Chapitre 4- Escaliers
Le silence pesait dans la pièce, telle une menace informulée et imprécise qui les survolait. Adrien se racla la gorge, puis d'une voix chevrotante :
- Reprenons là où nous en étions.
L'adolescent se tut et tritura ses lunettes.
- Je ne sais même pas pourquoi je vous raconte ça...
Apolline le rassura.
- Tu devais juste en parler à un moment ou un autre, j'imagine.
- Tu t'improvises psychologue maintenant ?
La moquerie de Nicolas fut récompensée par le regard méprisant d'Apolline. Indifférent, il ricana. Sa sœur posa une main réconfortante sur l'épaule de leur ami.
- Si tu ne veux pas en parler...
- Non, c'était pour vous expliquer ma réaction de toute à l'heure, et puis il faut bien que je le dise un jour. Ma mère n'est pas partie dans un autre pays, mais est morte. Assassinée plus exactement. Il y a neuf ans, elle n'est pas rentrée de son travail, et des mois plus tard des policiers ont retrouvé son corps... coupé en morceaux dans une poubelle. Ils ont retrouvé le coupable qui a avoué ne pas l'avoir tuée tout de suite, mais quelques jours avant qu'on ne la retrouve. Il avait conservé les lunettes de ma mère dans sa cachette. Je les ai gardées.
Il prit une pause et inspira. Sa voix se cassa quand il reprit la parole.
- Je l'ai tellement imaginée, enfermée, terrifiée, sans savoir ce qui allait lui arriver. Je ne sais même pas si elle était morte quand...
L'adolescent étouffa un hoquet.
- Je ne veux pas finir comme ma mère, je ne veux pas mourir de cette façon !
Il avait crié ces dernières paroles. Des larmes coulaient sur ses joues et il les essuya d'un bras rageur.
Nicolas s'approcha de lui pour le réconforter, mais Adrien secoua la tête. Il revint à son matelas et leur tourna le dos. Le message était clair, il souhaitait rester seul.
Apolline quitta le lit de son frère et se posta à la fenêtre. Un ciel limpide. Sa liberté lui paraissait déjà bien loin.
L'adolescente se souvint des plateaux qu'avait amenés un de leurs ravisseurs et en souleva deux. Elle en posa un près d'Adrien et l'autre à côté de son frère. Elle attrapa le dernier et s'installa sur sa couchette.
La jeune fille picora la nourriture de sa fourchette, sans grande conviction. Elle songea à la manière dont ils vivraient ces heures, ces jours de captivité... Rester assis, à ne rien faire finirait par les rendre fous.
Dans un coin de sa tête, elle nota de penser à demander des livres, la prochaine fois que le cadet se montrerait. Si elle présentait sa requête au plus âgé, il lui rirait sans aucun doute au nez.
A contrecœur, Apolline avala son repas et tua le temps comme elle put. Elle parla quelques minutes avec Nicolas mais il n'arrêtait pas de faire de l'humour noir pour évacuer son stress. En somme pas une très bonne compagnie. Adrien, toujours réfugié dans son silence...pas moyen de compter sur lui.
Rien à faire à part réfléchir. Réfléchir sur son avenir ne lui semblait pas l'idée la plus judicieuse.
Allongée sur son matelas, l'adolescente imaginait des histoires échevelées, en rapport avec la réalité dont elle était victime et aperçut avec soulagement la porte s'ouvrir sur le plus jeune des ravisseurs
- Quelqu'un veut aller aux toilettes ?
Apolline sauta sur ses pieds et se planta devant le jeune homme.
- On a besoin de divertissement, si on ne fait rien on va devenir fous ! Des livres au moins !
Il la regarda d'un air décontenancé.
- S'il vous plaît ? rajouta-elle.
- On doit avoir quelques livres en bas, je vais te les chercher, répondit-il, aimable.
Leur ravisseur referma la porte et la jeune fille l'entendit dévaler les escaliers. Il revint une minute plus tard avec une pile de bouquins. Il les tendit à l'adolescente qui fut tenté un instant de plaquer le jeune homme au sol et de s'enfuir. Ses années d'arts martiaux et de rugby lui auraient enfin servi.
Quelques secondes d'hésitation.
Apolline attrapa les ouvrages et les lança sur son matelas.
- Je veux bien aller aux toilettes aussi.
La jeune fille souhaitait surtout observer l'agencement de la maison. Les escaliers, les pièces, la porte d'entrée. Même cinq secondes d'hésitation seraient fatales si elle réussissait à sortir de la chambre. Comment savoir à quelle vitesse elle serait rattrapée ?L'adolescente essuya ses mains devenues moites sur son jean et adressa un bref salut de tête à son frère qui lui répondit par un signe de la main. Elle suivit alors leur ravisseur qui venait de sortir.
La chambre des prisonniers se trouvait le long d'un couloir avec trois portes de chaque côté, les unes en face des autres. Le cœur d'Apolline bondit dans sa poitrine lorsqu'elle aperçut les escaliers au bout du corridor, et ses yeux restèrent de longues secondes fixés sur les marches. Le jeune homme lui tourna un instant le dos pour fermer à clé.
Un sursaut secoua l'adolescente lorsque la main de son guide se posa sur son épaule.
- Je ne te conseille pas d'aller par là. Tu aurais une douloureuse surprise...
Son ton était doux mais la poigne sur son épaule, ferme. D'un geste dédaigneux Apolline chassa la main du jeune homme.
- Je ne suis pas idiote, répliqua-t-elle, les yeux pourtant baissés sur le plancher.
En effet, elle avait bien pensé à dévaler les escaliers pour sortir de la maison et hurler à pleins poumons, mais maintenant elle frissonnait au sort qu'elle aurait subi, si son imprudence avait pris le dessus sur sa raison.
Il la conduisit vers une porte adjacente aux marches et elle se tordit le cou pour distinguer des détails du rez-de-chaussée, sans succès. Sa liberté ne lui avait jamais parue aussi proche.
Seule dans la salle de bain, l'adolescente inspira. Elle ouvrit le robinet et s'aspergea le visage d'eau froide. Lorsqu'elle releva les yeux, son reflet l'observait d'un air effrayé et des lourds cernes soulignaient ses yeux. Apolline se passa une main distraite dans ses cheveux emmêlés et rouvrit la porte. Sans se préoccuper de son ravisseur, elle rejoignit à grands pas l'entrée de la chambre, sans un regard en arrière.
Une fois à l'intérieur, elle attendit quelques instants avant de se jeter sur son matelas et d'enfoncer sa tête dans l'oreiller. Un livre lui rentrait dans les côtes, mais elle s'en moquait. La jeune fille hoqueta et des larmes perlèrent à ses yeux. Intense, sa frustration l'empêchait de reprendre le contrôle sur ses émotions. La rage de savoir une porte de sortie si proche, mais inaccessible lui retournait les entrailles. Elle était prisonnière et cette vérité l'avait percutée de plein fouet.
Une main hésitante toucha son dos et elle grogna.
- Laisse-moi tranquille !
Mais le contact ne s'interrompit pas et elle se redressa un instant pour reconnaître Nicolas. Il se dégagea une place entre les livres et demanda :
- Les toilettes sont si terribles que ça ?
Apolline savait bien qu'il essayait juste de la faire rire, mais elle sourit malgré tout. Elle lui raconta alors sa découverte. L'adolescent siffla, les yeux dans le vide.
- Ca va être chaud pour s'échapper, conclut-il.
Sa sœur hocha la tête. Elle attrapa un bouquin au hasard et le lui lança. Il lut le résumé et le reposa, grimaçant.
- Je peux lire de tout, mais pas de romans à l'eau de rose !
Ils commentèrent quelques minutes les ouvrages que le jeune homme leur avait apportés puis se racontèrent des passages au fil de leur lecture respective.
Quatre jours s'étaient écoulés depuis leur enlèvement. Apolline dormait mal et se sentait faiblir, malgré la nourriture correcte. Adrien était sorti de son mutisme mais les adolescents ne se parlaient pas souvent. Ils préféraient se plonger dans les livres qu'apportait Alexeï, le plus jeune des ravisseurs, plutôt que d'affronter la réalité. A part Adrien, ils n'étaient pas des férus de lecture, mais ils s'en contentaient. L'aîné lui se nommait Nikolaï, cependant ils ne l'apercevaient pas souvent. Parfois, Alexeï leur parlait. Il leur racontait des légendes russes. Lui aussi dormait mal, ses paupières gonflées trahissaient sa fatigue, mais il souriait toujours aux prisonniers.
Alors qu'Apolline feuilletait un roman policier, des éclats de voix la déconcentrèrent. La dispute provenait de l'étage du dessous, et semblait violente. L'adolescente tendit l'oreille et surprit quelques propos. Il était question d'eux. Alexeï disaient qu'ils n'étaient que des gosses. Nikolaï parlait d'honneur, et que de toute façon la fille n'était pas humaine.
La jeune fille lâcha son livre, ahurie. Elle était certaine qu'ils avaient parlé d'elle. Mais elle fronça les sourcils, elle avait dû mal entendre. Ce qu'ils racontaient n'avait aucun sens.
La porte d'entrée claqua et plus aucun bruit ne troubla le silence de la maison. Apolline essaya de se replonger dans sa lecture mais les propos de l'aîné la troublaient. Elle referma l'ouvrage.
- Vous avez entendu la dispute ?
Les garçons levèrent des yeux désintéressés et hochèrent la tête, sans avoir écouté un mot de ce qu'elle avait dit. L'adolescente insista.
- Ils ont parlé de quelque chose de pas humain !
- T'as des hallucinations auditives, la railla Nicolas, néanmoins il avait posé son livre.
- Sûrement...murmura-t-elle pour elle-même.
Mais son inquiétude ne faiblissait pas. Au fond d'elle, une peur viscérale s'était levée. Ils m'ont retrouvée...pensa Apolline, sans savoir d'où venait ce « ils ». La sensation que des ennemis anciens et mortels la pourchassaient l'étreignit. Mais elle était normale. Elle avait été adoptée, certes mais rien ne la différenciait des autres.
Non, quelque chose clochait.
Quatre années s'étaient écoulées depuis sa rencontre avec son frère adoptif, et celle-ci resterait gravée dans sa mémoire.
Mais avant, quelle était son histoire ? Apolline avait été recueillie par un orphelinat où elle avait passé quelques mois. Fait étonnant, elle savait vaguement lire et écrire, et ne connaissait rien au monde dans lequel elle vivait. Mais tout cela allait avec sa mémoire.
Ses souvenirs d'avant. Sa mère, son père, son passé étaient plus que vagues dans son esprit. Elle ne s'en était jamais vraiment soucié, les médecins qui l'avaient examinée avaient parlé de mémoire sélective. Envolée la supposée enfance traumatisante.
Quand l'adolescente essayait de se remémorer même des détails, une douloureuse migraine se déclenchait, et elle abandonnait. Mais pas cette fois-ci, elle le savait, elle devait forcer les barrières.
Malgré sa concentration et son envie d'en finir, rien ne cédait, et elle ressortit affaiblie de cet étrange combat contre son propre esprit. Cependant elle était certaine d'une chose. Il fallait à tout prix qu'elle fuit cet endroit, le plus vite possible. Mais Apolline ne pouvait rien faire. Du moins pas pour l'instant.
Une main posée sur son front, elle fouilla la pièce des yeux. Elle cherchait la boîte d'aspirine qu'Alexeï leur avait donnée le premier jour. La jeune fille la trouva à côté d'Adrien.
- Tu peux me passer l'aspirine ?
Le garçon leva les yeux de son récit à contrecœur mais quand il surprit le visage grimaçant de son amie, il fronça les sourcils.
- Ça ne va pas ? demanda-t-il.
Nicolas se désintéressa lui aussi de son livre, et commenta :
- A lire des bouquins toute la journée, tu m'étonnes qu'elle ait mal à la tête. D'ailleurs, plus jamais je retouche à un livre après ça. Enfin, si on s'en sort.
Adrien l'ignora, saisit le flacon et le lança à l'adolescente.
Elle s'empara d'une bouteille d'eau à proximité et avala le médicament. Incapable de réfléchir, elle ferma les yeux et s'allongea.
Quelques heures plus tard, alors que le ciel se teintait d'orange, Alexeï ouvrit la porte. Pour une fois il ne souriait pas, à cause de la dispute.
- Passage à la douche. Qui est le premier ?
Son ton faussement joyeux dénonçait sa tristesse. Il était malheureux comme une pierre. Apolline se leva comme un ressort. L'opportunité qu'elle attendait se présentait, et au diable sa sécurité. Elle n'avait qu'à ne pas y penser, elle devait coûte que coûte sortir, s'enfuir. Car s' Ils venaient la chercher, ce serait la fin.
Ils ont besoin de moi, je ne vais pas mourir, se répéta Apolline, les jambes lourdes.
Le jeune homme regardait dans le vide. La main sur la poignée, la porte grande ouverte, la clef sur la serrure. L'adolescente passa l'entrée. Sans perdre une seconde elle poussa Alexeï dans la chambre, et referma à clé.
Le cœur de la jeune fille tambourinait dans sa poitrine, semblable aux coups portés sur le bois.
- Apolline, ouvre-moi ! Ne descends surtout pas, tu m'entends ! Ouvre et j'oublie cet incident !
Son ton était désespéré, mais la prisonnière avait déjà foncé vers l'escalier et le dévalait. Elle sauta des marches, l'adrénaline courait dans ses veines, et une excitation intense la parcourait.
Arrivée à l'étage du dessous, elle perdit quelques précieuses secondes pour faire une rapide inspection. Elle se trouvait dans l'entrée, à peine quelques mètres la séparaient de la porte principale.
Elle se précipita vers le seuil, le souffle court. Apolline tendit la main vers la poignée. Il lui manquait seulement quelques centimètres.
Au dessus, la porte cédait, et Alexeï fonçait vers le rez- de-chaussée.
Le bruit d'un pistolet qui se chargeait.
- Arrête-toi, ou tu vas amèrement le regretter.
La jeune fille ne se retourna pas, elle reconnaissait le timbre de voix de Nikolaï. Mais elle ignora l'ordre. La porte s'ouvrit. Le coup partit.
- Non !
Mais le cadet arrivait trop tard.
La prisonnière lâcha un cri, et sa jambe blessée se déroba. Le visage contre le sol, Apolline apercevait le ciel. Un coucher de soleil magnifique, des couleurs de tous les tons. Et cette rue, ces arbres, ce bitume. Tout semblait si beau à présent. Inaccessible. Sa main glissa sur le sol, les doigts tremblants. Non, elle ne pouvait pas abandonner, pas maintenant !
Malgré sa souffrance, l'adolescente se leva. Elle pouvait encore passer cette porte, s'échapper ! Elle aperçut au coin de la rue un passant, et l'espoir la fit avancer.
- Je t'assure que si tu ne reviens pas tout de suite, je monte les escaliers pour tuer ton frère et ton ami.
La jeune fille s'immobilisa, des tremblements parcoururent tout son corps. Avec un cri rageur, elle fit volte face pour rentrer dans la maison et claquer la porte.
Devant elle, Nikolaï sourit d'un air approbateur.
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