MYSTÈRES DU CHÂTEAU D'URGIS ( partie 3)
Ce qu'emportent les balayeurs lorsqu'ils s'en vont n'est pas clairement quantifiable : le plus souvent, il s'agit de menus objets, bibelots, cadres, livres (combien de mes volumes favoris de Gilles Berne m'ont-ils déjà volés ?), dont on ne remarque pas tout de suite la disparition. C'est seulement quelques heures ou quelques jours plus tard, quand vous aurez envie de revoir cette photo ou de relire ce roman, que vous vous en apercevrez. À ce moment-là, les aides-soignants, voyant que vous vous épuisez à la recherche du disparu, vous apporteront vos petits cachets avec un verre d'eau, et vous diront de vous calmer, ça ne sert à rien de se mettre dans des états pareils, c'est probablement vous qui l'avez perdu, on le retrouvera tôt ou tard. Sauf que ce n'est pas vous qui l'avez perdu, et qu'on ne le retrouvera jamais. Les balayeurs l'ont emporté dans ce grand réservoir d'absence d'où ils sortent, quelque part à l'intérieur des murs ou du plancher, et d'où aucune force au monde ne peut plus le ramener.
S'ils se contentaient d'emporter des objets, on pourrait encore s'en accommoder. Le problème, c'est qu'après chacune de leurs rapines, quelque chose disparaît également en vous. Là encore, vous ne vous rendrez d'abord compte de rien, puis quelque temps plus tard, lorsque vous voudrez vous souvenir du papier peint de votre chambre d'enfant, de la fin de votre roman préféré ou d'une bonne blague que vous racontait souvent votre meilleur ami, vous n'en serez plus capable.
Voilà pourquoi nous vivons dans l'angoisse au Château des Heures Comptées : votre mémoire n'y est plus qu'un filet vétuste dont les balayeurs s'acharnent à agrandir les mailles. René ne sait déjà plus où il habitait avant de venir ici. Ils n'ont pas d'autre but : nous déposséder, nous enlever tout ce que nous avons de plus précieux, dévider le fil de notre conscience, jusqu'à nous laisser à l'état de parfaits légumes. Ce sont les huissiers de nos souvenirs.
Peut-être ont-ils été des hommes, autrefois, avant de devenir nos démons personnels. Ils pénètrent les murs et les meubles avec l'aisance de spectres impalpables, et pourtant le jour où j'ai tenté d'en arrêter un dans ma chambre, j'ai senti sur mes poignets l'étreinte de ses doigts faméliques, et de ses deux bras décharnés il m'a soulevé de terre pour me jeter contre un mur comme un fétu de paille. Pendant un court instant, alors qu'il me tenait en l'air, j'ai vu de près son fantôme de visage : l'ourlet au niveau des lèvres, le petit fossé à la place du nez, les deux creux tapissés d'une membrane noirâtre sous l'arcade anguleuse. La peau grise, tendue sur les pommettes saillantes, s'étire sans une ride tout le long de leurs joues concaves et émaciées, ce qui rend leur âge difficile à évaluer. Bien que je sois moi-même à moitié bossu et atrocement fripé, je n'arrive pas à croire qu'ils puissent être plus jeunes que moi. Certes, leur peau affreusement lisse et leur force peu commune peuvent sembler les signes d'une certaine jouvence, mais l'apparence est trompeuse : il se dégage de leurs rondes sordides et de leurs gestes saccadés un étrange arôme de fané. Ce sont de véritables antiquités ambulantes. Ils ont bien plus de cent cinquante ans chacun, j'en mettrais ma main au feu.
Nous ne savons pas les raisons de leur présence au Château, ni pourquoi ils nous tourmentent ainsi. Ils ne semblent pas avoir d'existence en dehors de ces apparitions épisodiques au cours desquelles ils nous dépouillent. Peut-être n'existent-ils que parce que nous sommes là. Peut-être ont-ils besoin de vieillards à hanter, comme nous avons besoin de lits où dormir. À vrai dire, nous ne dormons plus beaucoup, ces temps-ci. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, nous vivons toujours dans l'appréhension de leur retour. Plus d'une fois je me suis éveillé en sursaut, après minuit, pour en trouver un penché sur mes draps, dans la pénombre. Sans doute était-il venu me voler les rêves de ma nuit.
Heureusement, face à eux, nous avons un défenseur. Immanquablement, ils se dispersent aussitôt qu'il entre dans la pièce. Dès qu'il les aperçoit, il se précipite sur eux, ses aboiements sauvages font voler en éclats leur silence morbide et contagieux, et en quelques secondes ils s'évaporent. Une fois qu'ils ont tous pris le large, il fait un dernier tour d'ensemble, vérifiant sous les meubles et derrière les armoires, s'assurant que les intrus ont bien déguerpi, puis il revient s'asseoir au centre, la tête haute, superbe, triomphant, prêt à se faire inonder de caresses en récompense.
C'est grâce à lui que j'ai fait ma dernière découverte, avant-hier, au cours d'une énième incursion dans l'aile ouest. J'avais fait l'effort de monter au premier étage, et Argus avait fait l'effort de m'attendre. Après avoir erré un peu au gré des couloirs mornes, nous sommes entrés dans ce qui devait vraisemblablement être l'ancienne bibliothèque comtale. Au milieu des hautes étagères vides oscillait un essaim de cinq balayeurs, absorbés par leur tâche. Ayant auprès de moi mon fidèle allié, je jubilais par anticipation, car les rares fois où je parviens à les faire fuir me vengent de toutes celles où, Argus absent, je me retrouve à leur merci. Comme ils ne nous avaient visiblement pas entendus arriver, nous les avons observés un moment. Puis, n'y tenant plus, j'ai frappé trois coups sur le parquet avec ma canne, signal convenu pour signifier le début des hostilités. Mon intrépide chasseur s'est alors rué sur l'ennemi en rugissant de tous ses poumons, avec un effet instantané. Quelques instants après, la place était déserte, et j'étais libre de l'investir tandis qu'Argus finissait son tour de garde.
J'ai toujours eu un faible pour les étagères à livres, même dépeuplées – sans doute l'ancien libraire en moi qui refait surface à la moindre occasion. En m'avançant vers l'une d'entre elles, j'ai senti mon pied buter contre une lamelle descellée du parquet, et bien manqué de m'effondrer. Quand on est vraiment vieux, la moindre chute peut vous réduire en miettes. Ayant retrouvé mon équilibre, je me suis orienté vers l'étagère qui m'intéressait, l'une des rares à contenir encore deux ou trois volumes. Les malheureux rescapés, hélas, étaient tellement rongés de moisissure que leurs pages formaient des blocs solides, si bien qu'il était pratiquement impossible de les décoller les unes des autres. Je m'escrimais à séparer celles qui le permettaient – l'une s'était à tel point diluée dans les taches d'humidité que le texte en était devenu illisible – quand j'ai entendu derrière moi un grattement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top