Chapitre 11

Les jours passèrent dans le palais défiguré. Vingt morts pour l'instant et on comptait encore cinq disparus, peut-être enfouis pour toujours sous les décombres. Tous des esclaves : les médias s'en préoccupèrent à peine et s'excitèrent sur les dégâts matériels et le sauvetage de la princesse Thélia. Pendant ce temps, les préparatifs pour la mission sur Anva avançaient, l'équipe se montait. Ahelys savait que Gaya Tholm et cinq Eclipseurs allaient l'accompagner, avec Hermais.

Les deux dernières nuits, Thélia avait insisté pour dormir avec Ahelys et Neferlme avait accepté, sans que la jeune femme ne sache pourquoi. Elle s'attendait à des crises d'angoisse et de larmes où elle devrait consoler la princesse éplorée pendant des heures. Une réaction compréhensible après être passée aussi près de la mort, à avoir vécu dans un cocon toute sa vie. Mais non. A la place, c'était Ahelys qui avait fait un cauchemar et s'était réveillée en sursaut au milieu de la nuit, en sueur. Elle s'était épongé le front, regardé Thélia dormir d'un air serein et n'avait pas refermé les yeux. Dans son rêve, elle ne parvenait pas à la sauver. Et son chagrin prenait des proportions inimaginables pour une simple princesse manipulée. Cela ne veut rien dire, s'était persuadée Ahelys. Après tout, Thélia était au cœur de sa stratégie, et sa mort signifierait repartir à zéro, accepter un peu plus sa condition d'esclave, reporter un peu plus la promesse.

Ahelys, cette nuit encore ne dormait pas. Mais pas pour les mêmes raisons. Cette nuit, elle rencontrait Adrien et Sealvey dans la capitale. Elle souleva la couverture et la déposa délicatement à son endroit initial. Sans bruit, elle s'habilla et se chaussa. Au moment d'enclencher la poignée, la voix de Thélia s'éleva.

- Où allons-nous ?

Ahelys se retourna, les sourcils froncés. La princesse, tout à fait réveillée attrapait ses vêtements de la veille.

- Moi je vais faire un tour, toi tu ne vas nulle part, pointa la jeune femme.

Elle pensait la discussion close et s'apprêtait à sortir de la chambre. Une nouvelle fois, sa voix l'arrêta.

- Si tu sors sans moi, je hurle et je réveille tout le monde, la prévint Thélia.

- C'est quoi ce caprice ! Tu n'es pas une gamine que je dois me trimbaler partout à ce que je sache ! s'agaça Ahelys.

La lumière crue des deux astres de la nuit traçait un trait entre les deux femmes, comme une ligne les séparant. Les astres déposaient une lumière particulière sur le visage de Thélia, aussi blanche qu'une statue grecque, les traits tout aussi figés dans une détermination absurde pour Ahelys.

- Je sais que tu ne vas pas juste faire un tour dans la ville. Un rendez-vous ? Un proche de la rébellion n'est-ce pas ?

L'assurance de la jeune femme vacilla face à cette question. Comment pouvait-elle être au courant ? Sa surprise s'était reflétée dans ses traits et son interlocutrice s'empara de ces indices comme un trophée à brandir.

- J'ai raison, donc, se confirma Thélia d'un air satisfait.

Ahelys l'avait sous-estimé. Grandement sous-estimé. Elle pensait manipuler une adolescente un peu naïve, et aujourd'hui elle ne savait plus qui se faisait manipuler. S'était-elle fait avoir sur toute la ligne, encore une fois ? Neferlme était-il derrière tout ça ? Ahelys ne pouvait plus faire marche arrière, mais elle devait faire attention à ne pas non plus faire marche avant et dévoiler d'autres choses à Thélia sur ses objectifs. Car en cet instant, elle ne savait pas dans quel camp évaluer la princesse. Une ambiance étrange régnait dans la pièce : d'habitude, la princesse adorait être proche d'Ahelys, avoir un bout de son corps en contact avec elle. Mais en ce moment, les deux femmes semblaient être des aimants contraires, qui se repoussaient sans le chercher.

- Alors, tu m'emmènes ou pas ? s'impatienta Thélia.

- Pourquoi veux-tu venir ? prononça Ahelys entre ses dents serrées.

- Par curiosité. Evidemment, tout cela reste entre nous deux, je ne te dénoncerai jamais, énonça la princesse.

- Et pourquoi ça ? D'autres ne se sont pas gênés pour le faire, je te l'assure.

- Parce que je t'aime, s'étonna-t-elle d'un air simple.

Ahelys resta bouche-bée. Si Hermais lui avait dit ça, elle lui aurait ri à la figure, sans y croire un mot. Mais les mots de Thélia résonnaient dans son esprit. Comment s'assurer de leur sincérité ? Ils l'étaient, tout simplement, aucun doute ne pouvait s'imprimer sur cette simple phrase. Ahelys laissa tomber. Laissa tomber ses suppositions, laissa tomber ses angoisses et elle hocha la tête.

Sans bruit, elles sortirent de la suite et Ahelys emmena la princesse du côté de l'ancienne cour d'entraînement, où se trouvait le passage à l'abri des regards. Elle s'envola avec Thélia dans ses bras et plongea aussitôt au niveau de la faille pour ne pas attirer l'attention des postes de garde. Ahelys ressentait la crispation de sa protégée qui gardait les yeux obstinément fixés sur un point, à l'abri de cette peur du vide. Elle se posèrent sur la terre ferme à peine cinq minutes plus tard, dans des rues un peu contrebas du palais, dans les quartiers nobles. Thélia se dégagea aussitôt de l'étreinte pour fouler l'herbe avec soulagement.

- Tu as rendez-vous avec qui, je veux tout...? la pressa la princesse alors qu'Ahelys farfouillait dans un sac qu'elle avait pris.

- Avec Sealvey et Nicolas, mon frère, la coupa la jeune femme.

Elle tendit à Thélia des habits moins révélateurs de sa classe sociale et sortit une perruque qu'elle ajusta sur ses cheveux roux.

- Sealvey ? Cela fait des années que je ne l'ai pas vu ! trépigna la princesse.

Thélia se rhabilla rapidement et saisit le foulard qu'il restait pour cacher ses cheveux, tout aussi reconnaissables que ceux d'Ahelys, pour représenter la famille royale.

- Pourquoi tu n'as pas acheté un hologramme ? Ah, je vois, cela aurait pu paraître suspect ! comprit-elle.

Une fois camouflées, enfin, Ahelys savait bien que si on les regardait d'un peu plus près on les reconnaîtrait, elles traversèrent une partie des quartiers nobles. A moitié désert, elles s'aventurèrent un peu plus bas dans la ville qui s'anima peu à peu. Dans les rues un peu plus fréquentées, Ahelys héla un taxi qui les emmena dans les bas quartiers. Là, les gens encombraient presque les rues qui s'étaient couvertes de marchands ambulants. Thélia s'était collé à la vitre, regardait avec curiosité les spécialités culinaires des esclaves ou encore les échoppes où on riait plus qu'on achetait. La princesse avait vu des Terriens dans le palais, dans leurs tenues de journées, leurs visages de marbre contre toutes les injustices qu'ils subissaient, leurs sourires éternellement polis pour répondre à la moindre requête. Aujourd'hui, elle découvrait leurs vrais visages. Pas les masques et les courbettes des esclaves : mais des traits humains, des rires qui éclataient et traversait les vitres fines. Elle voyait leur visage s'illuminer au détour d'une conversation sous la lumière des lanternes bon marchées tendues entre les immeubles. Elle voyait leurs habits déguenillés parfois, loin de la propreté du palais, elle les voyait dévorer sans réserve une pâtisserie ou un sandwich, sans se soucier des regards. Car aucun noble ne viendrait mettre un pied dans des taudis pareils.

La voiture s'arrêta devant une sorte d'auberge et Ahelys dut tirer Thélia par la main pour la sortir de sa contemplation béate. Elles se faufilèrent entre les grandes carrures des buveurs et les corps sensuels des danseuses et de certaines serveuses pour atteindre le comptoir. Derrière la musique forte d'esclaves qui s'étaient improvisés en groupe de musique avec des instruments faits à la hâte, Ahelys interpella le patron. Elle lui récit un code qu'on lui avait transmis pour le rendez-vous et il hocha la tête. Il leur indiqua une chambre, située à l'étage et elles montèrent les escaliers, Thélia sautait presque les marches, survoltée à l'idée de revoir Sealvey. Arrivées devant la chambre, Ahelys toqua et se retrouva nez à nez avec le prince. Sans qu'elle puisse le prévenir de la présence de la princesse, celle-ci se jeta dans les bras de son cousin.

- Thélia, ici, j'hallucine ? s'écria Sealvey.

Il avait reculé de quelques pas sous l'impact et Ahelys referma la porte derrière elle et inspecta durant quelques secondes les lieux : un salon. Les murs en bois reflétaient avec chaleur la lumière des lampes accrochés au-dessus des fauteuils rassemblés en cercle. La jeune femme soupira et s'assit, avant de répondre à son ami :

- Non tu n'hallucines pas, elle m'a menacé de faire capoter cette réunion si elle ne pouvait pas sortir avec moi ce soir.

Adrien, d'abord surpris de la présence de la princesse s'approcha d'Ahelys, le regard noir. Il semblait avoir compris toutes les manœuvres et les manigances de son amie en un instant.

- Toi, avec elle ? s'exclama Sealvey, encore sous le choc.

- Ca serait long à expliquer. Nous sommes...devenues amies, improvisa Ahelys.

Thélia ne sembla pas se vexer de ce mensonge effronté et se détacha de Sealvey pour s'asseoir à côté de la jeune femme. Alors qu'elle se trouvait encore près de son cousin, Adrien lui jeta de nouveau un regard noir et lui murmura :

- Tu n'as pas osé, tu es folle ? Imagine dans quel pétrin ça te mettrait !

- Je ne suis pas à un pétrin près, répliqua la jeune femme.

Le jeune homme abandonna, les mains levées. Il changea alors de sujet :

- On a entendu parler de tes exploits, tu l'aurais sauvée de la chute d'une partie du château, c'est ça ? Chapeau !

- C'est d'ailleurs à ce sujet que j'ai des révélations, révéla Ahelys.

Les deux rebelles jetèrent un regard circonspect sur la princesse mais Ahelys haussa les épaules, une idée derrière la tête. Elle leur dévoila tout ce que l'Empereur lui avait dit. Adrien, au moment où Ahelys leur apprit que son père était un Dieu lui lança un regard compatissant. La vie de la jeune femme sur Terre avait été en partie consacrée à retrouver ses vrais parents, sans succès. Quand enfin, elle avait retrouvé ses souvenirs, elle avait découvert son père mort. Et maintenant, cet homme était devenu un étranger. Adrien saisissait bien mieux qu'Ahelys la confusion qui régnait dans son cœur, mais qu'elle ignorait, comme d'habitude.

Sealvey se passa une main sur son visage, encore abasourdi par les nouvelles. Il avait toujours connu la nature secrète de Neferlme, ses tendances à cacher pour mieux régner en maître. Thélia aussi s'était assise sur une chaise, le regard dans le lointain. Ahelys pensa que la jeune fille voyait s'effondrer son monde : littéralement en un sens et elle rit silencieusement de cette ironie. Soudain, Sealvey se redressa et s'exclama :

- Nous devons t'accompagner, découvrir tout ça, tout ce qui se cacher dans ce continent qui nous a été fermés. Peut-être aurons-nous des soutiens !

Loin de son calme habituel, le prince était survolté. Adrien, effaré qu'il puisse proposer une chose pareille s'évertua à le décourager. Pourtant, aucun argument logique n'eut raison de Sealvey, maintenant obsédé par ce Continent, par les potentialités qu'il offrait, par cette machine qui leur permettrait de contacter les Dieux. Au-delà de sauver leur planète, ne pouvaient-il pas sauver aussi l'entente entre Terriens et Naëfiliens, comme ils l'avaient fait au tout début ?

Mais Adrien au fond de lui voulait aussi accompagner Ahelys. Il lui semblait que toute une vie s'était déroulée depuis la Terre, depuis l'enlèvement qui avait tout changé. Il sentait que des transformations s'opéraient chez la jeune femme. Il avait peur qu'elle n'éclate. De la pire des manières. Il le pressentait, au fond de sa chair qu'il devait l'accompagner, au-dessus de toute raisonnement logique. Alors il accepta, il capitula devant la hargne étrange de Sealvey.

- Je viens aussi, déclara Thélia.

Les trois paires d'yeux interloquées se tournèrent vers la jeune fille.

- C'est une blague ? tenta de se rassurer Adrien, son regard pointé vers Ahelys.

- Bien sûr que non ! s'exclama Thélia d'un air agacé.

Ahelys avait songé à cette éventualité, dans la chambre quand elle lui avait demandé de l'amener avec elle à l'entrevue. C'était une des raisons qui l'avaient poussé à accepter. Car dans son esprit, se montait un plan tordu elle l'admettait, mais délicieusement jubilatoire. L'expédition était dangereuse, et elle redoutait la réaction de l'Empereur à leur arrivée. Mais emporter la princesse, défier Neferlme, c'était lui assurer la plus humiliante des défaites. Surtout si elle était bien mise en scène. Durant le voyage, elle aurait tout le loisir de convaincre la princesse de ses sentiments et de la cause de la Rébellion avec Sealvey et Adrien à ses côtés. Mais avant d'accepter, elle souhaitait vérifier certaines choses. Comme une mise à l'épreuve. Un frisson d'excitation parcourut la peau de la jeune femme, rien que de penser à cette victoire sur l'Empereur, lui enlever sa sœur chérie.

- Pourquoi on t'emmènerait, tu ne serais qu'une gêne ! lui opposa Ahelys.

- Je n'en peux plus de rester enfermée dans ce château, d'être dans une sorte de cocon qui m'empêche de voir la réalité. Rien que ce soir en arrivant ici, j'ai appris plus de choses sur la ville dans laquelle j'habite qu'en 18 ans d'existence ! explosa Thélia.

- Ca n'enlève rien au fait que tu ne nous serais d'aucune utilité, et que nous serions exposés à la colère de Neferlme à notre retour, pointa Adrien.

- Je sais me battre, se défendit Thélia. Donnez-moi n'importe quelle arme et je sais la manier !

Sealvey fronça les sourcils et répliqua :

- Elle dit vrai. Thélia avait été victime d'un kidnapping par des aristocrates qui voulaient s'emparer du trône. L'incident est resté cloitré à l'état de rumeurs et elle s'est en sortie sauve. Depuis ça, elle reçoit des cours de stratégie, de maniement d'armes. Thélia, depuis toutes ces années, tu as amélioré tes capacités ?

- Je maitrise mieux le vent que le feu, mais je sais me servir des deux pour me battre ! rétorqua la princesse.

Un enlèvement ? Ahelys n'en avait jamais entendu parler. Thélia ne lui en avait jamais fait mention, ni de ces cours de maniement d'armes. Elle avait toujours été convaincue que la princesse était pareille aux filles des nobles de la cour : frivole, un brin superficielle et surtout incapable de se battre. Ahelys, sans comprendre ressentit une pointe de jalousie, mais elle cachait bien des choses à Thélia. Egalité. En tout cas, Ahelys ne ferait pas confiance en ses talents de combattante avant de l'avoir testée elle-même.

Elle mit alors son plan en branle et fit semblant d'accepter à contre-cœur avec les menaces de la princesse de dévoiler les projets de Sealvey et Adrien s'ils n'acceptaient pas. Ahelys évoqua alors les avantages de ce choix : répandre la nouvelle que la princesse était avec trois rebelles pour une expédition sèmerait sans doute le chaos sur le continent. Le ralliement de Sealvey était encore frais dans les mémoires, si la sœur de l'Empereur même soutenait la cause des esclaves, cette nouvelle jetterait le discrédit sur Neferlme.

Les deux stratèges saluèrent cette stratégie et acceptèrent de courir le risque d'incorporer Thélia à la mission. Maintenant, la plus grosse question était de savoir comment faire. Comment infiltrer l'expédition ? Ils discutèrent pendant deux bonnes heures de la stratégie à adopter mais ils coinçaient sur un problème : comment amener Thélia à quitter le château sans attirer les soupçons de Neferlme. La princesse, presque muette durant la discussion apporta la réponse d'un air tout naturel :

- Je n'ai qu'à prétexter que je veux accompagner Ahelys jusqu'au portail. Il refusera bien sûr et je me murerai dans le silence, ce que je fais toujours pour un caprice couru d'avance. Là, je demande à me rendre chez une amie qui habite Oslandia. Elle est une romantique invétérée, si je lui raconte que je veux rencontrer mon amant en cachette elle me couvrira et m'aidera à éviter l'attention de ma garde pendant au moins deux ou trois jours. Vous n'aurez qu'à passer me récupérer hors du palais d'Oslandia.

Une heure plus tard, le plan entier était ficelé. 

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