Chapitre 2

Ses doigts caressèrent doucement la peau de porcelaine, blanche et presque étincelante. Elle frôla la nuque, traverse le dos en s'attardant sur les omoplates puis sur le bassin et souligna la courbe des fesses avant faire le trajet inverse. La jeune fille, endormie avec ses bras sous l'oreiller ne se rendait pas compte de la fascination qu'elle exerçait sur Ahelys qui gardait les yeux rivés sur son corps, à explorer ces courbes qu'elle avait enlacé quelques heures à peine. Elle remonta un peu la couverture sur le dos nu qui frissonnait face à une soudaine brise qui s'était engouffrée de la baie vitrée ouverte et s'était infiltrée au-delà les rideaux pastel. La brusque envolée du tissu permit à la jeune femme de voir l'aube se lever et envelopper le ciel d'un rose et d'un orange intense. Au loin, de gros nuages menaçaient l'horizon, sans doute arriveraient-t-ils avant le réveil de l'endormie. Ahelys ferma la fenêtre et après un rapide coup d'œil à l'heure s'habilla pour quitter la suite à pas de loups. Dans les couloirs régnait la frénésie habituelle des domestiques et des gardes avant le réveil des habitants du palais. Elle s'était réhabituée à cette fièvre connue des années plus tôt, bien trop vite à son goût. Comme si les années d'entre-deux ne s'étaient jamais déroulées, qu'elle était toujours sous le joug de l'Empereur. Qu'elle allait d'ailleurs voir d'ici quelques minutes, le temps de parvenir à son bureau.

Les serviteurs l'ignoraient la plupart du temps quand elle les croisait : pour eux elle était devenue la vendue de Neferlme. Elle avait échoué alors les esclaves le lui rendaient bien. Elle ne pouvait pas leur en vouloir, elle aussi se haïssait.

Quand elle parvint au lieu de rencontre, Ahelys toqua cinq fois, d'un code que l'Empereur avait convenu pour ses visites et elle entra trente secondes plus tard.

Le jeune homme, penché sur son bureau lui accorda un coup d'œil avant de la saluer et de l'inviter à s'asseoir. Il rajouta :

— Le petit-déjeuner ne devrait pas tarder à arriver. Sinon je n'ai pas beaucoup de temps à t'accorder, vingt minutes maximum, j'ai une réunion avec mes Conseillers.

Elle hocha la tête avant de s'asseoir mais elle sentit une pointe d'agacement chez l'Empereur qui signait une liasse de papier avec un marmonnement.

— Bonjour, j'apprécierai volontiers de grignoter, lâcha Ahelys du bout des lèvres avant de retourner à son mutisme.

Neferlme laissa éclater son mécontentement et s'exclama d'un ton outré :

— Bon sang, je n'arrive pas à te faire dire plus que ça au début de nos entretiens et à peine plus de tes rapports ! Essaie de te montrer agréable, cela fait maintenant quatre mois que tu es sous mes ordres et j'ai l'impression de parler à une machine !

— Vous préfériez quand j'étais écumante de rage dans l'arène ? rétorqua-t-elle.

— Presque oui ! Je vais te coller un dîner mondain ou alors te faire la garde du corps d'une noble qui demande une protection. Une demoiselle de la maison de l'air...Je n'ai pas besoin de te faire un dessin de qui est cette personne.

— Vous voulez que je vous fasse la discussion alors que vous avez assassiné mon frère et envoyé un espion m'empoisonner à vie ? s'étonna-t-elle, incrédule.

— Ta vie dépend de mon bon vouloir Ahelys, même si cela t'enrage. Et je peux très bien m'arranger pour te la rendre invivable, susurra-t-il.

La tension dans la pièce était soudain montée d'un cran, la jeune femme, les poings sur la table dominait l'Empereur. Enfin, elle savait que ce n'était qu'une illusion. Pas pour longtemps, se promit-elle. Mais elle se l'était promis si souvent ces derniers mois qu'elle n'avait même plus de valeur, de saveur de revanche dans son esprit. Non, plus rien à part peut-être l'habitude ne rythmait cette phrase.

Une clochette retentit en dehors de la pièce, juste derrière la porte et une vingtaine de secondes plus tard, un domestique entrait avec un plateau en main. Malgré elle, Ahelys sentit son estomac se tordre de faim. Depuis son retour hier en fin d'après-midi, elle n'avait rien mangé et son ventre criait famine. Pourtant elle se refusait à manger à sa faim dans ce bureau. Jamais elle ne pourrait y ressentir une émotion positive, même ce contentement primaire.

Mais quand l'esclave fut partie, Ahelys s'empara d'une pâtisserie traditionnelle connue pour caler l'appétit et croqua dedans avec mauvaise humeur. Si sa chance tournait mal, et le cas se présentait souvent, l'Empereur l'enverrait juste après leur entretien pour une mission sur le champ. Alors autant se rassasier quand elle le pouvait avant que ce corps ne lâche.

Neferlme, lui, saisit un petit fruit de la taille d'un raisin et en goba plusieurs avant de fixer son attention de nouveau sur la jeune femme.

— Alors, raconte-moi cette dernière mission, comment les Maisons ont-elles réagi ?

Ahelys manqua de s'étouffer au dernier morceau de pâtisserie puis effaça les traces de miettes avant de répliquer :

— Comme vous pouvez vous en douter, mal. La crise a-t-elle vraiment imposé le fait de réduire leurs privilèges ? Ce n'est pas pour me déplaire mais ma venue les a agacés en plus de vos demandes. Plus les coupes dans le budget, les travaux qui nécessiteraient plus de machines... L'ambiance était très tendue, j'ai l'impression qu'il se trame quelque chose. Pourquoi m'avoir envoyée au Conseil ? Je ne suis pas la meilleure tête de vos larbins pourtant.

— Il se trame toujours quelque chose avec les clans originels, surtout celui de l'Air qui ne s'est jamais remis de la défaite que leur a infligé notre ancêtre Thélia, rétorqua l'Empereur. Et sinon tu ne devines pas pourquoi ? C'est pourtant évident...Tu leur fais peur, peut-être même plus que moi car ils savent que tu es guidée par la vengeance et non pas la raison. Ils ont beau te traiter comme un animal obéissant à tous mes ordres, ils reconnaissent ta force et n'ont aucune envie de te contrarier, surtout avec ton regard de tueuse...

Elle renifla d'un air dédaigneux avant d'acquiescer. Parfois, elle oubliait tous ses exploits de l'année passée. A quoi bon y penser ? Ils n'avaient servi à rien, rien de plus qu'à agiter ce chien enragé qu'elle était devant ces nobliaux terrifiés. Mais durant le Conseil, une jeune fille lui avait tenu tête, une demoiselle de la Maison de l'air justement. Elle s'était plainte d'une voix butée pour des détails frivoles et un aîné lui avait coupé la parole pour acquiescer face aux directives énoncées par Ahelys dans ce dîner de circonstance. Au moins, elle jubilait du désordre qu'elle avait créé dans l'Empire. Certains bastions continuaient de se battre dans les villes et Neferlme l'envoyait mater la rébellion, dans le but de décourager les révoltés. La Résistance existait toujours et la jeune femme entendait parfois des nouvelles de Sealvey ou d'Adrien, introuvables par le gouvernement. Les savoir encore vivants apportait un peu de chaleur dans ce cœur froid mais à chaque fois survenait l'idée de la mort de Nicolas. Tout se gelait, jusqu'à ses veines où le sang n'obéissait plus au cycle naturel, bloqué. Seule l'image, tragique et immense de la chute lui traversait l'esprit. Elle songeait alors à leurs parents, à ses parents. Ils ne sauraient jamais comment leur fils adoré était mort. Ahelys se voyait leur expliquer, essuyer les reproches et la colère. C'est de ma faute. Tout est de ma faute. Tout. Tout. Absolument tout.

Ses poings se serrèrent sur les accoudoirs du fauteuil et elle se mordit l'intérieur des joues de frustration de ne pouvoir étrangler cette gorge, celle-là même qui avait ordonné d'un claquement de langue la mise à mort.

Soudain, des secousses la tirèrent de ses pensées. De plus en plus branlantes au fil des secondes, des pièces du mobilier tremblèrent sur les étagères et le plateau ramené par la domestique s'écrasa au sol. Une minute plus tard, l'incident s'était stoppé mais Ahelys et Neferlme s'étaient regardés avec stupéfaction. Les tremblements de terre n'explosaient jamais sur le continent mais dans les océans, parfois près des côtes du pays de l'Etoile. Ni l'un ni l'autre n'avait connu un incident pareil depuis leur naissance.

Plusieurs secondes plus tard, un homme débarqua dans la salle, le souffle coupé.

— Toutes les communications sont mortes de Neiky depuis le tremblement de terre ! Pour la ville de Plym, ils annoncent quelques bâtiments effondrés. Les dernières infos que nous avons ce sont les images d'un gouffre au milieu de la forêt ! Le bouclier magnétique s'est aussi rompu de Neiky s'époumona-t-il.

— Laisse-moi y aller, s'écria Ahelys à l'attention de l'Empereur. Des gens doivent être bloqués dans les bâtiments ou vont être attaqués par les bêtes sauvages d'une minute à l'autre !

Neferlme ne prit pas la peine de réfléchir et accepta avant de lancer au soldat :

— Envoyez des troupes, avec pour consigne d'utiliser le plus possible le monde paralysant de leurs armes. Et des vaisseaux de transport et de premier secours pour les blessés !

Alors qu'Ahelys se précipitait en même temps que l'homme venu les avertir vers la sortie, l'Empereur s'exclama vers le garde :

— Contactez également Hermais pour qu'ils prennent un vaisseau rapide avec Ahelys le plus vite possible.

— Quoi ? Pas question de l'avoir dans mes pattes ! s'indigna-t-elle.

— C'est un ordre, le temps presse, ne discute pas et va dans le garage 5 ! s'emporta Neferlme, des flammes annonciatrices d'une colère soudaine dans ses yeux.

Rendue rouge par la rage, elle sortit de la pièce et dévala les escaliers et les couloirs bondés de la population paniquée pour se rendre dans le bâtiment qui accueillait les vaisseaux ultra rapides, à peine finalisés un mois plus tôt. En une trentaine de minutes, ils seraient sur les lieux contre 6 h dans un transport plus classique. Elle serra les poings alors qu'elle atteignait le garage, pourquoi Neferlme lui avait imposé de s'y rendre avec lui ? Il aurait pu très bien s'y rendre seul. Mais je ne sais pas conduire ces engins, déplora Ahelys. Dans un grognement, elle se promit d'y remédier pour que ce genre de cohabitation ne se reproduise plus. Elle évitait autant que possible de le croiser et l'Empereur avait compris que les envoyer ensemble pour une même mission ne se trouvait pas être la meilleure idée. Elle ne le craignait pas autant que le monarque et savait que si elle le voulait, elle pourrait le tuer. L'entraînement dans l'aéronef, bien loin aujourd'hui : elle s'était encore améliorée, encore entraînée. Oui, la seule personne qu'elle craignait encore tenait sa vie entre ses mains. Si Neferlme possède mon cœur, je peux bien même en posséder un, non ? songea-t-elle avec un rictus. Hermais avait compris ce fourmillement dans ses mains quand il la croisait, ce regard impénétrable qu'il avait pourtant bravé et percé. Cette même sensation qui la tiraillait encore quand elle se trouvait dans une foule de Naefiliens. Et ce Conseil ! Combien de fois avait-elle rêvé d'égorger ces porcs qui se gavaient de l'esclavage des Terriens !

Elle secoua la tête pour chasser ses pensées et joua par habitude avec un poignard pour calmer le bourdonnement à ses temps. Le sang qui pulsait à ses oreilles appelait lui-même le sang mais elle n'avait rien à lui offrir.

Des bruits de pas lui firent lever la tête : Hermais approchait. Il détourna le regard en la saluant, comme à son habitude et monta dans le vaisseau qu'on leur avait assigné sans autre mot. A peine une minute plus tard, ils décollaient en direction de Neiky.

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