Chapitre 44- Défaites et Révélations


Quand Ahelys se réveilla, elle n'avait aucune envie d'ouvrir les yeux. La douleur inconnue s'était évanouie mais la souffrance mentale restait vive dans son esprit, la honte aussi. Les dernières secondes de son combat tournaient en boucle dans son esprit sans qu'elle ne puisse les arrêter. Elle ne pouvait que ressentir plus intensément sa déchéance quand les applaudissements éclataient.

Des fers enserraient ses poignets et ses pieds, en parfait contraste avec la douceur du drap qui la recouvrait et l'odeur sucrée de fleurs fraîchement coupées. Sans ses menottes, elle aurait pu se croire chez elle avec le bruissement du vent dans les feuilles et le chant des oiseaux. Elle aurait pu croire se retrouver une dizaine d'années en arrière, dans la maison de campagne qu'elle occupait avec son père où venait parfois sa mère. Il lui semblait que des milliers d'années s'étaient écoulées depuis qu'elle courait dans les prés, et qu'elle avait buté contre les bottes en cuir du soldat. Ses yeux s'étaient alors levés sur le visage dur et effrayant et sa vie avait basculé dans l'horreur et la souffrance. La jeune femme ferma plus fort les paupières pour oublier la vision des flammes qui léchaient les murs de sa maison, le visage terrifié de sa mère. Mais le froid mordant du métal sur sa peau la replongeait dans ses premiers souvenirs de sa haine contre les Naefiliens. Ahelys revoyait comme dans un rêve le moment où elle avait rencontré Neferlme, son regard avide de curiosité face à son pouvoir montré à contrecœur et surtout face à ses capacités de guérison incroyables. Sans cela, elle n'aurait jamais eu le surnom d'Expérience, elle aurait été traitée comme n'importe quelle bâtarde à servir dans les couloirs du palais ou envoyée aux mines.

Ses pensées glissèrent de nouveau vers le présent. L'Empereur l'avait piégée. Elle en était sûre, on l'avait empoisonné, sinon d'où aurait pu provenir ce mal qui lui avait déchiré les entrailles ? On avait dû lui injecter un antidote durant son sommeil car elle ne percevait plus aucun mal-être physique. Son esprit passa en revue ce qu'elle avait ingéré durant les dernières heures mais aucun élément ne lui sembla suspect. Elle pensa un instant au sang du monarque auquel elle avait été en contact un instant. Aurait-il pu s'injecter un poison dont il était immunisé ? Mais impossible, son mal s'était manifesté en début de journée, cette enflure s'était jouée d'elle jusqu'au dernier moment. Et dire qu'elle avait été si proche de le tuer.

La jeune femme savait qu'elle devrait ouvrir les yeux, affronter sa défaite et surtout son futur. Elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que ses équipes avaient pu libérer Adrien et Nicolas, qu'ils étaient quelque part à s'enfuir. Mais elle le pressentait : sa chute serait totale quand elle se retrouverait face à Neferlme, voilà pourquoi Ahelys ne voulait pas ouvrir les yeux. Des larmes perlèrent aux coins de ses paupières. Elle respecterait le pacte de Sang.

Une grande détermination l'avait poussée jusqu'à ce combat, une promesse surtout. Mais aujourd'hui, elle ne ressentait qu'une immense lassitude. Oui, elle ouvrirait les yeux car elle ne pouvait se soustraire à son destin.

Alors Ahelys ouvrit les yeux. Puis les écarquilla quand elle se rendit compte du lieu : son ancienne chambre dans le palais de Draconian. Ses poings se serrèrent et elle grimaça, cette pièce refermait les pires et les meilleurs souvenirs de son enfance. Elle avait tout de suite reconnu le plafond rempli de scènes de combat, et là cette petite fissure, près d'un casque, causée par un couteau jeté par rage il y avait des années de cela. Cette chambre était l'antre où elle se réfugiait après les entraînements intensifs et la porte qu'elle fuyait comme la peste par peur d'être seule. Elle se souvenait avec trop de peine les longues heures à rester prostrée de douleur dans ce même lit, à sangloter sur sa vie passée perdue. Ces moments s'étaient rarifiés avec le temps et sa rencontre avec Djiy et Leyo, si bien qu'elle n'y mettait un pied que pour dormir et si elle le pouvait, elle restait la nuit dans les appartements d'un de ses deux amis. Elle avait trop souffert de la solitude pour supporter le silence de sa chambre.

Aujourd'hui, elle accueillait cet isolement avec joie. Elle aurait pu rester des heures dans ce lit, les yeux fermés, dans ce sas hors de la réalité pour ne pas se rappeler de sa condition d'esclave.

Un mouvement attira son regard vers un fauteuil placé près de l'entrée. Une garde s'était penchée et avait remarqué le réveil de la prisonnière. Sans lui adresser un mot, elle ouvrit la porte avec nonchalance et murmura des ordres à un autre soldat qu'Ahelys supposait dans le couloir.

Et voilà, dans quelques minutes, Neferlme saurait que son esclave préférée était prête à reprendre du service. Elle imaginait qu'il voudrait la voir le plus tôt possible, ou alors il était capable de la laisser patienter des jours. La résistante soupira, elle ne pouvait prévoir aucune décision du monarque. Mais cette pensée était une simple constatation et aucune émotion ne semblait s'y rattacher, comme le fait que son ennemi ait un introduit un espion dans son plus proche cercle.

La garde, une femme d'une vingtaine d'années, s'approcha d'elle et souleva la couverture d'un geste brusque. Un sifflotement au coin de la bouche, elle détacha les chevilles de la prisonnière sans hâte et l'aida à se redresser contre les coussins. Ahelys ne tenta pas de s'enfuir. Ses menottes étaient composées de la pierre de silence et les courbatures de son combat avait laissé son corps perclus de douleur à chaque geste. Puis, elle n'avait même pas envie de se battre encore, d'échouer encore une fois.

—   Vous arriverez à vous lever ? s'inquiéta soudain la Naefilienne.

—   Oui, maugréa la prisonnière.

La garde haussa les épaules et se rassit dans son fauteuil, ses longs doigts battirent la mesure d'un rythme sur son genou tandis que ses lèvres bougeaient à peine. Ahelys reconnut une chanson populaire qui passait souvent à la radio dans son enfance. Elle ne l'avait plus jamais entendue depuis mais les battements de sa geôlière lui remémorèrent les paroles de l'air.

Les jeunes femmes étaient toutes deux plongées dans leurs pensées quand la porte s'ouvrit sur un garde qui se pencha sur sa collègue. Il quitta la chambre à peine quelques secondes plus tard et la résistante surprit un sourire fleurir sur le visage de la militaire. La femme se leva de son siège, se dirigea à grand pas vers l'armoire de bois sculptée et en sortit une lourde robe pourpre aux allures de kimono brodée de fleurs blanches. Si elles s'étranglèrent de surprise toutes les deux, ce ne fut pas pour les mêmes raisons. La garde admirait la texture et la douceur de la robe. Ahelys se rendait compte que Neferlme avait tout prévu, jusqu'aux moindres détails de sa défaite.

—   L'Empereur a ordonné que vous portiez cette robe pour le rencontrer, dès que vous seriez prête, annonça la soldate d'un air émerveillé.

—   Pas question, refusa la prisonnière.

La femme leva un regard surpris vers Ahelys mais déposa tout de même l'habit avec délicatesse sur les draps. On ne refusait pas une requête de l'Empereur.

La résistante avait toujours eu horreur des robes, et surtout celles portées à la cour. Ces habits ne permettaient aucun geste ample et n'apportaient aucune discrétion. Cette demande, non cet ordre avait eu l'effet escompté : l'agacement commençait à poindre le bout de son nez. Elle mourrait d'envie de saisir le tissu et de le réduire en mille morceaux. Mais cette action ne lui rapporterait rien, elle se défoulerait mais donnerait encore satisfaction à Neferlme.

—   Enlevez-moi ces menottes pour que je puisse l'enfiler, lâcha Ahelys.

Malgré sa fierté, la jeune femme dut demander l'aide de sa gardienne pour les nœuds incessants du vêtement. Aussitôt habillée, les fers claquèrent de nouveau sur ses poignets avec un bruit irritant. La garde la poussa alors du bout des doigts vers la porte et la prisonnière obtempéra.

Ahelys ressentait la présence de la Naefilienne dans son dos, les bottes qui cognaient contre le marbre des couloirs du palais. La résistante avait exécuté ce trajet des centaines de fois et le chemin était toujours intact dans sa mémoire. La militaire ne lui avait donné aucune destination mais l'Expérience connaissait le lieu de la rencontre, il n'avait pas changé depuis.

Les couloirs étaient dans ses souvenirs toujours remplis d'esclaves affairés ou de courtisans qui flânaient mais aujourd'hui, seuls quelques serviteurs marchaient dans les couloirs, le regard baissé. La jeune femme jeta un œil dans les larges vitraux, le soleil venait de se lever. Le palais venait à peine de sortir de son sommeil, l'heure était tout entière réservée aux esclaves par la préparation de petits-déjeuners ou autres taches du matin. Ahelys aurait cru que tout le pays profiterait de sa sortie dans le palais et de son premier réveil en tant qu'esclave, à admirer son passage dans le couloir, à la huer ou la regarder en silence. Mais non, personne ne semblait au courant que la criminelle la plus recherchée de l'Empire, capturée, allait rencontrer le dirigeant. Elle eut un soupir mental, peu lui importait au final qu'un tel soit au courant, ils le sauraient tous tôt ou tard, pourtant voir ces courtisans à attendre son arrivée lui aurait donnée quelque satisfaction secrète.

La prisonnière ne tarda pas à entrer dans les quartiers privés de l'Empereur et la soldate derrière elle rassura d'un geste ceux postés devant l'entrée. Au détour d'un couloir, la jeune femme s'arrêta. Elle était devant le salon préféré de Neferlme. Un salon entièrement constitué de bois, de végétaux, du canapé au bureau jusqu'au tapis. Un rappel à lui-même de l'immensité de son pouvoir, que la moindre flamme détruirait chaque centimètre du bureau. Au fond, cette pièce était aussi un rappel de sa faiblesse : il ne pouvait que détruire la vie par le feu, pas la créer. Ahelys leva le poing sans hésitation, toqua trois fois puis entra.

Aussitôt la porte refermée, la résistante serra les dents. L'Empereur se trouvait dans un fauteuil constitué de branches entrelacées, une tasse à la main tandis qu'un petit déjeuner s'étalait sur une table basse. Derrière lui, un homme aux mains jointes derrières son dos, qu'Ahelys n'aurait jamais cru voir ici. Hermais.

C'était lui qui l'avait empoisonné. Il avait été l'espion de Neferlme, depuis le début, s'était approché d'elle, avait suivi le moindre de ses gestes. Le monarque s'était joué d'elle pendant plus d'un an.

La jeune femme garda pourtant le regard droit et s'assit dans le canapé que lui pointa d'un geste Neferlme. Mais dans sa tête, une foule d'émotions se succédèrent. Colère, honte et puis lassitude. Plus rien n'avait d'importance de toute façon.

—   Une belle journée qui commence, surtout avec une si belle femme ! J'ai pris l'initiative d'inviter un ami commun. Mais je t'en prie, sers-toi, s'exclama le Naefilien.

Ahelys s'apprêtait à prendre un fruit pour le contenter mais le regard de son interlocuteur glissa vers ses poignets et il sourit.

—   Voyons, Hermais enlevez moi cette horreur de ces bras, elle ne peut pas manger, ordonna-t-il.

L'espion hésita un instant et sortit une clef de sa poche. Il s'approcha de la prisonnière, et tandis qu'il se penchait, tous ses membres étaient tendus à l'extrême. Un cliquetis résonna, Hermais s'éloigna et ses épaules se relâchèrent quand il fut hors de portée d'Ahelys. Ses doigts avaient tant rêvé à cet instant de se refermer sur la gorge de ce traître, de se saisir d'une lame et de le planter dans la gorge de son ennemi juré. Mais il lui avait prouvé qu'il était plus puissant qu'elle, qu'importe les moyens utilisés. La jeune femme se saisit du fruit et le tourna entre ses mains. Un silence inconfortable s'était installé.

—   Maintenant que cette histoire de Vengeurs est terminée, nous allons enfin pouvoir reprendre ce qui ne devait jamais s'être arrêté, il y a plus de quatre ans. Tu m'as déçu, Ahelys, commença l'Empereur.

Il prit son temps pour siroter le contenu de sa tasse et s'empara d'une tartine qu'il recouvrit d'une substance blanchâtre. Puis il continua :

—   Je ne peux plus tolérer que tu t'enfuies de cette façon. Le poison que t'as inoculé Hermais n'est pas une substance que l'on annihile simplement avec un antidote. Chaque mois, il revient à la surface et tu devras prendre ce remède. Sache que je suis le seul à en avoir à ma possession.

Ahelys serra les dents mais ne répliqua pas. Elle attendait les autres nouvelles qui allaient pleuvoir, bien pires que cette pauvre anecdote. Neferlme avait fait bien plus, elle en était sûre. Mais l'homme ménageait son mystère et se saisit d'une pâtisserie qu'il dévora par petites bouchées.

—   Ce n'est qu'une simple précaution, évidemment, ce n'est pas la punition que je t'ai réservée.

Puis sans dire un mot de plus, il se saisit d'une télécommande qu'il pointa vers l'écran devant la prisonnière. Il s'alluma et afficha un plan sur le gouffre du Silence, au point le plus au Nord du continent, et sur la télé, trois personnages s'approchèrent de la cavité. Ahelys fronça les sourcils puis son souffle s'arrêta quand elle reconnut Nicolas qui penchait au-dessus du gouffre, à peine retenu par les deux soldats.

—   Qu'est ce que c'est cette mascarade, siffla la jeune femme.

—   Ton frère adoptif, en direct, juste devant le gouffre du Silence, qui s'apprête à tomber constata-t-il.

—   Arrêtez cela tout de suite. Je vous en supplie, demanda-t-elle.

Les mots avaient écorché sa langue mais elle ne regrettait pas de les avoir prononcés. C'était ce que désirait Neferlme, sa soumission. Alors il relâcherait son frère. Pourtant, rien ne changeait à l'écran, Nicolas était toujours aussi proche de la mort.

Non, il n'était plus là. Ahelys resta sans réagir, les yeux écarquillés sur la place qu'occupait son frère. Là, il y'a quelques secondes. Il ne pouvait être tombé. Elle imagina les derniers instants de sa vie : le vide de la chute, le cri d'angoisse impossible à réfréner, le passé qui défilait sous les yeux. Puis le craquement de tous les os qui s'éclataient sur la pierre. Si elle avait pu, la jeune femme aurait poussé un hurlement tant la sensation s'était imprimée dans sa propre chair. Mais un fol espoir s'était glissé, ce n'était peut-être qu'une simple vidéo, oui un simple trucage et... L'Empereur avait devancé sa pensée et lâcha d'un ton ravi :

—   Tu te demandes pourquoi je ne l'ai pas fait tuer au palais, devant toi ? Tu aurais été sûre qu'il soit mort. Peut-être que cette vidéo est une contrefaçon, qu'il est enfermé quelque part. Ou alors il est mort, au fond du gouffre. Mais tu sais qu'aucun appareil n'a pu en sonder les profondeurs et certains pensent qu'il mène au deuxième continent par l'ancienne magie.

Tandis qu'il parlait, Neferlme s'était penché en avant, comme l'air d'un conspirateur.

Oui, elle savait tout cela et les rumeurs qui circulaient à ce sujet n'avaient jamais semblé plus vraies dans l'esprit de la résistante qu'à cet instant. Il avait délibérément jeté les charbons du doute dans son esprit et pas un jour ne passerait sans que la jeune femme ne se demande quel avait été le sort véritable de son frère.

Ahelys tourna la tête vers l'Empereur. Derrière lui, elle remarqua la lueur de détresse dans les yeux d'Hermais. Il n'avait pas été informé de la dernière folie de son maître, mais elle s'en fichait de le savoir. Tout sa rancœur avait convergé en un seul point : Neferlme. Il avait fait une terrible erreur. Il n'aurait jamais dû tuer le seul membre de sa famille. Ahelys était prête à renoncer à sa liberté par le pacte qu'elle avait passé, à subir pour un temps les déboires du Malicieux car la détermination l'avait quittée.

Mais aujourd'hui, elle ferait tout pour détruire l'Empereur, pour qu'il ne reste qu'une loque à peine capable de penser et de bouger. Qu'il ressente la sensation de vide qu'il l'étreignait. La haine qu'elle ressentait déjà à son égard s'était accru et aucun mot maintenant n'aurait pu définir l'émotion qui l'animait. Car ce sentiment n'avait pas de nom, il était l'Inavouable.

—   Je te tuerai.

Les yeux de la jeune femme ne reflétaient aucune émotion mais la détermination froide qui émanait de sa voix donnait une valeur prophétique à ses paroles. Son ennemi, à moins d'un mètre d'elle balaya sa remarque de la main avec un sourire et reprit sa tasse avec assurance.

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