Chapitre 9- Moi
Ahelys. Elle se prénommait Ahelys. Elle le prononça du bout des lèvres, en apprécia la mélodie. Ses souvenirs s'imbriquèrent, sa personnalité ressurgit.
L'adolescente observa un instant ses paumes ouvertes, comme pour se réapproprier ce corps courbaturé. Elle se releva avec lenteur.
Quelques minutes plus tard, une eau brûlante coulait sur ses muscles crispés qui se détendirent peu à peu. Les yeux fermés, la prisonnière songeait maintenant à une stratégie. Ses pensées s'orientèrent vers Leyo.
Le garçon fragile et discret sur qui elle avait juré de veiller avait grandi sans elle. Auparavant, il ne supportait pas une once de violence. Son regard enfantin avait perdu la candeur de la jeunesse et derrière le bleu polaire de ses yeux, Ahelys devinait des émotions bouillonnantes. Elle se souvenait de son sourire rayonnant, de son innocence. L'adolescente se passa une main lasse sur le visage. Elle n'aurait jamais dû le laisser subir l'influence d'Haylmer après la mort de sa mère.
La première rencontre, elle s'en rappelait chaque infime détail. A son arrivée au palais de Draconian, ils la méprisaient tous. Sur son passage, les enfants lui jetaient des pierres et les adultes murmuraient entre eux des insultes. Ils la traitaient tous de bâtarde. Elle se bagarrait avec les gamins, perpétrait des farces pour obtenir l'attention qu'on ne lui portait jamais. Ils verront, je prouverai ma valeur Je deviendrai puissante et estimée. Ils ramperont à mes pieds, me supplieront de les regarder, pensait-elle quand la solitude lui pesait trop.
Mais un jour, elle avait abandonné l'idée de changer son destin. Peut-être avaient-ils raison, elle n'était qu'un monstre.
Alors qu'elle avait perdu espoir, ce garçon d'une dizaine d'années était intervenu. Il l'avait défendu, avait joué des poings alors qu'il détestait la violence. Leyo.
Depuis cet instant, pas un jour ne passa sans lui. Après les cours imposés, après les expériences subies, la jeune fille filait dans le quartier des esclaves, dans les sous-sols du palais. La mère de Leyo l'avait prise sous son aile, traitée comme sa propre fille. Les autres ne la regardaient jamais d'un bon œil, mais elle s'en moquait, dorénavant.
Elle avait fait aussi la connaissance de Djiy. Elle ne comptait plus les coups qu'ils avaient fait tous les trois ! Les cuisiniers les maudissaient chaque jour, comme à peu près tous les serviteurs du château. Mais les rires et les bons souvenirs de cette époque là n'avaient pas durés.
L'adolescente inversa la température et une eau glacée explosa dans son dos. Le temps n'était pas au passé.
L'agitation qu'elle percevait dans les yeux de son ami d'enfance serait sa clef. Elle s'en persuada. Bien au-delà de son respect envers son père, Leyo avait toujours idolâtré Ahelys. Quelques paroles éloquentes transformeraient cet ennemi en allié.
Pour quelques temps, du moins.
Elle abaissa la poignée et le jet s'interrompit.
Ahelys enfila une tenue à sa disposition et s'allongea sur son lit, les bras derrière la nuque, les yeux rivés sur le plafond, l'esprit de nouveau ailleurs. Qu'allaient devenir Adrien et Nicolas ? Embarqués dans un monde dont ils ne connaissaient rien, par sa faute.
La solution la moins encombrante était de les abandonner, elle le savait. Elle avait même déjà agi ainsi pour d'autres, sans aucun scrupule. La jeune fille n'avait pas hésité un instant à laisser ses équipiers seuls face à la mort pour monter les échelons. Mais avant, elle n'avait aucune attache et plus Ahelys songeait à cette option aujourd'hui, plus le nœud dans sa gorge se serrait.
Troublée, l'adolescente enroula ses doigts dans la couverture. Elle resterait avec eux le temps de trouver un vaisseau pour les renvoyer sur Terre. Ils seraient bien contents de revenir à leur vie paisible et elle serait enfin soulagée. Pourtant, ils lui manqueraient.
Son esprit s'évada de nouveau. Frustrée, Ahelys lâcha un soupir. Elle n'arrivait plus à se concentrer sur rien. Ses pensées filaient d'un sujet à l'autre. Leyo. Ses souvenirs. Nicolas et Adrien. Son avenir. Djiy. Des regrets lancinants.
Ce déferlement de sensations et de souvenirs l'avait épuisée, la prisonnière sombra dans un sommeil réparateur.
Un chuintement réveilla l'adolescente. Elle se redressa. Trop tard, le panneau s'était refermé, Le visiteur déjà éclipsé. Un cachet était posé sur la table en compagnie d'un mince livre corné qu'elle reconnut. Stupéfaite et les sourcils froncés, Ahelys se saisit de l'ouvrage. Malgré la langue différente, elle n'eut aucun mal à décrypter le titre.
Le Vagabond des Mondes. L'histoire d'un petit garçon parti à la découverte de l'espace et des différentes civilisations. Elle le lisait souvent à Leyo, il détestait bouquiner, mais l'écoutait toujours. La prisonnière respira l'odeur de renfermé du livre et le feuilleta.
Intriguée, elle repéra des lettres soulignées disséminées sur les différentes pages du conte.
La commissure de ses lèvres se releva en un fin sourire. Un code.
Ahelys relut l'entièreté de la fiction et nota dans son esprit les phrases formées. Le message court, lui apportait néanmoins des informations importantes.
Libération. Atterrissage près Forêt Nerelfort. Tiens-toi prête.
La prisonnière déposa le livre. Leyo. L'obéissant petit garçon avait trahi son père adoré. Depuis combien de temps ? L'adolescente brûlait de le savoir. Elle s'interrogea un moment sur la suite des événements. Ces renseignements lui assuraient un soutien, mais pas de plan concret. Si le vaisseau atterrissait bien à l'orée de la forêt de Nerelfort, sa venue n'avait donc pas été annoncée au peuple de Naefilia. L'empereur souhaitait une entière discrétion, mais ce secret se retournerait contre lui. Ahelys espérait juste qu'elle n'aurait pas à traverser la forêt. Véritable jungle, les prédateurs régnaient là en maître et ne craignaient rien, ni personne. Sans le véhicule adapté, une balade se transformerait bien vite en jeu du chat et de la souris.
Un gargouillis la tira de sa découverte et elle s'intéressa au cachet. La boîte ne contenait aucune notice mais elle en connaissait l'utilité, ce produit ne lui était pas étranger. La nourriture de l'espace.
Elle mâchonna la pastille au goût de carton et aussitôt un regain d'énergie afflua dans tous ses membres.
La prisonnière chercha un instant une occupation mais peine perdue, elle connaissait le Vagabond des Mondes par cœur. Selon ses souvenirs, le voyage durait une semaine. Si la technologie n'avait pas évolué depuis, elle mourrait d'ennui avant la fin du périple.
Incapable de rester en place, les pensées bouillonnantes, elle se mit à tourner en rond. La rebelle rêvait de fouler l'herbe de Naefilia et reprendre ce qu'elle avait dû abandonner contre son gré.
La Libération avait été affaiblie. La cause : évidente ! Elle n'avait jamais été assez extrême, jamais assez revendicative. Libérer un groupe d'esclaves ici, diffuser un journal clandestin là, récolter des informations souvent périmées. Insuffisant, grotesque même.
Comment la Libération souhaitait-t-elle renverser Neferlme sans véritable action, sans véritable guerre ?
Les Naefiliens méritaient de subir les horreurs qu'ils avaient eux-mêmes vécus. Malheureusement pour elle, peu partageait son opinion quand elle avait rejoint les doux rebelles. Ou du moins, peu avaient le courage de le dire à voix haute. Au fil des années, Ahelys avait su convaincre toute une communauté de la véracité de ses propos.
Mais aujourd'hui, que lui restait-il ? Ils la croyaient tous morte, ou bien une baratineuse qui avait fui à la première attaque.
Elle serra les poings. Pourquoi son père l'avait-il envoyé de force sur Terre, alors qu'une bataille au sein même de la base principale faisait rage ? Elle ignorait tout de la suite des événements. Au moins, la Libération ne s'était pas complètement dissoute.
Beaucoup avaient dû abandonner la cause, comme Haylmer. Cette trahison ne l'étonnait guère ; il avait toujours été un opportuniste. Mais pourquoi s'engager auprès de l'Empereur. Surtout, comment avait-il pu être accepté, lui un rebelle et un ancien esclave ?
Une question la percuta alors de plein fouet.
Pourquoi maintenant ?
Un souvenir s'imposa dans son esprit. L'angoisse peinte sur le visage, un homme aux cheveux roux souriait à Ahelys malgré ses invectives et ses hurlements pendant qu'il l'attachait au siège du petit vaisseau en direction de la Terre. Il l'avait embrassé et avait posé une main sur son front. A ce moment là, sa mémoire avait été bloquée.
Daynell. Son père. Le seul à savoir où elle se trouvait.
Une appréhension sans nom lui glaça les entrailles. Ahelys fulminait de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Ils avaient retrouvé son père et l'avaient forcé à dévoiler sa cachette. Elle aurait parié sur ce fait. Mais était-il toujours dans les prisons de l'Empereur ? L'autre éventualité, elle ne pouvait s'y résoudre. Les mains tremblantes, elle se jeta sur la porte. La prisonnière tambourina et hurla à plein poumons le nom d'Haylmer.
A peine une minute plus tard, un garde furieux surgit.
- Boucle- là !
- Dites-lui que je veux le voir.
- Et puis quoi encore ?
- Faites-le.
Sa voix basse et menaçante fit blêmir le soldat malgré sa supériorité et il recula.
Le passage se referma puis se rouvrit cette fois-ci sur Haylmer, tout sourire.
- Pourquoi cette rage tout d'un coup ? se moqua le capitaine.
- Où est mon père ? Gronda l'adolescente.
- Tes souvenirs seraient donc revenus ?
- Réponds-moi ! Toi...Toi qui étais son plus proche ami !
Le masque d'arrogance s'obscurcit.
- Daynell...Après ton départ, il a disparu. Ils ont tous conclu que vous aviez fui. Mais c'était faux. Il avait été capturé par les soldats de l'Empereur. Il a subi les pires tortures imaginables et possibles pendant trois ans. Daynell a ensuite réussi à s'enfuir et à me rejoindre sur l'une de nos bases, par je ne sais quel moyen. Au bord de la folie et de la mort il m'a avoué ce qu'il avait fait de toi. Cette information m'a permis de gagner la confiance de Neferlme et de changer de camp.
Il avait hésité à un instant, comme pour ajouter une indication mais Ahelys ne s'en était pas aperçue, trop occupée à réfréner sa rage. Il racontait la vérité, il exultait de la voir souffrir, d'observer son monde s'écrouler. Elle en était certaine.
- Tu es bien plus misérable que ce que j'osais imaginer. Au fond, je me demande si tu n'es pas pire que ces Naefiliens, cracha-elle.
Haylmer inclina la tête, faussement humble
- Oh, sur ce plan là, ma chère Ahelys, toi, tu les dépasses largement.
La prisonnière fulminait. Que disait-il ? Elle ? Pire que ces pourritures ?
Incapable de se retenir, l'adolescente lança son poing en direction du visage baissé du capitaine. Mais il n'atteint jamais la pommette. La main de l'homme enserrait la sienne. Bloquée comme un vulgaire néophyte. La rebelle tendit l'autre bras, dans l'annonce d'une attaque. Ses doigts se crispèrent, dans l'attente d'un objet. Les traits de la jeune femme se décomposèrent. Un des avantages qu'elle possédait, réduit à néant. Quelques familles nobles de Naefilia détenaient des pouvoirs extraordinaires, liés aux éléments. Hérités des ancêtres de l'autre continent habité de la planète, ces facultés avaient perdu de leur puissance de générations en générations. Parfois un enfant de classe moyenne naissait avec des capacités, mais cette possibilité s'éteignait au fil des années.
Ahelys, de par son père, savait téléporter ses armes. Ce pouvoir, étranger à un élément, ne fonctionnait pas comme les autres. Il suscitait méfiance et étonnement. Une pierre avait été dénichée dans les profondeurs des mines. Cette roche mettait à égalité ceux assez riches pour l'acheter et les détenteurs de facultés. La suite dans laquelle elle se trouvait devait en être truffée.
Les doigts du chef comprimèrent ses phalanges et il susurra :
- Tu es rouillée Ahelys. Seulement quatre ans ont passés et tu as autant régressé ? Comment espères-tu t'enfuir si même moi je te bats à la loyale ?
Humiliée, elle fixa le sol. Son poing se relâcha et Haylmer desserra son étreinte.
D'un geste nonchalant, il balança sa canne et sortit de la pièce tandis qu'elle affrontait la dure réalité. Daynell était mort. Son père était mort.
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