.
- Et quoi d'autre ?
Elle regarda tout autour d'elle.
- Des livres, des meubles...
- Oui. Et où te trouves-tu ?
- Chez vous.
- Exactement Myrtille, tu es chez moi. Tu habites chez mon petit fils. Tu vis avec lui, parce que c'est TA VIE de maintenant. Tu ne mettras plus jamais les pieds dans l'hôtel miteux et crasseux où tu vivais, tout comme tu ne donneras plus jamais ton corps dans la salle secrète. Est-ce que tu m'entends bien là ?
Jenna acquiesça lentement. Elle commençait tout juste à comprendre où le vieil homme voulait l'amener.
- Alors, ferme les yeux Myrtille et prends le recul nécessaire. Reviens au moment où tu t'apprêtais à prendre la fuite avec Tennessie. Est-ce que tu visionnes ce moment ?
- Oui.
- Parfait, maintenant, tu ouvres la porte et vous sortez, toutes les deux et sans encombre de cet hôtel miteux. Vous êtes maintenant dans la rue et vous vous dirigez vers le lieu du rendez-vous. Tu aperçois au loin le taxi qui vous attend. Tu le vois Myrtille ?
Jenna approuva, les yeux toujours fermés. Elle s'était prise au jeu, et visualisait parfaitement ce que Georges racontait. Elle eut même l'impression de sentir l'odeur de la rue...
- Tu t'approches de lui doucement, puis de plus en plus rapidement. Tu ouvres la portière, Tennessie grimpe à l'intérieur, puis tu fais de même. Le taxi démarre et tu regardes derrière toi, la rue devenir de plus en plus en petite à mesure que vous vous éloignez. Le taxi vous dépose devant l'hôtel, vous pénétrez à l'intérieur... Tu vois les yeux grands ouverts d'admiration de Tennessie ?
- Oui.
- Et qu'est-ce qu'elle te dit ?
- "Il est à tuer c't'hôtel !" dit-elle en imitant les intonations de son amie.
Georges ne put s'empêcher de sourire. Jenna jouait le jeu, c'était plutôt bon signe. Il poursuivit, ne voulant pas casser le lien qui la reliait à cette nouvelle version de son histoire.
- Vous prenez l'ascenseur. À quel étage vous devez aller ?
- Le douzième, répondit-elle sans hésitation.
- C'est ça. Les portes s'ouvrent sur un couloir. Vous l'empruntez et vous vous dirigez vers la suite... Quel est le numéro de la suite Myrtille ?
- C'est la suite mille deux cent dix huit.
- Mais quelle mémoire dis-moi. Maintenant, tu vas poursuivre toi-même et tu vas m'expliquer ce que toi et Tennessie avez vécu dans cette suite. Tu es d'accord ?
- Oui.
- Ok, alors je t'écoute !
- Je frappe à la porte de la suite. Doucement, puis un peu plus fort, parce que je suis pressée qu'elle s'ouvre. Je veux voir Jimmy. Mais Nessy n'a pas la patience d'attendre. Elle frappe des grands coups dans la porte, jusqu'à ce qu'elle s'ouvre enfin. Elle s'engouffre dans la suite, sans même attendre que Jimmy la fasse entrer.
Georges sourit et acquiesça d'un signe de la tête.
- Il me tire par le bras et referme rapidement la porte derrière moi. Il est soulagé, et nous aussi. Il me prend dans ses bras, me soulève en me disant "Tu as réussi. Tu as réussi !". Puis il m'embrasse alors qu'il me repose. Il n'oublie pas pour autant Nessy. Il lui demande si elle va bien, ce qu'elle confirme par un grand sourire.
- Qu'est-ce qu'il se passe ensuite ? lui demanda le vieil homme, afin qu'elle continue son histoire imaginaire.
- Ensuite, il appelle son oncle Alfred pour lui confirmer notre arrivée, puis il nous dit qu'on peut se détendre maintenant, le plus dur est passé. Il nous propose de nous asseoir autour de la table en attendant qu'un des hommes de son oncle vienne nous chercher.
Jenna avait toujours les yeux fermés. Sur son visage passaient furtivement des mimiques qui ponctuaient le cours de l'histoire. Si elle était inquiète, ses sourcils se fronçaient ; si elle était heureuse, son sourire exprimait la joie ressentie du moment.
- Nessy ne reste pas longtemps assise. Elle part dans l'exploration de la suite. J'en profite pour me lever aussi et je me jette dans les bras de Jimmy. Il m'a trop manqué et je ne réalise pas non plus que nous avons réussi notre évasion. C'est beaucoup d'émotions que je ressens d'un coup. Puis nous sommes interrompus par un hurlement de Tennessie, suivi de plusieurs mots grossiers que je ne vous redirais pas, s'adressa-t-elle à Georges en souriant de toutes ses dents.
- Tu penses sérieusement réussir à me choquer, Myrtille ?
Jenna hésita :
- Euh, c'est qu'on parle de Nessy... Elle a les vilains mots faciles...
- En fait, ce n'est pas par peur de me choquer que tu ne les diras pas, c'est plutôt parce que tu n'oses pas me les dire, je me trompe ?
- Ils sont très, très vilains, insista-t-elle comme pour s'excuser.
- Et pourquoi devient-elle grossière tout à coup ?
- Elle est choquée par ce qu'elle voit. Elle croit être dans un rêve.
- Et que voit-elle de si choquant au juste ?
- La chambre, mais aussi la salle de bain. C'est tellement beau...
- Ok, et ensuite, que se passe-t-il ?
- Ça cogne à la porte. Jimmy va ouvrir. Il revient suivit par deux hommes derrière lui. Il nous dit qu'ils sont là pour nous accompagner à notre nouvelle destination, mais qu'il faut partir vite. Plus vite nous quittons la suite, plus vite nous serons vraiment en sécurité. Jimmy récupère le sac avec lequel je suis venue et me le colle dans les mains en me disant qu'il vient me chercher dès qu'il le peut. Il m'embrasse encore, en me serrant fort. Je lui dis que je ne veux pas le quitter, pas si vite. Il me confie à l'un des hommes en me suppliant de les suivre et qu'on se reverra très vite. Nessy me tire par le bras et m'entraîne avec elle. Je jette un dernier regard à Jimmy qui me dit qu'il viendra me chercher, que c'est une promesse, qu'il ne faut pas que je m'inquiète parce que tout ira bien maintenant.
- Et a-t-il eu raison ?
- Oui. Après avoir roulé longtemps, les hommes d'Alfred nous ont emmené dans l'appartement où vivait Vicky. Nous nous sommes effondrées les unes sur les autres et nous avons pleuré de joie. Nous avons parlé, pleuré, rit, et encore parlé, pleuré et rit. Vicky nous a proposé de la nourriture qu'elle avait faite elle-même. On s'est régalées parce que c'était très bon.
Toujours les yeux fermés, Jenna approcha la main de son visage et murmura sur le ton de la confidence.
- Il paraît qu'elle cuisine bien, alors je ne vais pas le contredire. Tant que je n'ai pas goûté à sa cuisine, je lui laisse le bénéfice du doute.
Elle gloussa avant de poursuivre :
- Puis Jimmy est venu me chercher en plein milieu de la nuit, comme il me l'avait promis.
- Où t'a-t-il emmené ?
- Chez lui, à son appart. Nous n'étions pas seuls. Un des hommes d'Alfred nous a suivi en voiture. Il est resté devant la porte d'entrée pour guetter, juste au cas où...
- Qu'as-tu ressenti en arrivant chez Jimmy ?
Jenna fronça les sourcils, signe qu'elle réfléchissait.
- Je me suis sentie en sécurité. C'est la première impression. Ensuite, bizarrement, j'ai eu l'impression d'être une étrangère, comme si je n'avais jamais mis les pieds dans cet appartement, comme si je le découvrais pour la première fois.
Elle n' inventait pas. Elle l'avait vraiment ressenti. Sans comprendre d'ailleurs pourquoi elle ne s'était pas sentie à sa place à son arrivée. Peut-être parce que fracassée comme elle l'était, elle se voyait plus comme un poids que Jimmy avait eu à supporter. Peut-être aussi que voir la chambre du bas dans la position horizontale n'était pas la meilleure des vues de l'appartement et cela ne l'avait pas aidée à se sentir en adéquation avec ce nouvel environnement. Quoiqu'il en fût, avec du temps, de la patience et sa guérison, tout avait fini par rentrer dans l'ordre, chez Jimmy, elle s'y plaisait.
- C'est compréhensible. La perception que tu as d'une pièce, d'un lieu, est différente dès lors que tu y vives, ou que tu n'y sois que de passage. Moi-même, qui connais très bien l'appartement de mon petit-fils, je le verrais différemment si je venais à y dormir.
- Ah bon ? réagit Jenna en ouvrant subitement les yeux.
- Oui, c'est évident. Referme les yeux, on n'en a pas fini !
Elle les referma précipitamment et attendit que Georges poursuive :
- Penses-tu être heureuse aujourd'hui ?
- Oui ! lâcha-t-elle spontanément.
Georges arrivait au moment crucial de la discussion. Il espérait vraiment qu'elle ne se braquerait pas.
- Il ne te manque rien dans ta vie, actuellement ?
- La danse ! Mais Jimmy y a remédié. Je vais pouvoir reprendre la pôle dance pas plus tard que cet après-midi, il me tarde d'y être d'ailleurs, lui répondit-elle complètement enjouée.
Georges approuva la démarche de son petit-fils après que Jenna lui eut fait part de la belle mais très inattendue surprise qu'elle avait découverte la veille.
- C'est une adorable attention, mais ça ne me surprend pas de lui. Il ne te manque rien d'autre ?
Il tenta encore de la faire parler d'elle-même. Si par malheur elle ne comprenait pas les allusions, ou bien faisait semblant de ne pas les comprendre, alors, il prendrait le taureau par les cornes. Il ne comptait pas la laisser partir tant qu'il n'avait pas crevé cet abcès qui pourrissait une partie du quotidien de son petit-fils et de sa tendre Myrtille.
- Non, tout va bien Georges !
L'intonation employée était plutôt catégorique, comme si elle le prévenait de ne pas continuer sur ce chemin là. Mais ce bourricot de Georges fut loin d'être impressionné car elle venait de le conforter dans l'idée qu'elle savait où il voulait l'amener. Il changea donc de tactique.
- Bon, on va arrêter de tourner autour du pot, Myrtille. Je sais que tu as compris pourquoi je t'ai fais faire tout ça, n'est-ce pas ?
Les yeux toujours fermés, les sourcils froncés, Jenna ne répondit pas, mais ses mains posées de chaque côté de ses cuisses se fermèrent pour ne former plus que des poings.
- Georges, dit-elle d'une petite voix, je ne veux pas en parler...
- Alors, tu vas les laisser gagner ! la coupa-t-il fermement.
- Non, c'est moi qui vais gagner. J'ai déjà gagné une première fois en n'étant plus sous leur emprise...
- Tu rêves les yeux grands ouverts Myrtille. Tu es toujours sous l'emprise de Lewis, quoique tu en dises, quoique tu en penses !
Les lèvres de la jeune femme se mirent à trembler. Georges le remarqua mais ne s'apitoya pas.
- Non, je peux y arriver, je le sais !
- Ouvres les yeux, s'il te plaît Myrtille et regardes-moi.
Elle s'exécuta et ouvrit ses yeux embués de larmes.
- Je ne veux pas en parler, s'il vous plaît Georges.
- Il le faut pourtant. Bon, dit-il en s'asseyant sur la table basse en face d'elle, tu ne veux pas en parler tout simplement parce que ça te fait du mal, j'ai raison ?
- C'est pire que ça... ça me tue, avoua-t-elle en évitant soigneusement de croiser le regard inquisiteur du vieil homme.
- C'est bien Myrtille, c'est ça que je veux que tu fasses. Je veux que tu mettes des mots sur le mal qui te bouffe, mais aussi sur ce que tu ressens vis-à-vis de Lewis et des hommes qui étaient avec lui ce soir là. Explique-moi ce que te tu ressens là, tout de suite.
La respiration de Jenna s'était accélérée, son cœur tambourinait fortement dans sa cage thoracique, ses mains étaient moites. Des images de ce soir là ressurgirent subitement et envahirent ses pensées. Elle était suspendue, les mains emprisonnées par des menottes, et elle subissait les assauts sauvages de Lewis. Elle voyait son gros visage rougit par les efforts qu'il fournissait, elle entendait les rires des autres qui se propageaient tout autour d'elle, autant qu'elle les entendait la couvrir de paroles obscènes.
- Mon dieu, souffla-t-elle terrorisée.
Georges eut une terrible envie de la serrer contre lui tellement elle lui apparut fragile et dévastée en cet instant, mais il ne céda pas à sa pulsion et continua de la malmener.
- Je t'écoute Myrtille, dis moi ce que tu ressens, MAINTENANT ! la somma-t-il.
- J'ai mal, cracha-t-elle presque en hurlant.
- Mal comment ? Dis-le moi, Myrtille !
- Je veux mourir !
Ses poings étaient tellement crispés que la jointure en était tout blanche.
- Pourquoi ?
- Pour ne plus souffrir...
- Tu crois que c'est ça la solution, que tu meurs ?
Elle baissa la tête tout en acquiesçant.
- Tu te rends compte que tu es complètement dans l'erreur ? Tu peux me dire pourquoi on a pris la peine de te sortir de cette merde si c'est pour que tu te foutes en l'air au final ? Imagine Tennessie avoir les mêmes propos que toi, qu'est-ce que tu lui dirais ?
Jenna était prise de sanglots. Revivre ces moments lui était insupportable, mais curieusement, la voix du vieil homme la rassurait, comme si elle tenait lieu de rempart entre ses souvenirs et la réalité, comme si quelque part dans son subconscient, une petite voix lui disait que tout était fini, que tout était derrière elle. Elle prit subitement conscience qu'il avait raison. Les souvenirs lui faisaient du mal, mais ils n'étaient que des souvenirs. Dans la réalité, ils ne pouvaient plus l'atteindre physiquement.
Georges s'aperçut que les tremblements de Jenna se calmaient petit à petit. Elle respirait moins vite, et ses poings étaient moins crispés.
- C'est bien ma p'tite Myrtille, détends toi. Ici, tu ne crains absolument rien. Et qu'il y en ait un seul qui s'avise à mettre un pied n'importe où dans cette maison, il se prendra un coup de carabine là où je pense !
L'esquisse d'un sourire se forma sur le visage humide de la jeune femme. Georges en profita pour lui asséner le coup de grâce.
- Tu veux te débarrasser d'eux, Myrtille, pour toujours ?
- C'est mon souhait le plus cher.
- Ils t'ont salie de la pire des manières. Mais il y a une personne qui peut nettoyer toutes ses immondices qui te collent à la peau, et de la plus belle des façons en plus. Laisse le faire Myrtille, laisse le te rendre ce qu'ils t'ont pris. Laisse le te rendre ta dignité.
- Comment ?
- C'est très simple. Les derniers souvenirs qu'à ton corps, viennent d'eux. Offre lui en d'autres. Et qui peut t'aider à ça ?
- Jimmy.
- Oui. Il est le seul à pouvoir agir. Accepte qu'il t'aide, c'est votre seule chance de vous en sortir.
Jenna ne répondit pas, mais une certitude s'imposa en elle. Georges avait raison, et elle su exactement comment procéder pour espérer une victoire. Arriverait-elle à aller jusqu'au bout de son idée ? Elle ne le jurerait pas, mais on lui avait indiqué le début du chemin à emprunter, elle n'avait plus qu'à le suivre. Le reste dépendrait de l'évolution de la situation, mais ce dont elle était sûre, c'était que cette nouvelle résolution qu'elle ressentait lui donnait l'envie comme jamais auparavant d'y croire.
Sans un mot envers le vieil homme, elle se leva et le prit dans ses bras. Surpris et ému, il lui rendit son étreinte.
- Merci pour tout Georges.
- Je t'en prie. Finis en une bonne fois pour toute Myrtille. Dégage les définitivement de ta vie !
Elle opina énergiquement de la tête, tout en s'essuyant les yeux, bien décidée à anéantir l'effet néfaste qu'avait encore Lewis sur elle, le plus vite possible.
...
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