Chapitre 3
— Ahelys, je n'ai pas eu l'occasion de te parler sérieusement depuis... commença Hermais alors qu'une dizaine de minutes s'étaient écoulés.
— Je m'en fiche. Conduis juste, le coupa Ahelys.
Depuis que j'ai appris que tu étais un espion ? ricana-t-elle. Oh si, ils avaient eu l'occasion de discuter, avec les poings même. Alors qu'il l'avait plusieurs fois suppliée de lui laisser une chance de s'expliquer, elle l'avait défiée dans un combat. Si elle perdait, elle acceptait de l'écouter, sinon il la laissait tranquille. Ahelys s'était lâchée, défoulée de toute cette pression et de toute cette fureur accumulée contre lui, contre eux tous. Il n'avait pu sortir de sa chambre pendant deux semaines et avait depuis fait profil bas. Pourquoi voulait-il remettre ce sujet sur le tapis, au risque de récolter la même honte que la dernière fois ? Hermais garda le silence et elle pensa qu'il avait enfin abandonné mais il insista :
— Je n'en peux plus de ces regards, de cette haine alors que je t'ai connue si souriante ! Tu es égoïste Ahelys, tu refuses d'accepter d'autres bonnes raisons que les tiennes, tu boudes les nécessités et les sacrifices des autres.
Exaspéré par la situation, il avait jeté un regard lourd de reproche à la jeune femme, stoïque puis il se radoucit et rajouta :
— Mais j'ai aussi ma part de responsabilité là-dedans, une très grande part dedans, j'en suis bien conscient.
Face au mur borné d'Ahelys, il soupira et se reconcentra sur la conduite de l'appareil. Les yeux rivés sur les plaines et les villages qui défilaient, ils ne pouvaient voir les poings serrés de sa coéquipière, ses phalanges blanches alors qu'elle serrait l'accoudoir de son siège. Une envie irrépressible de l'étrangler la prenait, là, maintenant. Elle n'aurait pas de mal à s'en sortir avec ses ailes et prétexterait qu'ils avaient eu un accident. Mais le doux rêve s'arrêterait bien vite à la punition de l'Empereur. Que cela pourrait-il être cette fois-ci ? Elle ne souhaitait pas le savoir. Cette première humiliation serait la dernière.
Elle détourna alors le regard vers le paysage pour se dérider et s'aperçut qu'ils s'approchaient de l'orée de la forêt de Neiky. Son regard traversa Plym qui comme le soldat l'avait annoncé, ne paraissait pas trop touchée. Sans doute était-ce dû à la date de construction de la cité, à peine terminée lors de l'arrivée d'Ahelys sur Urissa. Les matériaux d'un technologie extra-urissienne avaient résisté au choc. Quelques secondes plus tard, un cri inarticulé traversa ses lèvres ouvertes alors qu'elle mesurait l'étendue du tremblement de terre. Une plaie béante, qui barrait la terre de part en part. Immense boursouflure noire au milieu des arbres ancestraux. Située dans la largeur de la jungle, la fissure touchait même une partie de la ville où les bâtiments écroulés s'alignaient par centaines. Hermais qui avait vu cette horreur en même temps que la jeune femme cherchait maintenant un endroit assez plat pour atterrir. Il nota la présence d'une place assez aérée et qui semblait avoir été épargnée par les secousses. D'un tour de volant, il se posa une vingtaine de minutes plus tard sur la place dont les pavés avaient été à moitié arrachés du sol. Ahelys jaillit de l'appareil et prévint à peine son compagnon de ses intentions.
— Je vais voir dans les airs les zones qui nécessitent le plus d'aide ! s'écria-t-elle avant de s'élancer dans les airs.
Alors qu'ils survolaient la ville dans le vaisseau, certains quartiers lui avaient paru plus problématiques mais elle pouvait maintenant saisir toute l'ampleur des dégâts. Elle survolait les toits écroulés quand un cri d'enfant la tira de sa course vers les immeubles encore à moitié debout de la ville. Ses yeux parcoururent les rues aux alentours et elle intercepta deux nerelforts qui s'approchaient d'une fillette et d'un bambin. Elle se précipita en piqué vers les enfants et percuta de plein fouet un des félins en plein vol. Projetée contre une armature en métal, la créature s'empala sur un pic. La seconde d'après, Ahelys tirait avec un pistolet paralysant sur le deuxième nerelfort. L'action s'était déroulée en une dizaine de secondes, à peine en l'espace de cinq ou six battements de cil. La jeune femme se tourna alors vers les deux enfants : une naëfilienne d'une dizaine d'années protégeait de son corps un bambin, qui devait à peine avoir cinq ans. Ahelys s'apprêtait à se propulser à nouveau dans les airs mais fronça les sourcils alors qu'une tête de Terrien aux cheveux ébouriffés jaillit derrière l'épaule de la gamine. Une étrange sensation lui étreignit le cœur et elle s'accroupit près d'eux. Elle est mignonne à le protéger, se surprit-elle à penser. De nouveau, le garçon se cacha derrière son ainée.
— Je vais vous amener en sécurité, d'accord ? les rassura Ahelys.
— Merci Madame de nous avoir sauvés, s'exclama la fillette d'un ton solennel.
La jeune femme se redressa et se passa une main dans les cheveux, agacée. Où pouvait-elle les emmener dans la ville en ruine ? Il devait bien y avoir des rassemblements de rescapés mais elle craignait qu'ils se fassent attaquer par les bêtes sauvages terrifiées. Au même moment, des avions filèrent dans le ciel : des renforts. Les troupes et les vaisseaux de secours se trouvaient sans doute en cours de route, à une heure et demie environ de la jungle. Le bruit de pas dans les décombres la fit baisser la tête : Hermais la rejoignait. Il jeta un œil inquiet vers les enfants, à peine égratignés et s'adressa à Ahelys :
— J'ai trouvé des victimes qui se sont réfugiées dans un vieux bâtiment presque intact. Les soldats de la ville les protègent, je peux amener les petits là-bas. Ils m'ont parlé des immeubles à l'ouest de la ville, à moitié écroulés, tu devrais t'y diriger.
— J'étais sur le chemin quand j'ai croisé ces gamins attaqués par des Nerelforts. Je te les confie !
La jeune femme s'accroupit pour sauter dans les airs et battit des ailes pour s'élever et se repérer dans les ruines. Elle fonça alors vers les bâtiments repérés plus tôt et alors qu'elle s'approchait, elle découvrait ces hautes structures comme éventrés, sur la hauteur, ou sur la largeur. Des rampes métalliques se tordaient dans les airs, pendantes et nues. Par lequel entamer ses recherches ? Elle n'eut pas à hésiter longtemps, des cris à l'aide l'attirèrent une vingtaine de mètres plus bas. Une silhouette se retenait à une barre de métal à l'horizontal. Si Ahelys n'agissait pas dans les minutes qui suivaient, cette personne allait s'écraser. Elle se laissa tomber sur plusieurs mètres et alors qu'elle allait empoigner la main pleine d'espoir du Naëfilien, la barre lâcha. Un cri inarticulé traversa les yeux ahuris de l'homme. Ahelys plongea, les ailes plaquées contre son corps. Du bout des doigts, elle saisit une étoffe, puis le bras et enfin la hanche. Elle déploya alors ses ailes et le cri de la victime se tut, les yeux cette fois-ci remplis d'admiration. La jeune femme essoufflée se posa quelques instants plus tard sur le sol et abandonna là le rescapé, sans même prêter attention au merci jeté à l'envolée.
Elle sonda pendant plusieurs minutes les étages et découvrit plusieurs corps enfouis sous le plâtre et les meubles. Les morts, trop nombreux lui laissaient un goût amer dans la bouche. Ahelys aidait les survivants et repartait aussitôt aux secours des autres, parfois sous les conseils des anciens qui disaient avoir aperçu un tel appeler à l'aide de tel côté ou un autre quelques étages plus bas.
Une heure plus tard, elle avait à peine entamé le deuxième immeuble et le décompte des morts augmentait sans cesse, trop vite. Les nerfs qui reliaient ses ailes à ses muscles la tiraillaient et ses bras brûlaient alors qu'elle portait sans se plaindre enfant, homme et vieillard. Elle leva encore une fois les yeux vers le ciel, à la recherche des vaisseaux de secours, où étaient-ils bon sang ! Ahelys se posa au sol pour contacter Hermais, savoir quel était le bilan de son côté.
— On n'arrête pas de trouver des morts dans les décombres, et on a sécurisé un autre lieu pour les survivants, le premier n'est plus assez grand pour tous les contenir, avoua-t-il.
Elle ne précisa pas quand il lui demanda comment elle se débrouillait qu'il lui aurait fallu d'autres bras en plus pour secourir les pauvres âmes dans ces immeubles. Cette aide ne viendrait qu'avec le matériel spécialisé des vaisseaux de secours.
Ces quelques minutes lui avaient permis de souffler un peu, alors que le soleil presque à son zénith, caché par de lourds nuages enveloppait la ville dans une chaleur humide. Les nuages de pluie qu'Ahelys avait aperçu à son réveil, plusieurs heures plus tôt les survolaient maintenant. Le tonnerre gronda et elle pesta contre l'orage qui se préparait. De nouveau, elle s'élança dans les airs, vers le troisième bâtiment où elle continua son sauvetage. A force, les « merci » n'avaient plus aucune saveur, plus aucune flamme ne s'allumait alors qu'elle jubilait plus tôt de voir un Naefilien la remercier de lui avoir sauvé la vie. Elle avait eu alors comme l'impression de tenir cette âme entre ses mains, ou plutôt entre ses ailes. Mais non plus rien, à part un vague sourire et elle oubliait déjà son visage, le poids de son corps. Des gouttelettes commencèrent à se déposer sur la jeune femme, puis la pluie s'intensifia, battant les épaules d'une mélodie sourde. Elle ne pouvait plus voir à deux mètres ! Ahelys passa une main pour s'éponger le visage et jeta un regard rageur vers les nuages qui grondaient toujours, comme un félin après chaque tonnerre.
Alors qu'elle tournait la tête vers la forêt, le feuillage des arbres attira soudain son attention. La pluie s'écrasait sur les feuilles, mais un autre mouvement semblait s'animer entre les branchages. Elle écarquilla les yeux alors qu'une sorte de tige d'un brun rougeâtre fusa de la canopée et disparut aussitôt. Ahelys crut avoir rêvé, mais non. Une chose s'approchait bien de la ville. Une chose immense à faire trembler la forêt et dont le cri bestial résonna soudain dans la ville de Neiky. Les poils de la jeune femme se dressèrent et son premier instinct fut de vouloir fuir, fuir ce monstre enragé dont l'habitat venait de se faire dévaster. Aucun des animaux qu'elle ne connaissait de cette forêt ne produisait ce son glaçant. Poussée par une curiosité étrange et son devoir, elle délaissa les immeubles pour foncer à l'orée de la jungle.
Alors, elle surgit. Huit mètres de muscles, de fourrure rouge et de griffes acérés se trouvait prêt à dévaster la ville. La tige qu'Ahelys avait vu percer, en réalité une queue parmi trois autres qui virevoltaient et fouettaient les airs. D'où peut sortir cette chose, à part d'un livre de légende ? songea avec horreur la jeune femme. Elle se rappela soudain ce livre pour enfant où il était question de ce félin, censé être disparu depuis des centaines d'années dans les plaines au Nord-Ouest du Continent. Un animal presque mythologique, au même rang que les licornes. L'Ofrelki réapparaissait au milieu de la forêt de Neiky.
Les pupilles verticales du félin se tournèrent vers Ahelys, alors la personne la plus proche. En une fraction de seconde, elle comprit le danger et se jeta au sol. Une des queues avait fusé à l'endroit où elle se tenait plus tôt, à deux ou à trois mètres du sol. Elle fit apparaître un pistolet qu'elle tendit vers la créature mais les balles semblèrent n'être que des égratignures pour l'immense bête. La jeune femme jura et téléporta deux épées, du matériau le plus résistant sur cette planète. Juste à temps pour contrer une autre queue venue pour la précipiter à terre. Les deux armes croisées, Ahelys faillit lâcher prise et se faire désarçonner mais elle tint bon, les bras déjà en feu après les sauvetages de la matinée.
Elle recula d'un bond, hors de portée de ces tentacules de fourrure et avisa les griffes et les crocs de la créature, les yeux toujours rivés sur elle. Comment allait-elle s'en débarrasser ? dès qu'elle approcherait, l'Ofrelki utiliserait ses queues pour la mettre à terre et la taillerait à coup de griffes et de crocs. Vu sa taille et les effets des balles sur son corps, Ahelys n'imaginait même pas utiliser les fléchettes tranquillisantes données pour les Nerelforts. Un curieux face à face où chacun analysait l'autre s'était installé. La femme contre la bête, la civilisation contre le sauvage. Mais rien d'idiot dans les pupilles fendues du félin qui la fixaient, immobiles.
Un cri soudain traversa la confrontation silencieuse et elle aperçut Hermais qui s'approchait, à peine à quelques pas d'elle sur la droite. Elle tourna la tête pour le prévenir de ne pas s'avancer mais la seconde d'après, une seconde trop tard, elle vit une queue se diriger à toute vitesse vers elle. Je me suis trompée, je suis encore à sa portée, réalisa-t-elle, et elle n'avait pas le temps d'esquiver ou de contrer. Ahelys ferma les yeux dans l'attente de l'impact. Mais à la place, elle sentit la pression d'un corps contre elle. Elle rouvrit les yeux, puis les écarquilla. Hermais avait saisi le tentacule pour la bloquer, et le visage écarlate, il lâcha l'appendice qui retourna fouetter les airs, près de la bête. Pourquoi l'avoir sauvée ? Elle le détestait, il le savait et s'il se trouvait à sa place, elle en aurait sans doute profité pour s'attaquer à l'Ofrelki. Alors pourquoi ? Et puis j'aurais très bien pu amortir ce coup aussi, je sais très bien me défendre toute seule, enragea-t-elle pour se cacher à soi-même son désœuvrement. Le jeune homme sembla reprendre son souffle avant de murmurer à Ahelys :
— On va devoir travailler en équipe sinon on n'en viendra jamais à bout.
Elle hocha la tête à contre-cœur. Il avait raison, elle aurait eu du mal seule à parer les trois queues en plus de la créature elle-même. Son for intérieur réfutait cette proposition mais elle n'avait pas le choix, elle ne comptait pas mourir ici. Peut-être même n'auraient-ils pas d'autres renforts, les soldats en petite quantité disséminés dans la ville en ruine inconscients du danger à l'orée de la jungle. Car s'ils laissaient passer l'Ofrelki, Ahelys n'osait imaginer les dégâts qu'il causerait dans la ville déjà en ruine, les victimes et les blessés. Non, ils devaient l'arrêter ici-même.
Déterminée, la jeune femme empoigna de mains fermes ses deux épées. L'adrénaline entraînait encore une fois son corps au-dessus de ses limites, surpassait la douleur et les courbatures. Elle jeta alors un œil vers Hermais, ils devaient convenir d'une stratégie.
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